Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Forum interuniversitaire des étudiants en création littéraire », qui a eu lieu les 6 et 7 octobre 2016 à l’Université Laval.
Les histoires qui ont laissé une trace dans mon imaginaire s’enracinent dans des lieux bien définis : le Roses-sur-Mer mythique de Lyne Richard dans le roman par nouvelles Il est venu avec des anémones (2009), le quartier Hochelaga-Maisonneuve dans le roman Je voudrais qu’on m’efface (2010) d’Anaïs Barbeau-Lavalette, l’hôtel mystérieux du roman par nouvelles Hôtel des brumes (2002), que Christiane Lahaie fait dériver en mer. Ces lieux en apparence banals ‒ un village, un quartier, un hôtel ‒ nous sont montrés à travers le regard des personnages.Il y a deux ans, aux premiers balbutiements de mon projet, j’ai eu envie d’investir, à mon tour, un lieu particulier : une maison familiale. Je voulais que mes nouvelles, toutes autonomes, soient reliées entre elles par quatre personnages récurrents, mais surtout par ce lieu du quotidien. La brièveté inhérente au genre de la nouvelle m’a vite confrontée à la difficulté de rendre compte de l’âme du lieu, de cette maison investie par autant de souvenirs qu’elle pouvait contenir d’objets. Dès lors, je me suis questionnée sur le véritable lieu de mes nouvelles : était-ce réellement chacune des pièces de la maison, ou plutôt les objets qu’elles contenaient?
À la relecture d’Aude, une de mes auteures fétiches, j’ai compris que le lieu pouvait être aussi petit qu’un simple faucon empaillé ((Je fais référence ici à la nouvelle « L’envol du faucon » tirée du recueil Cet imperceptible mouvement (1997).)); j’ai compris que les objets pouvaient, à l’instar du lieu, refléter le monde intérieur des personnages.
Le volet théorique de mon mémoire, intitulé « L’objet comme figure spatiale à part entière dans Cet imperceptible mouvement d’Aude », s’intéresse aux objets représentés par Aude ((Claudette Charbonneau-Tissot a commencé à signer ses œuvres avec ce pseudonyme à partir des années 1983 bien qu’elle ait publié sous son véritable nom dès 1973. Ce choix s’explique, selon l’auteure, par « un changement intérieur » (Lord, 1988 : 66) survenu à la suite de l’écriture de La chaise au fond de l’œil, alors qu’elle sentait que « quelque chose finissait en [elle] » (Idem.). Elle a donc décidé de réduire son nom à sa plus simple expression (Claudette), ce qui coïncide avec le dépouillement de plus en grand dans son style d’écriture au fil des années.)), romancière et nouvellière ((À l’instar d’André Carpentier et de Christiane Lahaie, j’utiliserai le terme « nouvellier », qui se rapproche du terme romancier, plutôt que nouvelliste, qui rappelle journaliste.)). Grâce aux catégories de l’espace narratif de Fernando Lambert, aux apports de la géocritique développée par Christiane Lahaie de même qu’à certains aspects de la définition du genre nouvellier, je compte montrer, dans mon mémoire, que l’objet, chez Aude, peut devenir un lieu en soi (ou une « figure spatiale » en soi, selon le terme de Lambert).
Comme le souligne Lahaie, le genre nouvellier, qui « exprime l’instant plutôt que la durée » (2009 : 61), a « sa manière propre de raconter le lieu » (Ibid. : 58). En effet, l’esthétique de la brièveté de la nouvelle demande à l’auteur d’user de « stratégies de spatialisation spécifiques » (Lahaie, 2011 : 30) afin d’entrer rapidement dans la psychologie du protagoniste.
Deux hypothèses se dégagent pour l’instant de mes recherches quant à ces stratégies de spatialisation. D’abord, je postule que le principe d’économie inhérent au genre de la nouvelle, qui pousse notamment les nouvelliers à faire « un usage massif de l’ellipse, du raccourci, de la suggestion [et] du non-dit » (Tibi, 1995 : 47), confère aux objets, dans les nouvelles d’Aude, une plus grande importance qu’au lieu lui-même. Ainsi, dans Cet imperceptible mouvement, l’objet, plus petit, pourrait remplacer le lieu ou en devenir plutôt sa synecdoque.
Ce même principe d’économie agit également sur le principe de réversibilité cadre-personnage développé par Pierre Tibi. D’après ce dernier, la nouvelle, selon un principe de réversibilité, fait signifier le personnage « par des éléments qui remplissent simultanément d’autres fonctions dans le système textuel » (Ibid. : 45), tels que le dialogue, les actions ou le lieu. Donc, en m’appuyant sur ce principe qui confère au lieu, « dans la description, des caractères anthropomorphiques, tandis que l’actant humain peut, à son tour, recevoir les attributs d’un univers chosal » (Ibid. : 57), je pose l’hypothèse que l’objet, qui constitue chez Aude un ressort du récit, s’avère, au même titre que le lieu, une métonymie du personnage ((Selon Christina Minelle, les nouvelliers contemporains privilégient les lieux clos, des lieux intimes permettant de figer un instant du quotidien, comme la maison ou la chambre, qui « deviennent l’amplification du personnage, incarnant ses états d’âme, ses émotions, ses peurs et ses cauchemars » (2010 : 163).)). Autrement dit, les objets deviendraient, dans Cet imperceptible mouvement, un espace symbolique, une « projection [du] monde intérieur » (Minelle, 2010 : 159) des personnages.
La nouvelle « L’envol du faucon » (1997) d’Aude est particulièrement révélatrice quant aux hypothèses précédemment énoncées. Cette nouvelle raconte l’histoire de Jeanne et de sa fille, Fanny. Jeanne, immobilisée devant un faucon empaillé au musée, pense à sa relation avec sa fille, qu’elle a toujours surprotégée au point de l’étouffer. La première phrase de la nouvelle fait voir d’emblée au lecteur le faucon empaillé : « Jeanne reste devant le cube de verre à l’intérieur duquel un faucon momifié est fixé à un petit support de bois oblique. » (Aude, 1997 : 37) Dès la deuxième phrase, on comprend que le regard de Jeanne demeurera fixé sur cet objet, le principe d’économie de la nouvelle poussant Aude à représenter un objet contenu dans l’exposition du musée plutôt qu’une salle ou le musée au grand complet : « Elle n’a plus envie de voir le reste de l’exposition. Elle ne peut détacher les yeux de l’oiseau, de son bec entrouvert qui sort des bandelettes, de son corps étroit et fuselé. » (Ibid. : 37)
L’objet de cette nouvelle, un faucon empaillé emprisonné dans une cage de verre, s’avère ainsi à la fois le véritable lieu de la nouvelle ‒ synecdoque du musée dans lequel se trouve Jeanne, la protagoniste ‒ et une métonymie de la relation qu’entretenait Jeanne, une mère étouffante, avec sa fille. L’oiseau, ficelé dans ses bandelettes, fait écho à Fanny, que Jeanne avait l’habitude d’« emmailloter étroitement, même par temps doux, comme si elle avait peur que son âme se disperse au dehors pendant la promenade ou que l’extérieur la pénètre ou la tue » (Ibid. : 37). Le faucon représente aussi, à la fin de la nouvelle, l’évolution de la relation mère-fille, alors que Jeanne desserre son étreinte malsaine autour de sa fille qui, elle, rompt la communication avec sa mère : « Il aura fallu tout ce temps et cet oiseau étouffé par trop de sollicitude pour que Jeanne comprenne que le départ de Fanny n’est pas une défaite. /Jeanne ouvre enfin les mains et le faucon s’envole. » (Ibid. : 41) L’objet s’avère donc également un ressort important du récit, la nouvelle se terminant avec l’envol du faucon empaillé, symbole du lâcher-prise de la mère face à sa fille.
Bien sûr, Aude a grandement influencé ma création, et ce, de plusieurs façons. Mon projet d’écriture est intimement lié à la partie réflexive de mon mémoire dans la mesure où chaque nouvelle explore l’objet comme figure spatiale, phénomène au cœur de ma problématique. Ainsi, le véritable lieu de chacune des nouvelles n’est pas la pièce dans laquelle le personnage se trouve, mais plutôt l’objet qu’il regarde ou qu’il manipule.
Avant d’aller plus loin, je me dois de vous présenter brièvement mon roman par nouvelles. Il est constitué de douze nouvelles toutes assez brèves (entre deux et sept pages). Quand la pluie traverse les murs (titre de travail du roman par nouvelles) met en scène quatre membres d’une même famille : Doriane et Luc, les parents de Philippe, 12 ans, et Anaïs, 10 ans. L’enjeu de chaque nouvelle, qui se déploie dans l’une des pièces de la maison, se dessine plus particulièrement dans un objet, en apparence banal, qui, par le regard des personnages, devient un espace second, un reflet des désirs, des questionnements ou des souffrances du personnage. Ainsi, chaque élément spatial de la nouvelle évoque un aspect du personnage dans sa relation avec l’autre ou avec lui-même.
Dans la première nouvelle de mon roman, intitulée « La pancarte », Anaïs, assise à la table de la cuisine, tentera notamment d’attirer l’attention de sa mère grâce à sa pancarte de brigadière : « Anaïs soulève la pancarte au-dessus de sa tête. Comme lorsqu’elle attend les petits dans la cour d’école. /— Anaïs, arrête de jouer avec ça. Tu vas finir par faire un trou dans le plancher. » (Huard, 2016 : 25) Puisque la première tactique n’aura pas fonctionné, puisque Anaïs sera forcée de ranger sa pancarte, elle tentera finalement d’attirer l’attention de sa mère grâce à son assiette, suivant la même logique adoptée avec la pancarte : « Anaïs prend son assiette et la soulève au-dessus de sa tête. Assez haute pour que sa mère la voie. » (Idem.) La pancarte, et l’assiette par la suite, illustre donc l’incommunicabilité entre la mère et la fille : Doriane ne comprenant pas que sa fille utilise les objets pour se faire remarquer, pour exister à ses yeux.
On retrouve un peu plus tard cette même incommunicabilité entre Doriane et Anaïs dans « La ballerine ». Dans cette nouvelle, Doriane, incapable de détourner son regard de la ballerine courbée qui danse sur l’air de Over the rainbow dans sa boîte à musique, n’arrive pas à accorder l’attention que lui réclame sa fille :
Anaïs bondit du lit et court jusqu’aux portes-miroir de la garde-robe. Elle lève ses bras au ciel en cinquième position, puis fait une révérence au miroir. Elle enchaîne toutes les positions qu’elle connaît. Première position : bras en cercle, mains à la hauteur du nombril, pieds tournés vers l’extérieur et collés par le talon. Deuxième position : les pieds se détachent peu à peu, les bras s’étendent de chaque côté du corps à la hauteur des épaules. Troisième position : les pieds se croisent, le talon du pied droit devant le milieu du pied gauche, le bras droit arqué vers le ciel et le gauche, toujours tendu.
Doriane ne peut détacher son regard de la boîte à musique. Sa tête fait des ronds, de droite à gauche. Elle suit le rythme de la ballerine.
Anaïs regarde sa mère, puis lui fait une révérence. Doriane ne la voit pas, trop concentrée à fixer la ballerine qui tourne sur elle-même.
Anaïs se repositionne devant le miroir. Elle penche son corps vers la droite, refait chacune des positions dans un axe brisé. Elle a du mal à conserver son équilibre. À la troisième position, elle s’effondre. Les larmes lui montent aux yeux.
Doriane ne dit rien. (Ibid. : 30-31)
Ainsi, la chambre à coucher s’efface au détriment du monde dans la boîte à musique, synecdoque de la chambre. La ballerine courbée par le temps reflète à la fois le lien brisé entre la mère et la fille et la brisure intérieure de la mère, qui se concrétise d’ailleurs à la fin de la nouvelle, alors que Doriane hallucine au plafond de sa chambre des ballerines démembrées :
Doriane chante la berceuse. Jusqu’au dernier mot. True. Elle le répète. True, true, true. Elle recommence la chanson. Cette fois, il n’y a qu’un seul mot. Une seule note.
Doriane sourit. Elle fait une révérence au miroir, puis elle tourne sur elle-même en maintenant le do. Longtemps. Jusqu’à ce que son air s’épuise. Étourdie, elle s’étend au sol. Au plafond dansent des dizaines de ballerines. Il leur manque toutes un membre : un bras, une jambe, un pied. Elle recommence à chanter. Cette fois-ci, tout ce dont elle se souvient, c’est le do. Une syllabe prononcée sans le souci de la note. Le son qui sort de sa bouche se situe entre le ré dièse et le mi. Elle le répète plusieurs fois. Le rythme n’a plus rien à voir avec celui de la berceuse.
Dans la gorge de Doriane, le son se transforme en plainte. Elle s’étire et s’étire, jusqu’à ce que Doriane empoigne sa gorge à deux mains, comme elle le fait avec la manivelle de la boîte à musique. Elle serre, fort.
Jusqu’à étouffer le son. (Ibid. : 32)
Derrière ce monde décalé qui habite Doriane se dévoile donc, aussi, son identité, ou plutôt son trouble identitaire. Les objets dans mes nouvelles, en tant que métonymie des personnages, servent également à ce dévoilement, reflétant l’espace intérieur de mes personnages.
Dans « Coups au filet », ce sera notamment un moineau de badminton qui indiquera la scission dans le couple de Doriane et Luc :
Luc frappe le moineau à la hauteur des yeux de Doriane. Elle le lui renvoie. Les coups se succèdent. De plus en plus fort, de plus en plus vite. On n’entend plus que le son étouffé du moineau qui ricoche entre les raquettes. Au bout d’un moment, le moineau disparaît. Luc et Doriane s’envoient des coups dans le vide. (Ibid. : 37)
L’objet s’avère également un ressort important du récit dans chacune de mes nouvelles, tout particulièrement au début et à la fin, moments qui s’avèrent « surdéterminés » (Tibi, 1995 : 23). Dans « Coups au filet », la scission annoncée dès le début de la nouvelle entre Luc et Doriane est symbolisée par le filet de badminton : « Luc est de l’autre côté. Ses espadrilles noires, ses joggings gris, son T-shirt I love New York. Elle voit tout. Tout sauf ses yeux, cachés par la large bande blanche du filet. » (Huard, 2016 : 33) Et cette scission se concrétise à la fin, lorsque Doriane déclare : « — Ton moineau a une aile cassée, Luc. Il ne volera plus. » (Ibid. : 39) Ce moineau à l’aile cassée illustre donc la situation précaire du couple de Luc et Doriane, qui ne se comprend plus. La multifonctionnalité de l’objet que j’étudierai dans mon corpus — l’objet étant à la fois une figure spatiale, une métonymie du personnage et un ressort du récit — se déploiera donc également dans le volet création.
Les objets dans mes nouvelles peuvent également faire référence à un lieu physique. Dans « La Terre de Feu », l’exposé oral de Philippe sur le lieu où tout est encore possible transporte le lecteur à l’autre bout du pays :
À 35 666 kilomètres du Québec, là où se rejoignent les océans Atlantique et Pacifique, il y a une terre qui brûle. La Grande Île de Terre de Feu, l’île principale de l’archipel qui porte le même nom. Cette île en forme d’hameçon est séparée en deux. Deux tiers pour le Chili, le tiers restant pour l’Argentine. (Ibid. : 40)
À travers le texte de Philippe, on accède donc à la fois à un espace lointain, extérieur, et à l’espace intérieur de Philippe, convaincu d’avoir trouvé le lieu où tout est possible, une terre qui brûle, alors qu’elle est entourée d’eau, une terre où il pourrait devenir un oiseau :
Je ne sais pas comment les animaux terrestres font pour ne pas se brûler les pattes. La pluie quotidienne, à force de tomber, a peut-être recouvert la terre d’un grand tapis. Je ne sais pas non plus comment la terre peut être en feu si l’eau l’entoure et la recouvre. Mais je sais que, quand je serai grand, j’irai sur la Terre de Feu. Je marcherai sur les routes désertes de l’arrière-pays de Porvenir, la capitale de la province chilienne, je ferai du voilier au Cap Horn jusqu’à la rencontre des deux océans pour voir la coupure entre le turquoise du Pacifique et le bleu de l’Atlantique, je ferai du kayak sur le canal Beagle pour croiser un phoque. Et après avoir marché sur le feu et goûté à l’eau, je m’envolerai jusqu’au sommet du mont Samiento. Alors, je pourrai voir le canal Beagle, l’océan, l’Antarctique et le ciel s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde. (Ibid. : 43)
L’objet au centre de chacune des nouvelles, bien que pour la plupart du temps inanimé (pancarte, boîte à musique, moineau de badminton, gomme à effacer, travail d’école, tableau, pomme, porte-bonheur) n’est pas forcément statique, il peut s’agir d’un animal (c’est le cas de la mésange dans « Le temps d’une mésange »), ou encore d’un élément (la pluie dans « Après la pluie ») ((Selon Le petit Robert en ligne, l’objet est « toute chose (y compris les êtres animés) qui affecte les sens, et SPÉCIALEMENT la vue » (2016).)). Bref, quels qu’ils soient, les objets constituent le point de départ de toutes mes nouvelles. Ainsi, l’autonomie de chaque nouvelle est assurée par la symbolique créée autour de chacun des objets. La portion roman (comprise dans le terme « roman par nouvelles ») s’élabore, quant à elle, grâce à la cotextualisation et aux échos créés par des éléments récurrents : d’abord, les quatre personnages, qui évoluent d’une nouvelle à l’autre; ensuite le lieu qui est (presque) toujours le même, soit la maison familiale; mais aussi certains objets, qui peuvent revenir d’une nouvelle à l’autre. On retrouve notamment la boîte à musique de Doriane, d’abord présente dans le texte « La ballerine », au sein d’une discussion entre Philippe et Doriane dans le texte « La Terre de feu » :
En revenant de l’école, hier, Philippe a demandé à sa mère quel était son endroit de rêve.
— Mon endroit de rêve? Je sais pas. Ma boîte à musique, peut-être.
— Mais c’est pas un endroit ça, m’man. Je te parle d’un endroit où tout serait encore possible. Selon toi, ça se trouve où?
Doriane a laissé retomber l’assiette qu’elle était en train de laver au fond de l’évier, a regardé son fils, la bouche entrouverte.
— Un endroit où tout est possible? Qu’est-ce qui te fait croire que ça existe? (Ibid. : 41)
L’objet comme espace, en plus de déclencher l’écriture (puisqu’il constitue le pivot de chaque nouvelle), assure donc la cohésion de mon projet. Les objets m’aident à peindre le quotidien de mes quatre personnages (le repas familial dans « La pancarte », la rédaction d’un travail d’école dans « La Terre de Feu », un matin interminable dans « Les étoiles se cachent au cœur des pommes »). Cette contrainte, d’ordre thématique, m’a été inspirée par d’Aude, qui dépeint plusieurs situations du quotidien dans Cet imperceptible mouvement (la réception d’un colis dans « Le colis de Kyoto », une visite au musée dans « L’envol du faucon »). Deux autres contraintes animent l’écriture de mon roman par nouvelles, l’une d’ordre stylistique, l’autre d’ordre esthétique. Le style qui se déploie dans Quand la pluie traverse les murs se veut épuré, tout comme celui d’Aude dans Cet imperceptible mouvement. Mes recherches formelles se situent dans le dépouillement de l’écriture (par l’économie de mots ou l’utilisation de phrase paragraphe, par exemple), mais aussi dans le symbolisme de la représentation de l’ordinaire.
Cet imperceptible mouvement, qui représente le recueil le plus réaliste d’Aude, est tout de même traversé par une pointe d’onirisme propre à l’auteure. L’onirisme intervient, comme le mentionne Aude dans un entretien qu’elle a accordé à Michel Lord, « pour concrétiser une réalité d’un autre ordre, la réalité intérieure [des personnages], qui est parfois difficile à rendre autrement. […] Cette réalité intérieure se manifeste alors dans des faits aussi visibles et concrets que ceux de la vie quotidienne. » (1988 : 72) L’envol du faucon, à la fin de la nouvelle éponyme, est un bon exemple de cette touche onirique propre à l’auteure.
Ainsi, à la manière d’Aude, la réalité intérieure de mes personnages prend forme grâce à certains éléments qui sont de l’ordre de l’onirisme. C’est le cas, par exemple, de l’état intérieur de Doriane dans « Les étoiles se cachent au cœur des pommes ». Dans cette nouvelle, Anaïs, personnage principal et narratrice, tente de cerner le monde intérieur de sa mère, elle qui n’a pas la force de se lever le matin pour lui préparer un bon déjeuner. Anaïs en conclut que sa mère « entre dans le nord » à certaines périodes de l’année et que « seuls ses draps [peuvent] la réchauffer ». (Huard, 2016 : 47) Doriane a la tête remplie de stalactites et parfois, quand Anaïs la regarde dormir, elle aperçoit des aurores boréales se refléter dans la glace. Ainsi, l’état dépressif de la mère est représenté grâce au froid qui semble l’entourer physiquement.
Aude, par ses nouvelles, m’a donc donné la permission d’écrire que j’attendais. Elle a ouvert, pour moi, de nouveaux possibles. Maintenant, un monde peut se dessiner dans une pancarte de brigadière, dans l’aile cassée d’un moineau de badminton, dans le miroir brisé d’une vieille boîte à musique.
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
AUDE, Cet imperceptible mouvement, Montréal, XYZ éditeur, 1997.
BARBEAU-LAVALETTE, Anaïs, Je voudrais qu’on m’efface, Montréal, Hurtubise, 2010.
BIMBENET, Charles [dir.], « Objet », dans Le petit Robert de la langue française, [en ligne]. http://pr.bvdep.com/login_.asp (Page consultée le 19 avril 2016).
HUARD, Maude, « Quand la pluie traverse les murs suivi de L’objet comme figure spatiale à part entière dans Cet imperceptible mouvement d’Aude », mémoire [en cours de rédaction], Département des Lettres et humanités, Université du Québec à Rimouski, 2016.
LAHAIE, Christiane, Hôtel des brumes, Québec, L’instant même, 2002.
LAHAIE, Christiane, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, Québec, L’instant même, 2009.
LAHAIE, Christiane, « Les figures spatiales évanescentes de la nouvelle québécoise contemporaine », dans Québec français, n° 160, hiver 2011, p. 30-33.
LAMBERT, Fernando, « Espace et narration : théorie et pratique », Études littéraires, vol. 30, n° 2, hiver 1998, p. 111-121.
LORD, Michel, « Aude. L’écriture de la singularité », XYZ. La revue de la nouvelle, n° 13, 1988, p. 65-72.
MINELLE, Christina, La nouvelle québécoise (1980-1995). Portions d’univers, fragments de récits, Québec, L’instant même, 2010.
RICHARD, Lyne, Il est venu avec des anémones, Montréal, Québec Amérique, 2009.
TIBI, Pierre, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul CARMIGNANI [dir.], Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1995, p. 9-78.