Nicholas Giguère manie une plume aussi percutante qu’hyperactive. Docteur ès lettres de l’Université de Sherbrooke, chargé de cours et écrivain, il s’est surtout fait connaître lors de la parution de Queues (2017). Mais les intimes du Crachoir de Flaubert se délectent de sa verve depuis un moment déjà, et il est actuellement résident d’honneur au sein de la revue : son projet consiste en une série de fragments autobiographiques, réminiscences colorées d’une adolescence (a)typique en Beauce.

Paru en 2015 aux Éditions Fond’tonne, Marques déposées : poèmes permettait déjà une incursion déroutante dans l’univers (poétique) du créateur. Le recueil offre un condensé de réincarnations pop; une poétisation des marques publicitaires. L’opuscule se présente alors comme une arène de choix pour que s’affrontent deux univers d’apparence antithétique : la poésie et la publicité. Or, s’agit-il bel et bien d’une lutte? Malgré l’idée reçue d’une exclusion mutuelle entre ces deux arts, la récupération ludique des slogans publicitaires ne date pas d’hier :

[blocktext align= »gauche »]de Charles Cros, Tristan Corbière, Jules Laforgue, de la bohème montmartroise, Mac Nab, Germain Nouveau, Jean Richepin à Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Léon-Paul Fargue, Michel Leiris,  Jean Tardieu ou Raymond Queneau et l’Oulipo, tout un courant de la poésie […] s’engage dans la récupération parodique des formes de la réclame (Guellec, 2015 : En ligne).[/blocktext]

Si l’on suit Guellec (2015), ce sont à la fois le rythme, la charge symbolique ou le contenu fantasmatique ainsi que les audaces iconographiques de la publicité qui en font une muse intarissable. Séduisants, ces slogans! Mais outre les jeux poétiques qu’ils suscitent, ils peuvent servir de catalyseur de la conscience critique : leur subversion permet le plus souvent, dans les collages des avant-gardes, une dénonciation morale ou idéologique (Guellec, 2015).

Bien plus qu’un pied de nez irrévérencieux aux conventions littéraires, Marques déposées : poèmes offre une démocratisation de la poésie – rendue presque aussi accessible qu’un carnet de couponing. Ainsi, au-delà du ludisme auctorial, l’ouvrage admettrait une lecture engageante, le lecteur étant convié à porter un regard critique sur le partage du capital – symbolique, suivant la conception bourdieusienne du champ; économique, en regard de l’hypocrisie sociale reconduite par les médias de masse. La présente analyse propose de mettre en lumière l’engagement latent du recueil, caché derrière une ironie ostentatoire. S’il est indéniable que Queues contribue au rayonnement de la littérature LGBT+, Marques déposées mérite aussi les « 15 minutes of fame » prophétisées par Warhol[1].

Préambule : du trash au livre-objet

On l’a dit, Marques déposées n’a rien d’un recueil classique de poésie. L’auteur mobilise deux esthétiques subversives : le Pop Art, petit frère de la mouvance trash (Warner, 2014); et la symbiose entre le texte et son support, ce qui le rapproche du livre-objet. La combinaison explosive de ces deux procédés atypiques distancie l’ouvrage des voies littéraires traditionnelles et provoque une remise en question de leur sacro-sainte hiérarchie.

Dans une étude récente, Simon Warner présente Warhol comme un emblème de l’esthétique trash (Warner, 2014 : en ligne). La mouvance se réapproprie des objets quotidiens pour en détourner le sens. De cette origine vient l’idée que le trash est un éloge de la banalité, de la laideur ordinaire. C’est donc au grand dam des puristes que ce culte du trivial a ébranlé de manière irréversible « les dogmes vieux de plusieurs millénaires de sagesse acquise quant à la nature, la production et la fonction de l’art. » (Warner, 2014 : en ligne) Ainsi, Andy Warhol et ses successeurs ont hissé le bas, l’illégitime, au sommet, et vice-versa. Par homologie, on peut même dégager du trash un engagement politique en faveur des basses franges de la société. Cette entreprise recoupe celle de Marques déposées en plusieurs points.

Véritable Warhol des temps modernes, Giguère s’est approprié la culture jetable pour y réinjecter de l’art. Empruntant leur forme aux circulaires d’épicerie, son recueil se trouve à mi-chemin entre le livre classique et le pur objet de consommation, ce qui le rapproche du livre-objet. Dans ce type d’ouvrages, « l’artiste célèbre, parodie, conteste ou détruit la forme habituelle du livre afin de réinterpréter son rôle, voire d’en produire un contre-emploi. » (BAnQ : en ligne) Pour Sophie Drouin, le livre-objet s’affiche « comme une forme d’expression à la fois conceptuelle et (anti)-poétique, participant ainsi d’une esthétique de la transgression et de la provocation. » (Drouin, 2012 : 105) Justement, la présentation matérielle de Marques déposées se veut provocatrice. En entrevue, Giguère raconte que les deux premières maquettes lui ont paru « trop sages » (Boivin, 2017). Bref, le graphisme anticonformiste est lui-même générateur de sens, magnifiant la dialectique entre le support et le texte.

Facture globale : publicité trompeuse

Au premier coup d’œil, le recueil de Giguère répond aux codes classiques de l’édition poétique : l’opuscule mesure 12 x 19 cm et sa couverture grise indique une sobriété parfaite(ment plate). Mais à l’intérieur! Les couleurs criardes, le graphisme éclaté, les images prépondérantes inspirées du Pop Art, les apparences de coupons d’épicerie, la typographie de taille inégale et l’orientation aléatoire de la mise en page : tout contraste avec la frugalité annoncée. Pour Giguère, la couverture, véritable trompe-l’œil (Boivin, 2017), s’inscrit dans un esprit ludique. On peut en dire autant de la fausse dédicace : « À LA FILLE / QUE J’AI VU / FRENCHER / UNE AUTRE FILLE / AU TUYAU D’EXHAUST » (p. 7) (voir l’annexe I). On peut noter que l’agencement des couleurs n’a rien d’harmonieux. Le « mauvais goût » (Boivin, 2017) est ici glorifié, conformément à l’esthétique trash. On remarque que l’image est en aplat, à l’instar du Pop Art. Également, l’auteur recourt au vers libre, utilise un langage populaire, et insère les anglicismes sans italiques ni guillemets. Ce rapport décomplexé à la langue vient désacraliser la poésie. Enfin, puisque la dédicace trash succède à une présentation classique, le contraste renforce l’impression d’une confrontation entre la culture de masse et le canon littéraire. Le lecteur bascule pour de bon dans un univers déjanté où les valeurs sont inversées. Cette impression se précise à la lecture des soixante-quatre poèmes contenus dans le recueil, dénaturant chacun une marque déposée. Il est intéressant de noter le paradoxe inhérent à l’intitulé : déposer une marque, c’est l’officialiser. Or, l’ouvrage de Giguère déroge aux voies officielles ou consacrées pour s’inscrire dans une entreprise éditoriale underground, non reconnue. Par ailleurs, le livre n’est paginé que sporadiquement, et les rares numéros de pages se fondent dans le graphisme en s’apparentant souvent à des étiquettes de prix. Cette particularité éloigne Marques déposées du livre classique pour le rapprocher de l’objet commercial. Et celui qui se procure le recueil le reçoit… enveloppé d’une circulaire commerciale et noué par une ficelle de boucher! L’objet-livre brouille les frontières entre la consommation culturelle et la consommation alimentaire, celle d’un morceau de viande… crue.

Échantillon gratuit : zoom sur cinq poèmes

Zoom in sur le feuillet central. Un homme nu est étendu sur une peau d’ours : rictus maladroit, yeux plissés derrière des lunettes carrées, calvitie avancée, corps quelconque, pilosité éparse… (voir l’annexe II). L’apparence banale du quidam représenté contraste avec la beauté surréelle typique d’un centerfold de revue. Le texte indique : « PAS UN SEUL JOUR À ME DEMANDER / SI JE FINIRAI COMME POSTER CENTRAL / DANS UNE ÉDITION DE PLAYBOY. » (p. 35) Ici, l’auteur ironise quant à la facticité des photos (retouchées) qui ornent les pages centrales des périodiques à la mode. Puisque ces espaces médians sont extrêmement convoités, cela revient à élire le mensonge comme valeur centrale, à l’instar de la position concrète qu’occupe ce type d’affiche. En entrevue, Giguère confie que c’est un désir légitime de se demander ce qui se passerait si l’on vivait dans un monde moins axé sur la perfection (Boivin, 2017). Monsieur et madame Tout-le-Monde auraient la chance de se retrouver dans les pages les plus en vue des magazines, à l’instar de l’homme représenté. Toutefois, puisque les feuillets centraux répondent au principe de l’exception (l’attraction quasi mystique que suscite un sex-symbol, dans le cas des revues érotiques), ils perdraient toute valeur si cette condition sine qua non devenait caduque. On constate qu’un rapport homologique est possible entre la compétitivité inhérente au culte de la beauté et les luttes pour le capital symbolique dans le champ littéraire. Pour Bourdieu, ledit capital recouvre

un ensemble varié de ressources d’autant plus puissamment recherchées, et dont la conservation est d’autant plus âprement défendue — en régime de rareté générale et d’inégale répartition —, qu’elles prennent leur valeur dans et par la compétition dont elles font l’objet. (Durand : en ligne. Je souligne.)

L’avantage d’utiliser des référents culturels préexistants, le centerfold d’une revue Playboy dans ce cas, réside dans le fait que le lecteur les connait déjà. L’objet en question « exemplifie donc, simplement, le propos en pointant clairement des voies de reconduction et de maintien de l’oppression » (Bergeron, 2011 : en ligne), soit la culture de masse proposant une vision déformante et élitiste de la beauté et de la sexualité. Pour l’auteur, rompre la dynamique générée par les magazines Playboy concourrait à créer une société plus égalitaire, pour les femmes notamment (Boivin, 2017). Il est alors tentant d’entrevoir une certaine portée féministe du poème humoristique de Giguère.

Mais la faible rumeur féministe qui perçait dans le feuillet central trouve des échos dans un autre poème. Giguère y ouvre une brèche dans l’univers gracieux des contes de fées. Un tronc de femme porte une tasse en lieu et place de visage (voir l’annexe III). La voix poétique révèle : « LA BELLE AU BOIS DORMANT / N’A PAS ÉTÉ RÉVEILLÉE / PAR SON PRINCE CHARMANT / ELLE A BU UNE TASSE DE FOLGERS » (p. 65). En entrevue, l’auteur affirme que la plupart de ses poèmes-slogans arrivent sans trop de réflexion préalable. Le cas de Folger’s (parmi d’autres) recèle toutefois une critique du système patriarcal. Giguère déclare que le baiser posé sur les lèvres de la Belle au bois dormant provient de la version « expurgée » (Boivin, 2017) du conte. À l’origine, « c’était plus qu’un baiser, plus ou moins il la violait […] Donc c’est un peu aussi une référence à ça, en voulant dire : “Ben, elle n’a pas besoin de l’homme pour se réveiller, là. Elle prend une tasse de café pis c’est ben correct” » (Boivin, 2017). Il s’agit donc de rompre le mythe de la chétive princesse, objet inerte voué à attendre la venue du personnage masculin, quant à lui muni d’un pouvoir d’action libérateur. L’agentivité (agency) consiste en la capacité d’agir sur le monde, de sorte que l’« agentivité sexuelle fait référence à l’idée de “contrôle” de sa propre sexualité, c’est-à-dire à la capacité de prendre en charge son propre corps et sa sexualité » (Lang, 2011 : [s.p.]). En induisant des schèmes relationnels, les contes classiques pour enfants risquent d’assujettir les jeunes filles à la domination patriarcale. En revanche, en introduisant un élément du quotidien banal dans un tel récit, le poète crée une rupture dans l’horizon d’attente et éveille la conscience critique du lecteur, plus à même de percevoir certaines voies de reconduction de l’oppression des femmes.

Et si certaines pages peuvent certes être appréhendées comme des délires, elles sont aussi susceptibles d’offrir une critique acerbe des mœurs. Dans un essai intitulé Le rire. Essai sur la signification du comique (1900), Henri Bergson théorise les procédés humoristiques. Entre autres, l’effet boule de neige survient quand un événement mineur aboutit à une catastrophe inattendue. En littérature, la gradation représente un procédé analogue. On en trouve maints exemples chez Giguère, dont celui-ci :

JE SUIS CHARMÉ PAR UNE QUEUE DE SERPENT
HYPNOTISÉ AUSSI PAR
LES PANCARTES DE 7-UP
TELLEMENT QUE J’EN VIENS PARFOIS À CONFONDRE
PEPSI ET COKE
LE POULET PRESSÉ ET LE FILET MIGNON
MA MÈRE ET LA TIENNE
LA LITTÉRATURE ET L’EAU DES CUVETTES (p. 40).

D’entrée de jeu, l’image du charmeur de serpent est convoquée. Mais cette allusion est travestie, à l’instar du ludisme généralisé dans Marques déposées. C’est habituellement le serpent qui est envoûté par les sons du punji de son maître. Ici, c’est l’énonciateur qui se dit « charmé » par la « queue de serpent ». Par ailleurs, on réfère à la queue du reptile plutôt qu’à sa tête, ce qui amplifie le renversement. Quant aux second et quatrième vers, ils induisent un suspense. Le lecteur devrait s’attendre à retrouver, au troisième vers, un élément d’une symbolique forte, apte à hypnotiser. Or, il se bute aux « pancartes de 7-UP ». Plus encore, le vers suivant annonce une gradation (« tellement que »), mais ledit crescendo avorte lorsque l’énonciateur avoue confondre « Pepsi et Coke », deux éléments de même valeur sémantique que la boisson gazeuse susmentionnée (7-UP). Mais c’est alors que débute l’effet boule de neige, car la banalité, réitérée par les trois marques de soda, laisse place à des oppositions bien plus sérieuses. L’ordre de l’énumération suppose que la littérature revêt une importance supérieure à la figure maternelle, ce qui crée une chute inattendue. Une telle inversion des valeurs cadre parfaitement avec l’esthétique trash : la position des éléments énumérés sous-entend une valorisation de l’illégitime. Pire, « l’eau des cuvettes » occupe une place de choix, soit la fin de la gradation. Par ailleurs, il est intéressant de noter une correspondance entre les procédés graphiques et textuels. Ce poème utilise l’aplat thématique, puisqu’il ramène sur un même plan des éléments de valeurs inégales. De manière analogue, le Pop Art utilise l’aplat graphique. Ainsi, le fond et la forme se répondent, ce qui magnifie la portée critique du texte. Le segment rappelle l’omniprésence de la culture de masse, qui s’immisce pernicieusement dans nos vies pour nous rendre complètement dociles, à la manière du serpent dansant. D’un autre côté, le poème soulève à nouveau la question de la distribution du capital symbolique : une frange de la littérature est valorisée, tandis que la paralittérature est bonne pour les égouts. Une fois de plus, Giguère caricature cette distinction, qu’il juge désuète[2].

Zoom out sur l’humour. L’esthétique trash comporte aussi une facette plus sombre, que le poète exploite dans certains poèmes. L’un d’eux thématise la farine. La minoterie Five Roses et ses néons emblématiques ont inspiré à l’auteur une poésie de l’envers du décor. La page s’apparente au sac de farine connu : les deux tiers supérieurs sont blancs, et le tiers inférieur est rouge. Mais la photo habituelle est remplacée par une iconographie subversive : un enfant qui s’essuie le nez du revers de la main et qui semble avoir pris de la cocaïne (voir l’annexe IV). L’impression est corroborée par le texte :

DANS L’AUTOBUS QUI ME RAMÈNE À SHERBROOKE
JE CONTEMPLE LES LUMIÈRES DE MONTRÉAL
ET SONGE À DES COUPLES HEUREUX
À CE QUI SE CACHE DERRIÈRE LEURS PORTES CLOSES
À LEURS ENFANTS QUI SE FONT DES LIGNES
DE FARINE FIVE ROSES
PARCE QU’ILS N’ONT PLUS DE COKE (p. 61).

Rupture. Soudain, la dureté du réel se substitue à l’humour décapant. En entrevue, le poète déclare que les derniers textes « viennent un peu contrebalancer le côté humoristique très irrévérencieux du recueil » (Boivin, 2017). Et ce renversement est visible à même la strophe ci-dessus. Les trois premiers vers mobilisent un champ lexical de la rêverie, connotée positivement. Puis, le quatrième vers opère une scission : l’idée de vérité cachée annonce une réalité plus sombre. Les enfants des « couples heureux » susmentionnés seraient cocaïnomanes. La parfaite symétrie du poème (trois vers positifs, un vers transitoire et trois vers négatifs) illustre l’endroit et l’envers du décor, les apparences trompeuses. Cette dénonciation du culte des apparences complète le centerfold abordé plus tôt. L’alliance du texte avec son support permet au lecteur une double prise de conscience : instantanée, grâce à la formule publicitaire; durable, grâce à la translation opérée entre le référent connu et la nouvelle vérité proposée. Ainsi, l’arrimage entre fond et forme permet « une plus-value de sens – et non pas un deuxième sens. » (Bergeron, 2013 : 78) Et même si les poèmes plus sérieux tranchent avec le reste du recueil, l’auteur considère que les registres comique et dramatique peuvent tous deux véhiculer un discours critique. C’est dans ce contexte que Giguère dit : « L’humour, c’est quelque chose que je prends toujours très au sérieux. » (Boivin, 2017)

Pour finir, la clausule de Marques déposées résume le projet du recueil :

SUR UN PANNEAU-RÉCLAME
UNE GARANTIE DE FRIGIDAIRE
UN HOMME-SANDWICH
UNE LISTE D’ÉPICERIE
UN CARNET DE COUPONS RABAIS
LA POÉSIE
EXISTE
ENCORE
PARFOIS
PEUT-ÊTRE MÊME UN PEU PARTOUT (p. 68).

Une fois de plus, la strophe est bâtie selon une certaine symétrie. Les quatre premiers vers consistent en une énumération de lieux impromptus pour retrouver de la poésie. Quant à eux, les deux vers centraux réunifient le banal et le littéraire, offrant une clef d’interprétation pour le recueil. Plus encore, ils résument le pari graphique de l’opuscule, soit de présenter la poésie sous la forme d’un carnet de coupons. Puis, le second segment de la strophe précipite trois vers très courts débouchant sur une finale plus expansive. La concision des vers six à neuf crée une descente abyssale vers la proposition finale, permettant d’insister sur celle-ci. Et la tension entre l’assertion et le doute crée une fin ouverte, invitant le lecteur à se questionner à son tour sur les enjeux et les lieux de la poésie. Où est-elle? À quoi rime-t-elle?

***

Dans un constant aller-retour entre les cultures jetable et symbolique, le recueil Marques déposées de Nicholas Giguère brouille habilement les frontières entre deux pôles qui se repoussent le plus souvent : la culture hégémonique et son parent pauvre, la culture de masse. On l’a dit, les poètes du dix-neuvième siècle puisaient déjà leur inspiration dans cette source féconde qu’est la publicité. Par ludisme ou par esprit de contestation, les créateurs ont (eu) raison de subvertir les icônes du quotidien banal : le processus brille par sa simplicité (le collage) et par la prise de conscience efficace qu’il provoque. L’éveil s’opère en deux temps : de façon instantanée, grâce aux référents connus; puis de manière latente, car le lecteur est quotidiennement bombardé de publicités analogues, stimuli sur lesquels il devrait désormais porter un regard critique (changement durable).

Au final, Giguère touche à l’idéal ranciérien, le partage du sensible. Pour Jacques Rancière, l’esthétique doit tenir compte de la vie de tous les jours : le véritable artiste arrive à prendre le quotidien banal, et à le montrer d’une manière qui va changer nos perspectives du découpage des règles, redéfinir les places dans la hiérarchie du sensible (Rancière, 2000). En cela, la poésie éclatée de Giguère se rapproche de l’engagement littéraire – veine que l’auteur exploite de façon certes plus manifeste dans Queues (2017). En relisant la présentation biobibliographique du poète, sur le rabat de couverture d’Analphabête love (2006), mes intuitions se confirment quant à la filiation esthétique (même inconsciente) avec Rancière : « Nicholas Giguère considère ce genre littéraire [la poésie] comme plusieurs portes ouvertes sur le possible, comme une manière autre de dire et d’appréhender le réel. » Et c’est précisément dans l’ouverture qu’excelle l’auteur : ouverture entendue au sens d’un décloisonnement (pensons à Marques déposées), mais aussi au sens d’inclusion sociale et, surtout, d’authenticité (valeur qui traverse toute son œuvre). Mycroft Mixeudeim à sa façon, Giguère n’a pas fini d’enfoncer de très lourdes portes, d’un coup de plume chaque fois revigoré.

 

Annexe I
Dédicace subversive
 

Source : GIGUÈRE, Nicholas. Marques déposées : poèmes, Coll. « 20 oz », Sherbrooke, Éditions Fond’tonne, 2015, p. 6.

 

Annexe II
Feuillet central

Source : GIGUÈRE, Nicholas. Marques déposées : poèmes, Coll. « 20 oz », Sherbrooke, Éditions Fond’tonne, 2015, p. 34-35.

 

Annexe III
Revisiter un conte pour enfants

 

Source : GIGUÈRE, Nicholas. Marques déposées : poèmes, Coll. « 20 oz », Sherbrooke, Éditions Fond’tonne, 2015, p. 64.

 

 

Annexe IV
La farine, vue autrement

Source : GIGUÈRE, Nicholas. Marques déposées : poèmes, Coll. « 20 oz », Sherbrooke, Éditions Fond’tonne, 2015, p. 61.

 

Bibliographie

BERGERON, Marie-Andrée. « De Québécoises deboutte! à Jesuisfeministe.com : croisements politiques et éditoriaux dans la presse des féministes radicales au Québec », Mémoires du livre/Studies in Book Culture, [En ligne], vol. 3, no 1, automne 2011, [s. p.], https://www.erudit.org/revue/memoires/2011/v3/n1/1007571ar.html?vue=integral (Page consultée le 17 février 2017).

BERGERON, Marie-Andrée. « NOUS AVONS VOULU PARLER DE NOUS » Le discours éditorial des féministes québécoises (1972-1987) dans Québécoises deboutte!, Les têtes de pioche et La Vie en rose, Thèse (Ph. D.), Université Laval, 2013, 295 p.

BERGSON, Henri.  Le rire. Essai sur la signification du comique, Coll. « Les classiques des sciences sociales », Chicoutimi, Bertrand Gibier (éditeur bénévole), (1re édition : 1900) 2002, 87 p.

BOIVIN, Karol’Ann. Entrevue avec Nicholas Giguère, Université de Sherbrooke,Sherbrooke, 12 juin 2017, Entrevue (128 min).

Bibliothèque et Archives nationales Québec (BAnQ). « Collection patrimoniale de livres d’artistes et d’ouvrages de bibliophilie », BAnQ.Collections, [En ligne], [s.d.], http://www.banq.qc.ca/collections/collections_patrimoniales/collections_speciales/livres_artistes_ouvrage_bibliophilie/ (Page consultée le 5 juin 2017).

DROUIN, Sophie. Esthétique du livre de poésie et contre-culture au Québec : les Éditions de    l’Œuf et le livre-objet, Mémoire (M. A.), Université de Sherbrooke, 2012, 169 p.

DURAND, Pascal. « Capital symbolique », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, [En ligne], [s.d.], http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/39-capital-symbolique (Page consultée le 14 juin 2017).

GUELLEC, Laurence. « Les poètes et la publicité », Fabula. La recherche en littérature, [En ligne], 6 avril 2015, https://www.fabula.org/actualites/les-poetes-et-la-publicite_67986.php (Page consultée le 15 janvier 2017).

LANG, Marie-Ève. « L’“agentivité sexuelle” des adolescentes et des jeunes femmes : une définition », Recherches féministes, vol. 24, no 2, 2011, p. 189-209.

RANCIÈRE, Jacques. Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000, 74 p.

WARNER, Simon. « La Banalité de la dégradation : Andy Warhol, le Velvet Underground et l’esthétique trash », Volume!, [En ligne], 15 juin 2014, http://volume.revues.org.ezproxy.usherbrooke.ca/3012#quotation (Page consultée le 5 juin 2017).

Notes

[1] D’ailleurs, l’un des poèmes de Marques déposées réfère directement à cette phrase culte : « Comme Andy Warhol / Je veux vivre mes / 15 minutes of (f)(sh)ame » (p. 24).

[2] L’auteur n’a pas commenté ce poème durant l’entrevue. Toutefois, il a réitéré maintes fois abhorrer l’hypocrisie qui a cours dans le milieu littéraire, à savoir que les acteurs du champ renient la culture populaire, même s’ils sont formés par elle au moins autant que par les œuvres légitimées.