Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.
C’est à l’envers que j’envisage la création littéraire. À contresens que je conçois ma pratique d’écriture. Mes romans, je les imagine lus, avant même de les avoir écrits. Cette approche ne m’est pas neuve : toujours, j’ai entrevu la place qu’occuperait ma production narrative dans l’univers livresque et ce, en amont de sa conception. Je cible préalablement un lecteur en lui attribuant des caractéristiques sociologiques, anthropologiques et psychologiques. Je pose mon livre à venir dans un contexte culturel et médiatique auquel il me semble appartenir. J’ai beau ne pas avoir encore composé la moindre phrase, ne pas avoir encore accouché du moindre mot que mon livre potentiel s’inscrit déjà dans une catégorie singulière, destiné à un public particulier.Il m’apparaît important, avant de préciser ma posture et ses limites inhérentes, de retracer brièvement mon parcours d’écrivain. Le premier livre que j’ai écrit était un album jeunesse. Ayant baigné dans le milieu de la littérature pour enfants, je croyais qu’une première création me serait facilitée par mes connaissances en la matière. Je n’avais pas tort : je savais de quels ressorts et artifices user pour séduire un éditeur et satisfaire les attentes d’un jeune lectorat. Mon album tiendrait en peu de mots, sur trente-deux pages, il emprunterait un langage simple, efficace, dynamique et raconterait une histoire qui s’attacherait aux réalités des enfants d’aujourd’hui. Zoé, détective de l’amour, a vu le jour à l’automne 2010.
Après l’album, je suis passée au petit roman. Puis, du petit roman, à la série jeunesse. Ainsi, c’est grâce à l’exercice d’une production narrative typée, destinée à un lectorat spécifique que j’ai pu concrétiser mes premiers projets d’écriture. Peut-être aurais-je pu parvenir à mes fins autrement, c’est-à-dire en créant sans entrave, sans postuler d’avance un lectorat aux attentes augurées. Borges dit : « On lit ce qu’on aime, tandis qu’on n’écrit pas ce qu’on aimerait écrire, mais ce qu’on est capable d’écrire. » (Manguel, 2003 : 29) J’étais particulièrement capable d’écrire pour les enfants, alors je l’ai fait. Puis quand, par la suite, je me suis sentie particulièrement outillée pour écrire pour les jeunes adultes, je l’ai aussi fait.
Je présume que certains trouveront ma posture auctoriale contrainte et mimétique, peut-être décevante et dénuée d’originalité. Je ne cesse de croire, cependant, que cette façon de procéder me sert de moteur, qu’elle me nourrit et m’enjoint, pour ne pas dire me force, à créer.
Si je repasse rapidement sur mon expérience d’auteure jeunesse, c’est afin de paver la voie à mes réflexions sur la contrainte dans la production littéraire. Penser un projet d’écriture à l’intérieur d’un genre littéraire m’amène à m’interroger sur ma pratique et, plus précisément, à revenir sur mon mémoire de maîtrise, dont l’essai intitulé Pour une littérature jeune adulte était accompagné d’un roman, In Between, destiné à un lectorat jeune adulte. J’en arrive donc à formuler cette question : est-ce qu’un texte conçu pour entrer dans une catégorie spécifique renferme la même valeur créative qu’un écrit réalisé en dehors de considérations classificatoires?
Mon lecteur idéal
Avec In Between, je souhaitais m’adresser à des adultes âgés entre 18 et 35 ans. Cette catégorisation, qui peut sembler à première vue volatile, se fonde néanmoins sur les travaux de deux psychologues américains : Robert James Havighurst et Erik Erikson, ayant respectivement établi les frontières de l’âge jeune adulte entre 19 et 30, et 19 et 40 ans.
L’autonomisation des jeunes, l’avènement de plus en plus précoce de l’adolescence et la détraditionnalisation de l’entrée dans l’âge adulte ont engagé les sociologues et psychologues à identifier un nouveau groupe d’âge : les jeunes adultes. Une fois admise leur existence sociale, je me suis interrogée sur leur existence culturelle et, par extension, littéraire. Je me suis demandée si le jeune adulte ne possédait pas un horizon d’attente littéraire distinct et si, par conséquent, une production narrative abordant des thématiques et des enjeux relevant de sa réalité particulière ne viendrait pas y répondre. Ces hypothèses ont servi de cadre conceptuel à mon mémoire. Stéphane Dompierre, Vickie Gendreau, Christian Mistral, Marie-Sissi Labrèche, Guillaume Vigneault, Alexandre Soublière et Matthieu Simard me semblent participer de la littérature jeune adulte. Ces auteurs mettent en scène des héros qui traversent cette tranche de vie déterminante, racontant leurs dilemmes, écueils et incertitudes. Bien qu’ils n’aient pas pensé leurs ouvrages en termes de « littérature jeune adulte », ils m’apparaissent néanmoins s’adresser à ces jeunes se trouvant dans un entre-deux existentiel, à cheval sur l’adolescence et l’âge adulte.
L’étude de ces romans m’a permis de dresser une liste de critères formels, esthétiques et thématiques propres à cette catégorie. C’est donc à partir de ces critères que j’ai écrit In Between, dans l’idée de contribuer, moi aussi, à l’implémentation de la littérature jeune adulte dans l’univers livresque québécois.
En me tournant vers un lecteur particulier, je misais aussi sur une réception favorable. Il me fallait écrire « à ses goûts », afin de le toucher et de lui plaire. Mais comment écrire ainsi sans se travestir, c’est-à-dire sans surjouer une histoire, fausser des dialogues ou altérer son style? Et comment écrire, authentiquement, sincèrement, sans passer du statut d’écrivain à celui de technicien? Comment écrire avec le poids de cette pression extérieure, celle-là même qui, remarque Maïssa Bey, « pourrait dénaturer mon propos, m’imposer ses propres visions du monde, altérer mon désir d’être? » (2003 : 17)
J’étais, moi-même, dans la vingtaine au moment de l’écriture d’In Between. Une poignée de préoccupations typiquement jeune adulte me traversait. Dès lors, la conjoncture dans laquelle se trouve cette génération était aussi la mienne. Incidemment, je n’ai pas ressenti d’influence extérieure, de pression pour m’éloigner dramatiquement des enjeux qui m’habitaient. Je n’ai ni dû déformer mes propos, ni moduler mon écriture à une autre voix. Mon lecteur idéal, c’était moi. Le genre autofictionnel que j’empruntais alors se prêtait bien à cet étalage personnel, à une écriture étroitement liée à mon existence. Au lieu d’altérer ma pratique, emprunter un regard jeune adulte confirmait ma présence au monde, en tant qu’auteure, en tant que lectrice, mais aussi en tant que sujet. En quelque sorte, l’écriture du roman me faisait même habiter davantage le réel. Me télescoper dans mon univers faisait naître en moi un regard inédit. C’est ainsi munie d’une nouvelle paire de lunettes que je m’évaluais évoluer dans le passé et le présent. Cette perspective toute-puissante, de femme-dieu sur ma vie, m’était grisante. Si le moi romanesque ne peut évidemment se substituer au moi vivant, l’alter ego auquel j’ai pu donner forme sur l’écran de mon ordinateur s’en rapprochait intensément.
Patrick Deville affirme qu’« on écrit toujours pour quelqu’un d’autre […] celui qu’on voudrait être en lisant ses propres textes, celui qui jouirait de tout et apprécierait tout au mieux, percevrait les moindres équilibres de la construction, les sous-entendus les plus enfouis… » (2003 : 9) J’étais mon meilleur public et j’entrevois maintenant ce que cela pouvait comporter de dangereux. Quand le lecteur idéal est aussi son auteur, il y a lieu de penser que l’écriture se transforme en un projet autoréférentiel et autoappréciatif. Ce faisant, devenant juge et parti, pouvais-je prendre efficacement part à la réécriture de mes textes? Pouvais-je évaluer la pertinence de mes écrits, la justesse de mes phrases, vendue et convaincue comme je l’étais de vouloir appartenir à cette nouvelle catégorie? Et qu’en était-il de cette facilité qui vient avec une pratique d’écriture qui nous ressemble? N’étais-je pas là, au lieu de me confronter, en train de me conforter? Est-ce que, pour emprunter les mots de mon héroïne, j’étais un couteau tranchant dans du beurre mou? Une cycliste pédalant sur la plus petite vitesse pour descendre une côte? Ne résidait-il pas, dans ma démarche, un frein puissant à la créativité? Une barrière qui me confinait à l’intérieur d’un cadre aisant et complaisant?
Peut-être.
Toujours selon Maïssa Bey, la vraie littérature « est dans l’insoumission, dans la transgression, dans la subversion, dans le refus de la conformité, du confort. L’écrivain est indocile, indiscipliné : il est celui qui rejette tout étiquetage, se rebelle contre toute “traçabilité”, se défend de toute prévisibilité. » (2003 : 17) Si tel est le devoir de l’écrivain, à première vue, j’étais tout sauf une auteure rebelle. Je me faisais en apparence docile, suivais des règles, me butais à un lectorat précis. J’avais choisi de respecter une forme, une thématique, une esthétique particulière et, ainsi, de procéder en partie par imitation. Ici, cependant, le mot « choisir » est important. Parce que l’écriture est une suite de choix. De petits choix : cet adjectif ici? De gros choix : cet incipit-là? La littérature jeune adulte était, en ce sens, un choix parmi toute une série de possibles. Un choix ni meilleur ni pire qu’un autre.
Les contraintes « jeune adulte »
J’étais une auteure jeune adulte, écrivant pour des jeunes adultes de manière à asseoir une classification jeune adulte au Québec. Cette surdose de concordances, en me privant d’une distance utile, m’a néanmoins poussée à m’engager corps et âme dans mon projet. Je me suis sentie investie d’une mission. Si je peux aujourd’hui modérer mes ardeurs partisanes, peut-être parce que mon moi jeune adulte se transforme peu à peu en un moi adulte-adulte et que mes études doctorales me conduisent à nuancer mes réflexions, je ne peux toutefois nier l’avantage de la proximité que me conférait mon statut, ni le sérieux et l’intensité qu’il a fécondés.
Ainsi, j’avais d’avance établi certaines contraintes que je mettrais à l’épreuve dans mon projet d’écriture. D’abord, j’opterais pour une narration autodiégétique. Cette stratégie narrative est souvent privilégiée dans les textes jeune adulte, puisqu’elle permet de renforcer l’identification du lecteur au « je » narrant.
Ensuite, je traiterais de cet entre-deux douloureux, de cet in between lancinant du jeune nouvellement adulte, aux prises avec des atermoiements et des remises en question identitaires. Je raconterais les aventures d’Ariane qui, à 21 ans, quitte Montréal pour fuir le deuil de son père et retarder de faire les choix pesants qui lui incombent. J’accumulerais le récit de ses expériences limites à l’étranger, de ses enjambées d’épreuves, de ses ratés et de ses sauts schizophrènes d’un pays à l’autre. Cette surenchère de péripéties me permettrait d’exemplifier cette période fuyante et excessive que représente pour plusieurs l’âge jeune adulte.
Je disséminerais énormément d’intertextualité dans le texte : des références à la musique, aux livres lus, aux émissions écoutées, aux films marquants. Tout le contexte socio-médiatico-culturel d’une génération y passerait. Le but était de faire un portrait très actuel du jeune adulte contemporain et, encore, de mousser la connivence entre Ariane et son lectorat.
Dans les ouvrages de Gendreau, Labrèche et Soublière, j’avais remarqué certaines subtilités, narratives et formelles, qui venaient complexifier la lecture du texte, rajoutant une couche de littérarité. Ces romans se distinguent d’une production canonique, facile et unilatéralement accessible. À noter que la littérature jeune adulte n’a rien de la chicklit, ou des dystopies américaines à la Divergent et Hunger games gommés de l’épithète « young adult ». Les ouvrages jeune adulte s’éloignent de bon nombre des clichés paralittéraires pour s’aventurer dans une forme plus ouverte, à la fois pénétrable et floue. À l’histoire attractive d’Ariane qui parcourait le monde en accumulant amants et nuits d’ébriété, il me faudrait donc ajouter une dose de complexité. Comment? En déstabilisant le lecteur à l’aide d’une narration hachée, bondissante, qui décrirait avec une économie de mots de longues périodes et relaterait des banalités avec moult détails. Le chevauchement des espaces et des temps viendrait rajouter au désordre. J’incarnerais, dans la forme même du livre, le concept de l’entre-deux. Ariane serait toujours un peu partout et nulle part à la fois. Qui plus est, je substituerais à un certain point du roman la narration homodiégétique à une narration hétérodiégétique. Un narrateur absent se grefferait à son prédécesseur pour changer de registre et créer une césure qui viendrait bouleverser le récit et contrecarrer la linéarité. Car si la littérature jeune adulte, à l’image de la littérature jeunesse, se fonde sur une adresse ciblée à son lectorat, qu’est-ce qui la différencie en termes de stratégies discursives? Est-ce que, pour écrire un roman jeune adulte, il ne suffit que d’aborder des thématiques plus matures, des sujets plus crus? Bien sûr que non. J’avais découvert, dans la littérature jeune adulte, un dynamisme certain, un objet séduisant que Raymond Carver n’aurait pas douté, je crois, à qualifier de page turner. Mais j’avais aussi rencontré des textes d’une complexité et d’une richesse intimidantes, et j’avais conscience que, malgré mes connaissances théoriques en la matière, il ne serait pas si facile de traduire le projet en pratique.
Ouvroir de possibles
On pourrait croire qu’écrire à l’intérieur d’un cadre fixe donne lieu à la facilité. Qu’écrire en suivant des règles, c’est un peu comme suivre une recette ou s’aventurer sur un sentier tout tracé.
L’exemple oulipien me semble à ce sujet des plus pertinents. Les chercheurs de l’ouvroir de littérature potentielle ont introduit l’exigence de contrainte artistique volontaire. Ils stipulaient qu’un écrivain gagnerait à adopter des contraintes parce qu’elles lui permettraient de se lancer dans de nouvelles formes, d’explorer des horizons nouveaux. Loin de mener sur une voie simpliste, la contrainte ajouterait à la difficulté et l’auteur s’y prêtant, serait, selon les termes de l’Oulipo, « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir » (Bénabou et Roubaud, 2014). À l’inverse, le hasard d’une création sans entrave ferait apparaître des automatismes, des mécanismes artificiels et d’autres contraintes insidieuses et insoupçonnées. Je cite Raymond Queneau à cet égard :
Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c’est l’équivalence que l’on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu’il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l’esclave d’autres règles qu’il ignore. (1983 : 56)
Une écriture qui intègre une part de règles pour remplir certains objectifs n’est pas pour autant une écriture prévisible. Rien ne retire à l’écriture, à moins qu’elle ne soit pure copie, total plagiat, sa grande part d’imprévisibilité. L’écriture est marquée par son immédiateté incertaine, elle passe par un alignement de mots cachés, par l’affleurement d’une phrase à découvrir. On a beau avoir dressé un plan et formulé une part d’exigences à l’avance, une foule d’éléments inattendus viennent contrecarrer et alimenter le parcours d’un écrivain. Toujours, les possibilités restent infinies.
Je n’avais pas planifié séparer mon roman en cinq parties, ni que les titres de mes chansons préférées préfigureraient le contenu de chacune d’elles. Les mélodies me sont apparues spontanément au moment de la réécriture et reflétaient, d’une manière organique et naturelle, les étapes de la progression du roman. Je ne savais pas qu’Ariane s’enticherait de Maïté, une vieille paloise un peu gredine. Ni que Daniel deviendrait son amoureux. Je n’avais pas calculé la part d’espagnol et d’anglais qui infiltrerait les dialogues, ni cette langue oralisante employée aussi bien dans le discours intérieur de l’héroïne que dans les dialogues. Je ne savais pas que le premier partenaire sexuel d’Ariane serait un pédéraste de vingt ans son aîné, ni que le ficellement de l’intrigue de leur première fois me remplirait de fierté. Même si j’anticipais purger le décès de mon père à travers l’écriture de la perte d’Ariane, je n’aurais jamais deviné qu’In Between achèverait pour de bon mon deuil et me laisserait en paix avec sa disparition.
Choisir
L’écriture est invention, qu’on le veuille ou non, avec ou sans contraintes. Sa nature est inséparable de sa condition créatrice. Même ses effets ont une portée créatrice. « Les lectures romanesques appréciées sont celles qui rendent possibles l’adhésion, la participation, l’identification, positives ou négatives, à l’histoire et qui permettent ainsi de travailler, sur un mode imaginaire, les schémas de sa propre expérience. » (Lahire, 1993 : 119) La littérature a le pouvoir de bouleverser des existences. Celles du lecteur ou de l’écrivain. Idéalement, celle du lecteur et de l’écrivain.
In Between m’a transformée, moi.
Autant j’avais cru produire un roman pour les autres, pour un lecteur idéal et extérieur à moi, autant je peux admettre a posteriori avoir écrit un peu égoïstement, pour combler une absence, remplir un vide existentiel qui n’aurait trouvé d’autre résolution que dans l’écriture romanesque.
Tout écrivain porte en lui un lecteur. C’est même ce premier lecteur, que nous avons été, qui nous pousse sur le chemin de l’écriture. Et c’est à ce lecteur que l’on cherche à faire plaisir en écrivant. C’est pourquoi, le propos si répandu, affirmé par nombre d’auteurs, selon lequel on n’écrit en réalité que pour soi, n’est en rien incompatible avec l’idée, défendue par d’autres, que l’on écrit pour les autres. (Fajardo, 2003 : 21)
En ce sens, il est tout naturel que je sois retournée à la source pour m’aventurer d’abord en littérature jeunesse et satisfaire cette enfant lectrice intérieure. Puis, ayant découvert cet entre-deux fuyant qui empiétait sur ma vie, je me suis intéressée à des romans qui en faisaient leur préoccupation pour en faire, à mon tour, une priorité. Grâce à cette création partiellement contrainte, je me suis trouvée et retrouvée. J’ai été forcée, pour engendrer du neuf, de l’inédit, de puiser au plus profond de moi-même. Et je crois que le résultat donne lieu à beaucoup d’authenticité. À une franchise aussi. Parce qu’en adhérant à ce projet aux conventions partiellement handicapantes, je révélais aussi vouloir le transcender pour en faire autre chose; un livre singulier signé Marie Demers. Différant, à sa manière, des ouvrages qui l’avaient pourtant inspirée.
Et puis, si je n’avais pas écrit ce roman jeune adulte, que serait-il arrivé? Aurais-je quand même investi l’autofiction? Aurais-je seulement écrit Ariane? Et si oui, de quelle façon? Impossible de le savoir. Ce que je peux deviner, cependant, c’est que, de toute manière, on m’aurait rangée quelque part après coup. Parce qu’on nous assigne toujours irrémédiablement une posture, une catégorie, un mouvement, une appartenance. J’ai choisi de faire ce choix pour moi et de m’en réclamer.
Choisir : la seule vraie contrainte de l’écriture.
Cet engagement en quelque chose, vers quelque chose, il est dangereux. Parce qu’il annonce, d’avance, la possibilité d’un échec. Et si je n’arrivais pas à réaliser ce que je m’étais promis de faire?
Marilyn Randall affirme que « la littérature relève d’une double contrainte qui exige l’originalité tout en admettant son impossibilité » (1990 : 204). En admettant cette impossibilité absolue, je crois avoir réussi, à travers la contrainte, à créer un peu de neuf, une dose, aussi légère soit-elle, d’inédit.
Si goûter un espace de liberté à travers les limites imposées par un genre peut paraître paradoxal, c’est que la liberté de l’écriture ne déserte aucun genre. Et peut-être l’écriture est-elle, par essence, synonyme de liberté.
Au début de cette année, j’ai reçu un appel de mon éditrice jeunesse. Une série à succès venait de prendre fin. Il y avait un trou à combler dans la maison et le bouchon, c’était moi. Elle voulait que je remplace cette série par une autre, de mon cru, qui s’adresserait à un jeune lectorat féminin. Une vague de panique m’a parcourue. Comment écrire sur commande? Suis-je une robotte? J’avais six mois pour réaliser la série, je n’y arriverais jamais.
Mais réaliser cette commande m’est apparu beaucoup plus facilement, beaucoup plus spontanément que je ne l’avais envisagé. Malgré les limites imposées par le format et la teneur du texte, je me suis sentie bénéficier d’une grande liberté. Peut-être que de figer certains paramètres permettent, justement, à d’autres libertés d’advenir. Par exemple, dans une société où n’existerait aucune loi, où règnerait le désordre le plus complet, comment jaillirait la créativité? Comment créer à partir du chaos? Ma nouvelle série aborde des sujets qui dérangent, qu’on n’ose pas souvent aborder en littérature jeunesse : racisme, féminisme, homosexualité, deuil. De pouvoir rameuter un lecteur qu’on a habitué à lire Toto la taupe ou Gigi le gnou à des histoires plus ouvertes, mais tout aussi rigolotes, me remplit de bonheur. À tous les éditeurs du monde, je demanderais maintenant de me passer des commandes.
Alors finalement, la contrainte, limite-t-elle l’écriture? Handicape-t-elle la création?
Je dirais que non. Il suffit simplement de l’utiliser à ses propres fins.
Bibliographie
BÉNABOU, Marcel et Jacques ROUBAUD [dir.], « Qu’est-ce que l’Oulipo? », Oulipo, 2014, [en ligne]. http://www.oulipo.net/fr/oulipiens/o (Page consulté le 29 septembre 2016).
BEY, Maïssa, « Celui qui m’attend quelque part » dans Patrick DEVILLE [dir.], Le lecteur idéal, Saint-Nazaire, Éditions meet, 2003, p. 11-19.
DEVILLE, Patrick, « L’étrange compagnon », dans Patrick DEVILLE [dir.], Le lecteur idéal, Saint-Nazaire, Éditions meet, 2003, p. 9-10.
FAJARDO, José Manuel, « Lettre au lecteur idéal », dans Patrick DEVILLE [dir.], Le lecteur idéal, Saint-Nazaire, Éditions meet, 2003, p. 20-35.
LAHIRE, Bernard, La raison des plus faibles : rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses universitaires de Lille, 1998.
MANGUEL, Alberto, Chez Borges, Montréal, Actes Sud/Leméac, 2003.
QUENEAU, Raymond et Noël ARNAUD [dir.], Atlas de littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1981.
RANDALL, Marylin, « Le présupposé d’originalité et l’art du plagiat : lecture pragmatique », dans Voix et Images, vol. 15, n° 2, (44) 1990, p. 196-208.