Dans ma tasse, le reflet brun de mon visage. Il va peut-être pleuvoir, je l’espère et j’attends. J’ai besoin que tu me remarques, même à travers le flot des mains, des fourchettes, bouches, les algues de l’aquarium, vers la droite. Comment t’expliquer que d’ici tu ressembles à une sirène, que j’ai plongé dans l’eau bien avant que tu ne chantes pour moi? Est-ce que je pourrai même te dire comme j’aime la manière dont tes lèvres frémissent avant que tu n’approches le vin de ta bouche?
Ma voisine de table serre le bras de son interlocuteur. Elle a deux grains de beauté sur la main gauche et l’homme semble content de son geste. Pour eux, l’intimité physique est normale, entre deux bouchées, un sourire, un morceau de poivre dans les dents. C’est comique, on s’aime et l’orage s’est rapproché. Un groupe bruyant au fond de la salle, des gens qui se grimpent les uns sur les autres avec des verbes et des rires. Qui pourra régner sur le groupe et raconter sa fin de semaine en premier, je n’en suis pas certain. En biais, un homme seul, il sourit au serveur, quelle est cette connivence? Ils se connaissent, oui, c’est évident. Quelles paroles sucrées verse-t-il dans l’oreille de cet homme attentif? Partout des téléphones vibrent, des sourires hésitent. Des regards se détournent, accrochent ceux des tables voisines. Des ponts sont formés et brisés à chaque seconde, pour bien éprouver les choses. Les yeux sont humides comme l’air chaud chargé de faire voyager méfiance et abandon, les sentiments qui électrifient l’entrejambe, les gestes parlants.
Je crois deviner un pli sur ton front, une ligne d’arrêt, comment la traverser, sauter jusque dans tes yeux? Et briser la vitre de l’aquarium, libérer l’eau suspendue dans l’orage, trouver des mots pour inventer une île, une plage, du sable pour s’asseoir et regarder la tempête. La pluie commence à chanter et les mains ralentissent, certaines expressions se sont figées avec étonnement devant de nouveaux problèmes à régler, on n’a pas apporté de parapluie. Ton visage ne s’est pas crispé comme celui de l’homme de la table en biais. Tu connaissais l’orage avant qu’il ne se présente aux autres. Tu t’es lassée des allées et venues des clients et du personnel, le restaurant est bondé et pourtant si calme. Plusieurs serveurs sont maintenant assis au bar ou en train de fumer sous un parasol. Ils s’amusent et de loin je peux lire leurs boutades sur leurs corps décontractés, attentifs et rieurs. Le groupe du fond prend sa nourriture en photo, moment presque solennel où chacun retient sa respiration, ce qui me permet d’entendre la pluie, de trouver le silence entre les gouttes, celui qui annonce le grondement du ciel.
Je crains que tu te lèves, déjà tu payes ton addition, que tu ailles te poster sous un parasol en attendant que l’un des garçons te prenne par la taille, t’éloigne de moi. Comment pourrais-tu deviner ma présence alors que les serveurs m’ont oublié, que la femme à ma droite ne voit que l’homme en face d’elle, alors que le groupe reprend ses échanges cacophoniques? De toute façon, que verrais-tu à travers l’aquarium? Un monstre marin, une vieille épave sans secrets, sans trésors à partager. Oui, c’est ça. Allons, lève-toi mon vieux, arrête ce manège, va marcher dehors, retourne chez toi.
Mais le voilà, un petit signe, à peine un hochement de tête, une lueur au fond de l’œil, ton menton pointe légèrement vers le plafond. Nous n’avons pas besoin de plages, de ponts, nous savons nager, nous savons fumer sous l’eau, oui bien sûr, je vais te rejoindre sous le parasol, pas celui près de l’entrée occupé par les garçons, l’autre au bout de la terrasse. Tu m’as vu. Moi et mon paquet de cigarettes, au milieu des algues et des bouches. Tu préfères mon silence aux déhanchements des serveurs et je te rejoins en marchant tout droit. Je t’en prie ne dis rien, laisse l’orage parler pour nous.