4. La création de soi par soi
Permettez-moi de commencer en rappelant une phrase du troisième texte : « Le travail artistique étant une consécration de l’être à sa surexistence, à la surexistence, la recherche-création (in vivo) est, logiquement, le prolongement de ce mouvement d’augmentation ». En effet, dans la recherche-création effectuée par le créateur lui-même, on a un effet de rétroaction sur soi, effet voulu ou indirect, qui continue logiquement les fonctions de la création :
De même que le talent du peintre […] se modifie, sous l’influence même des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes. Cette création de soi par soi est d’autant plus complète, d’ailleurs, qu’on raisonne mieux sur ce qu’on fait. (Bergson, 2013 : 7)
Dans le présent texte, je veux regarder la mécanique, en quelque sorte, de ce mouvement réciproque entre l’augmentation de soi et le développement de notre pratique artistique. Par « augmentation de soi », je veux dire l’augmentation de la conscience, l’intensification du sentiment d’exister, ainsi que de cet autre sentiment « d’intelligibilité », dont je vais parler maintenant, tout de suite après avoir ajouté que tout cela – conscience, sentiment d’exister, d’intelligibilité (ou de signifiance) – est concomitant et coextensif; ce ne sont là que différents aspects d’un même état d’être.
L’intelligibilité de l’expérience
John Dewey évoque un « sentiment d’intelligibilité et de clarté » produit en nous dans la rencontre avec l’art :
L’œuvre d’art met en évidence et accentue cette qualité d’être un tout et d’appartenir au tout global de plus grande ampleur qui constitue l’univers dans lequel nous vivons. C’est ce qui explique, je crois, le sentiment d’intelligibilité et de clarté que nous inspire la présence d’un objet dont nous avons une expérience esthétiquement intense. […] Nous sommes pour ainsi dire introduits dans un monde au-delà du monde, et qui n’en est pas moins la réalité plus profonde du monde vécu de nos expériences ordinaires. Nous sommes transportés au-delà de nous-mêmes et c’est là que nous nous découvrons. (Dewey, 2010 : 323)
Ce que Dewey décrit ici, autant le sentiment d’intelligibilité et de clarté, que la façon qu’a l’œuvre d’art « d’être un tout global » appartenant au « tout global de plus grande ampleur » qu’est l’univers, que ce « monde au-delà du monde » qui n’est – de fait – que « la réalité plus profonde du monde vécu de nos expériences ordinaires »… tout cela constitue une expérience existentielle primordiale. Et c’est lorsque nous avons ce sentiment de faire partie d’un tout intelligible que, dit encore Dewey, « nous nous découvrons ».
Bien sûr, la philosophie et la science ont, elles aussi, émergé dans le prolongement de cette quête d’intelligibilité et de clarté qui anime l’humanité depuis les tout débuts de ce qu’on peut appeler « culture ». Mais dans la production symbolique – cette grande catégorie d’activités diverses dont l’art fait partie –, il ne s’agit pas de produire la connaissance désincarnée et transmissible de la science, mais bien de produire certains effets sur nous-mêmes. L’art génère des émotions, des affects, du sens, il fait naître des idées, accompagne la réflexion, mais la différence est majeure : le but de l’art n’est pas, comme en science, de rendre compte, d’expliquer et de transmettre des contenus déterminés et stables, mais de générer ces contenus. Et de cela, il ressort une idée aussi simple que profonde : la rencontre avec l’art, l’expérience vécue dans l’art, nous transforme psychiquement. Elle nous transforme comme toute expérience nous transforme, mais les dimensions de sens que l’art met en œuvre sont particulières à lui, particulières au genre de monde qu’il invoque – fait venir à l’existence ou… instaure. C’est effectivement un monde particulier, à la fois abstrait et émotionnel, qu’on a souvent (et à raison) appelé l’invisible, et que, dans le passage ci-haut, Dewey appelle « la réalité plus profonde ». Toutes nos activités nous transforment, chacune à sa manière, dans une direction particulière : que ce soit la religion, le sport, la science, la philosophie ou la psychanalyse, la vie en société… Et l’art lui aussi, dans ses dimensions propres, avec une puissance toute particulière.
Recherche d’intelligibilité et développement de l’attention
Nous n’avions pas besoin d’attendre la confirmation des IRM cérébraux pour savoir que l’art nous rend plus intelligents : “Years of neuroimaging have now given us a plausible or putative mechanism by which arts training could now influence cognition, including attention and IQ” (Mehta, 2009). Ce que les neurosciences découvrent par leurs moyens propres, un nombre incalculable d’artistes, de philosophes et d’éducateurs l’avaient compris depuis longtemps…
La mécanique de cela est puissante : l’art centre l’attention et la dirige vers l’intérieur de nous – en augmentant notre attention à nous-mêmes, il augmente notre conscience. Mihály Csíkszentmihályi explique ainsi ce mouvement : « Le soi dirige l’attention et l’attention détermine le soi. [La] conscience n’est pas un système linéaire, mais un système de causalité circulaire – l’attention façonne le soi et celui-ci façonne celle-là » (Csíkszentmihályi, 2004 : 46). Dans ce contexte, le lien établi par les neurosciences entre l’art et l’attention – plus précisément entre la pratique de l’art et l’attention – est extrêmement éloquent. Il faut s’y arrêter, pour comprendre que si « l’art » au sens moderne du terme est une invention culturelle récente (quelques courts siècles, à l’échelle de l’Histoire), il appartient à une grande catégorie d’activités et de comportements dont la fonction est d’influer sur l’esprit (au sens de mind), de l’agrandir, de l’intensifier… En regardant autour de nous avec un certain degré d’attention, que ce soit la nature ou l’environnement humain, on en vient à se regarder regarder, le sujet s’englobe lui-même dans son champ de vision, puis il se représente ce regard qui regarde, et ainsi de suite en posant des cercles concentriques de réflexivité toujours plus grands autour des réalités qu’on a saisies. On trouve ici le schéma par lequel se « crée la conscience », d’après le philosophe et maître zen Albert Low (2000), c’est-à-dire un mouvement d’intensification qui se produit en ajoutant, comme autant de cercles concentriques, des couches de réflexivité ou d’attention, des couches de « présence à » : présence, présence à la présence, présence à la présence à soi, etc., et des couches de conscience : « conscience de », « conscience de soi », « conscience de la conscience de soi », etc. Une telle intensification entraîne une augmentation du sentiment de signifiance et concentre (littéralement) encore plus l’attention : l’énergie psychique est augmentée, la conscience est plus aiguë et c’est l’ensemble de l’être qui se vit d’une façon intensifiée.
En termes simples, l’art est une expérience – de nature à la fois matérielle et intérieure, « inséparablement opératif et méditatif » (Bonardel, 1993 : 23) – et d’une expérience, on ne sort jamais complètement indemne. À moins que, comme le scientifique, on se soit couvert d’une combinaison étanche et stérile pour éviter autant d’être contaminé par le déroulement de l’expérience que de la contaminer. Dans l’art évidemment, nous souhaitons cette contamination, ou pour le dire de façon moins prosaïque, cette atteinte à l’intime : on a intentionnellement mis en place les paramètres de cette expérience de façon à ce qu’elle produise cet effet au plus haut point possible. Et à moins d’être radicalement positivistes, c’est-à-dire convaincus que l’intériorité de l’être n’est qu’un épiphénomène ontologiquement négligeable, nous sentons bien que cette transformation opérée par l’expérience artistique est une augmentation. Et personnellement, je pense que cette augmentation pourrait bien être la fonction anthropologique de l’art.
Du pouvoir instauratif de la réflexion sur l’expérience
Or, ce schéma d’activation qui procède comme les cercles concentriques à la surface de l’eau ne s’arrête pas à la simple prise de conscience du processus; il continue de façon fluide dans davantage de cercles réflexifs. De l’expérience à la réflexion sur l’expérience, il y a continuité. On peut évidemment choisir de maintenir notre création dans une certaine innocence, histoire de lui conserver sa spontanéité et son irrationalité. Nous faisons tous ça dans des mesures différentes, car il y a effectivement une part du processus créateur – sa poïétique – qui est irréductible, intuitive, et devant laquelle le raisonnement est contre-productif. Il y a une part d’ombre qui peut difficilement être élucidée ou théorisée. Comme l’écrit T. S. Eliot dans The Hollow Men (1925) :
Between the conception
And the creation
Between the emotion
And the response
Falls the Shadow
Mais au-delà de cette zone obscure, l’art s’exerce dans une attitude ordonnée combinant attention et intention – et à ce niveau, une augmentation délibérée de notre niveau de conscience est nécessaire à la performance des actes éclairés, à la fois libres et organisés, que l’art exige. C’est dans ces niveaux supérieurs de maîtrise poïétique que l’artiste, devenu réflexif, voit son activité créatrice générer ces cercles additionnels de conscience réflexive. Ainsi, on ne doit pas se surprendre que les professeurs d’art – les Laurier, Gosselin, Le Coguiec, Bruno, Villeneuve et autres – aient amené leurs étudiants vers la recherche-création de type autoréflexive. En effet, c’est dans la logique d’un mouvement créateur que les études avancées en art en sont arrivées à exiger cette réflexion, cette conscientisation de sa pratique qu’est la recherche-création de type réflexif. Ce type de recherche-création, qu’on dira « en première personne » (Vermersch, 2010), est tout à fait particulier dans l’univers scientifique, et c’est précisément celle-là que je regarde pour dessiner les contours de son effet existentiel instauratif. Car l’effet existentiel est incontournable : qu’on le mette à l’avant-plan de nos objectifs de recherche ou qu’il soit à l’arrière-plan comme un effet second (mais pas si secondaire que ça), quelque chose va forcément se produire en nous, alors que nous cherchons dans l’acte même d’écriture à mettre en lumière les axes et les niveaux de sens qui structurent notre pratique créatrice. Nous ne pouvons qu’en être transformés, de la même manière que nous sommes transformés dans la création elle-même : « Les mots sont quelque chose en train de se produire. » (Low, 2000 : 287)
La réflexivité comme mouvement instauratif
À partir d’ici, mon raisonnement se continue de lui-même : si l’art et les activités du même genre permettent de centrer l’attention et d’augmenter l’énergie psychique, alors la réflexion sur l’art et sur les activités du même genre procède du même mouvement et le prolonge. Et si elle ne vient pas toujours d’elle-même, la réflexivité vient logiquement. Dans un texte de 1938 intitulé Expérience et éducation, Dewey affirme l’idée centrale qui, selon moi, ancre le concept même de pratique réflexive : la connaissance (on pourrait dire aussi l’augmentation) ne vient pas de l’expérience elle-même, mais de notre réflexion sur cette expérience. Une expérience qui n’est pas examinée n’a qu’un pouvoir limité de transformation comparé au potentiel de cette expérience de nous transformer lorsque nous prenons le temps d’y réfléchir.
Une activité qui ne serait pas momentanément suspendue pour permettre l’examen de ses conséquences peut être un instant occasion de joie, mais, intellectuellement, elle ne conduit à rien. Elle ne fournit aucune information sur les situations où l’action peut se produire et n’achemine ni à l’élucidation ni à l’expansion des idées. (Dewey, 2011 : 513)
« Cela », dit encore Dewey, « suppose qu’on garde la trace des idées, des activités et des conséquences observées ». Ensuite, il faut encore de la réflexion : « Pour conserver ces traces il faut que la réflexion soit capable de réviser et de totaliser, – opérations grâce auxquelles on discerne et enregistre les traits significatifs de l’expérience dont on est l’acteur » (Ibid. : 514).
Dans le domaine des expériences artistiques, ce genre de réflexion n’est nulle part plus délibéré et accompli que dans la recherche-création en première personne, in vivo. L’artiste qui étudie sa propre pratique travaille ainsi sur sa propre conscience. En effet, dans les dimensions de l’expérience, les mots « connaissance » et « conscience » sont synonymes : « Depuis ses débuts les plus humbles, la conscience est connaissance, la connaissance conscience, pas moins reliées l’une à l’autre que ne l’étaient pour Keats la vérité et la beauté » (Damasio, 1999 : 35). C’est cette inextricable synergie – de fait, cette synonymie – qui fait que la réflexion sur nos actions augmente non seulement le pouvoir et l’efficience de ces actions, mais aussi le sentiment d’être de l’artiste qui les accomplit : ce sentiment d’être soi, d’être là, d’être présent, d’être… quoi!
La résidence achève
Je n’ai pas tout à fait fini ma résidence. Il me reste à regarder le fait que ce genre de recherche-création, si elle ne laisse pas l’artiste inchangé, ne laisse pas non plus l’œuvre inchangée. Je ferais aussi quelques remarques sur le fait que la recherche-création n’est peut-être pas condamnée à rester confinée à l’université. Elle peut aussi intéresser les récepteurs.
Bibliographie
BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2013.
DEWEY, John, L’art comme expérience, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010.
MEHTA, Aalok, « Attention May Link Arts and Intelligence », The Dana Foundation, mai, 2009.
CSIKSZENTMIHALYI, Mihaly, Vivre – la psychologie du bonheur, Paris, Robert Laffont, 2004.
LOW, Albert, Créer la conscience, Gordes, Les Éditions du Relié, 2000.
DEWEY, John, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin, 2011.
VERMERSCH, Pierre, « Les points de vue en première, seconde et troisième personne dans les trois étapes d’une recherche : conception, réalisation, analyse », Expliciter, 85, p. 19–32.
DAMASIO, Antonio R., Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob, 1999.