Ce texte a reçu le troisième prix du concours de création littéraire « Transmission », organisé par le Salon des littératures de Québec en collaboration avec Le Crachoir de Flaubert. Le dévoilement des gagnants a eu lieu le 24 mars 2017.
Tu as tout jeté. Tes bracelets, les rideaux de ta chambre, tes albums photo.
Mes chaussons de ballet.
Tu les as trouvés sous ton lit, la nuit dernière. Tu les avais mis en sécurité, quelques jours plus tôt. Tu ne t’en souvenais plus.
***
Tes journées, tu les occupes comme tu peux. Quand tu ne sais plus quoi faire de tes mains, tu choisis un meuble, n’importe lequel, et puises dans ses tiroirs. Tu ne prends jamais plus d’un objet à la fois. Tu fouilles jusqu’à trouver le bon, celui qui fera remonter un souvenir à la surface. Une cuillère argentée pour mon deuxième anniversaire, lorsque j’avais refusé de manger du gâteau avec mes mains. Un ours en peluche, déterré du coffre à jouets au sous-sol, pour te rappeler ma première nuit dans une chambre de grande. Une barrette en or pour mon dernier spectacle de ballet.
Parfois, tu te rends jusqu’à ma chambre.
Tu fouilles les tiroirs de ma commode, ceux que je n’ai pas vidés en quittant la maison. Tu y as trouvé un vieux pinceau échevelé et quelques reliques de mes collections : une gomme à effacer en forme de tulipe, un bout de bois flotté, un éclat de verre, une pierre polie par le sable.
Tous les objets trouvent ensuite une place dans la haie d’honneur que tu construis, depuis plusieurs mois, dans le corridor qui mène à ta chambre. Tu as planté des clous dans le mur, à la hauteur des yeux, pour les suspendre. Tu les regardes un à un, chaque soir, avant de te coucher. Corde à danser, bas, spatule, emballage de pain vide, couverture, chaudron. Tu les détailles pendant plusieurs minutes, récites à voix haute tout ce qu’ils évoquent pour toi. La corde à danser : sauter, herbe, bras, rond, chanson, sauter, vent, robe. Les bas : souliers, laine, balle, chat, doux, chaud.
Ta mémoire est un casse-tête aux morceaux dépareillés.
Quand tu termines ton inventaire, tu te diriges vers la porte de ta chambre et cognes trois coups. Comme si quelqu’un allait t’ouvrir. Après quelques secondes de silence, tu entres. Tu tâtonnes le mur à ta gauche pour trouver l’interrupteur, l’actionnes, baisses les yeux pour ne pas voir ton lit. Tu t’approches de la commode, ouvres les tiroirs un à un. Tes vêtements sont classés en ordre de couleur. Les morceaux bleus dans le premier tiroir. Les morceaux rouges dans le deuxième. Les morceaux verts dans le troisième. Tout est à sa place. Tu refermes les tiroirs, te traînes les pieds jusqu’à ta garde-robe, te surprends devant les portes-miroir. Tu tentes de lisser tes cheveux rebelles, de cacher les cernes sous tes yeux à l’aide de tes doigts, de redresser les épaules. Chaque geste, brusque, comme un pantin manipulé par un enfant.
Quand le miroir te renvoie la bonne image, tu ouvres la porte. Dans la garde-robe, tu ne vois que le noir. Tu la refermes avec empressement. La mauvaise image de toi apparaît de nouveau. Tu veux détourner le regard, t’accrocher à un objet, mais tu es entourée de murs blancs, nus.
Il ne reste que ton lit.
Tu le regardes sans toutefois t’en approcher. Depuis quelques nuits, il s’est transformé en champ de bataille. Quatre oreillers jonchent le matelas comme des cadavres. Les couvertures sont enroulées autour de la tête de lit. Le drap contour ne recouvre plus le matelas : il gît en boule au milieu des corps.
Tu crois que quelqu’un s’introduit dans ta chambre pendant ton sommeil. Il ne vole rien. Il ne vient que pour défaire ton lit.
Tu effleures le drap, les oreillers, lèves un genou, le déposes sur le matelas, puis te ravises. Décides de t’étendre sur le sol. Tu laisses les oreillers et les draps sur le lit. Quand l’intrus reviendra, il découvrira le lit défait et toi, par terre, les yeux fermés.
Tu auras gagné.
La joue collée contre le plancher, tu contemples la jupe du lit pendant des heures, ou quelques minutes, tu ne sais pas. Tu respires fort. L’air repousse la jupe, fait voler la poussière qui recouvre les lattes de bois. Tu te lèves, horrifiée, cours jusqu’au sous-sol pour récupérer le balai. Remontes les marches quatre à quatre, entres dans la chambre, pousses ton lit jusqu’au mur. Au milieu de la poussière, abandonnés, mes chaussons de ballet.
Tu figes. Me revois à seize ans. Mon premier spectacle sur pointes. Tes larmes pendant mon solo.
Tu déposes le balai, ramasses les chaussons, souffles doucement pour chasser la poussière. Tu décides de les accrocher au mur. Quand tu reviens dans la chambre, tu balaies le plancher, entasses la poussière dans un coin, là où tu ne peux plus la voir.
Tu t’étends de nouveau sur le sol. Il est six heures ou minuit. Tu attends que le soleil se couche ou se lève. Ça n’a plus vraiment d’importance.
Quand tu te réveilles, quelques lueurs te parviennent par la fenêtre, réchauffent ton visage. Tu te lèves péniblement, franchis le seuil de la porte. Tu regardes ta collection, aperçois mes chaussons. Tu t’approches, les touches, les humes. Rien. Le noir. Ils ne te rappellent plus rien. Tu les décroches, descends l’escalier, traverses le salon, puis le garage. Jusqu’au bac noir.
Dans quelques heures, je sonnerai à ta porte. J’aurai fait du chocolat et des biscuits. Tu seras de nouveau allongée sur le sol de ta chambre. Tu auras l’impression que quelque chose manque, sous ton lit. Mais quoi ?
Je sonnerai dix fois. Tu ne viendras pas ouvrir. Je laisserai la boîte sous le porche, à l’abri de la neige.
Tu la jetteras, elle aussi.