Papa tremble quand il s’assoit à la table de mon appartement. Il tient un petit paquet entre ses paumes. Quand il le pousse vers moi, je vois que la sueur de ses mains a ramolli le carton. Joyeux anniversaire, il me dit, la voix si basse que je l’entends à peine. Dans la boîte, un gâteau au chocolat minuscule. Papa et moi oublions un moment mes vingt-cinq ans. Je sais ce dont il veut me parler. Je le vois dans ses membres agités. À chacun de mes anniversaires, j’y repense aussi. Je mets de côté le petit gâteau et sers du café qu’on ne boira pas.
Pendant les quatre premières années de mon existence, je m’arrachais les cheveux et les mangeais, un à un. Je m’assoyais dans le coin du salon, loin des jouets auxquels je ne touchais jamais, et j’arrachais tout. Toute la journée, je glissais les doigts sur mon crâne et laissais tomber sur moi les cris de maman. Papa, les mains autour de la tasse de café refroidie, me parle des réprimandes. Il me dit ne pas avoir su quoi faire toutes ces années. Alors il me disputait. Quatre ans, pas un cheveu.
Je ne parlais pas, me rappelle mon père. Mais je n’étais pas muette : chez ma grand-mère, je racontais des histoires d’oiseaux et d’écureuils, j’inventais des personnages de contes de fées, j’étais l’héroïne qui délivrait le prince. Je riais et courais. Il arrivait même qu’on voie poindre quelques cheveux sur ma tête lorsque je passais beaucoup de temps chez elle. Quand grand-maman cuisinait avec moi, me lisait des histoires, me laissait grimper aux arbres, j’oubliais de les arracher. Grand-maman ne posait pas de questions. C’est à la maison que je ne parlais pas. Comme aujourd’hui quand je me retrouve face à papa, ou à maman qui se berce au milieu d’une dizaine de femmes.
Il y avait de ces journées où je me cachais dans ma chambre. Dans le placard ou sous le lit. Je prenais avec moi la peluche de Winnie l’ourson et je hurlais quand papa entrait, s’assoyait au sol et tendait sa main vers moi. Sors de là, Sarah, ça va s’arranger. Si je hurlais plus fort, papa se décourageait. Il quittait parfois la chambre en claquant la porte. Se culpabilisait ensuite. Je ne voulais pas retourner au salon, voir maman venir vers moi, m’embrasser, puis me repousser. Elle ne savait que faire de cette douleur qui la prenait au ventre quand elle s’approchait. C’est papa qui le dit. Même avec le recul, je ne comprends pas pourquoi il peut être si déchirant d’aimer sa fille.
Papa se souvient de l’anniversaire de mes quatre ans. Moi aussi. C’est à celui-là que je repense chaque 22 janvier. C’était une belle journée. J’étais de bonne humeur, maman aussi. Elle avait passé la matinée à cuisiner pour moi un gâteau au chocolat, je l’avais aidée à le décorer. J’y avais collé plein de petits bonbons colorés. Nous avions ri quand j’en avais échappé sur le comptoir. Papa était soulagé de nous voir, toutes les deux, du crémage au chocolat sur les mains et autour de la bouche. Le gâteau a été déposé devant moi après le dîner. Les adultes m’ont chanté Joyeux anniversaire et je souriais. En soufflant les bougies, j’ai fermé fort les yeux. Maman a demandé quel était mon souhait. Que tu ne cries plus jamais, j’ai osé dire de ma petite voix, pensant bien faire. Je voulais simplement que maman soit toujours comme ce matin-là. Son visage s’est crispé. Elle m’a toisée une minute, a semblé attendre que j’avoue ma faute et présente mes excuses. Je ne comprenais pas. Alors elle a hurlé, lancé le gâteau sur le sol. J’ai repris ma place au coin du salon, entre le canapé et la télévision, et me suis tue. Maman s’est enfermée dans la salle de bain, a refusé d’ouvrir la porte, menaçé. Les rasoirs, le rideau de douche, les comprimés de la pharmacie. Papa était calme, chuchotait de l’autre côté de la porte. C’est correct, Jacinthe, sors de là. Fais pas de conneries. Elle a menacé plus fort, alors il s’est fâché, a appelé la police. Venez la chercher, elle va finir par se tuer. Ils sont venus, ont défoncé la porte de la salle de bain. Maman se débattait en hurlant C’est une machination, je n’ai rien fait. Tout ce temps, je n’ai pas bougé du salon.
Quand les médecins ont voulu la faire sortir quelques mois plus tard, calmée, papa a refusé de la ramener à la maison. Mes cheveux commençaient tout juste à repousser, ma bouche à s’ouvrir, même si sur mon crâne s’observaient encore les marques de mes petits ongles à la recherche d’une nouvelle racine. Les marques sont toujours visibles aujourd’hui. Maman est allée plutôt chez sa mère, quelques jours à peine, le temps de recommencer à se taillader les avant-bras et la peau du ventre en hurlant. Une fois, raconte papa, les deux mains sur la tasse de café comme pour en empêcher le tremblement, maman s’est pointée à la maison. C’était plusieurs années plus tard. Je m’en souviens. Maman a cogné trois coups à la porte. On était assis à la table, lui et moi. On n’a pas ouvert. On a eu peur que la petite fille qui s’arrachait les cheveux revienne en même temps qu’elle. Voyant qu’on ne répondait pas, maman a cogné plus fort, s’est mise à menacer. Par la fenêtre de la porte, on voyait en flou la peau de ses jointures se fendre au contact du carreau. J’ai eu peur que la vitre se casse. Papa s’est levé, a verrouillé, puis appelé la police. Je ne savais pas si j’étais soulagée.
Jacinthe n’est pas une mauvaise personne, papa précise. Sa tête est si basse et ses yeux si tristes que je tends ma main vers la sienne. Nos doigts entrelacés tremblent. Quand mon père a connu ma mère, ils sortaient tous deux de l’adolescence. Maman était une jeune femme rieuse, extravertie. Il arrivait à mon père d’être embarrassé quand ils sortaient. La voix de Jacinthe était plus stridente que celle de tout le monde, son petit corps semblait occuper plus d’espace que nécessaire. Elle posait sa main sur sa bouche en riant lorsqu’il le lui faisait remarquer. Elle déplaçait de l’air, papa me dit, sourire en coin. Il ignore ce qui s’est passé pour qu’un jour, il la trouve couchée au fond du bain, recouverte par le rideau de douche fleuri, la tringle déboîtée reposant sur le sol. Ma naissance, il croit. C’est à partir de ce jour qu’elle a commencé à hurler.
Dehors, le ciel a pris des teintes rosées. Papa pousse sa tasse encore pleine et se lève, replace sa chemise. Je le sens gêné. Je suis content d’en avoir parlé. Je me lève aussi, m’avance. Nous n’avions jamais eu cette discussion lui et moi. Je n’avais jamais parlé des cheveux entre mes doigts, de maman qui cherchait toujours un nouveau moyen de s’enlever la vie, de cette femme maintenant et pour toujours enfermée à l’hôpital, de lui, papa, qui autrefois prenait sa tête entre ses mains, impuissant. Il pose sa grosse paume sur mes cheveux clairsemés et un baiser sur mon front. Je dis Moi aussi, je suis heureuse et je le vois, mon père, le sourire éclairant son vieux visage. Je remarque ses épaules tirées vers le bas, comme soulagées d’un douloureux poids.
Je le raccompagne et, une fois seule, je m’assois à la table, ferme les yeux. Le gâteau au chocolat est léger sur ma langue.