Je musardais, l’autre jour, dans une librairie remplie de bibelots de toutes sortes, y compris des parapluies bien rangés à côté des calendriers et des cartes de souhaits, le tout au milieu d’une centaine de livres de recettes toutes plus alléchantes les unes que les autres. Je constatais, encore une fois, que les bons plats sont plus populaires que les bons livres. Mais il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat, si par hasard il s’en trouvait un caché derrière le rayon de philosophie ou même derrière celui de la poésie ne serait-ce qu’en l’honneur de Baudelaire qui chérissait ce noble animal.
Or, quelle ne fut pas ma surprise, alors que j’étais planté devant le rayon consacré à la poésie – oh, pas grand-chose, quelques petites plaquettes qui grelottaient de solitude dans l’étroit réduit que le libraire leur avait réservé –, de voir surgir un chat. Ce chat sortait d’un sac on ne peut plus à la mode : la petite guerre à laquelle se livrent, en catimini, théoriciens et créateurs, principalement poètes.
L’affaire semblait réglée d’avance, les théoriciens ne se gênant pas pour affirmer qu’en cette ère de postmodernité, en attendant l’autre qui ne devrait pas tarder, la science avait pratiquement éliminé la poésie. Néanmoins cette victoire apparente laissait dans la conscience de certains d’entre eux, un arrière-goût dont ils auraient aimé se débarrasser. C’est du moins ce que je conclus en voyant clignoter, sur la page couverture d’une anthologie, un hologramme qui représente un squelette recouvert d’une peau imaginaire, bien assis sur son fauteuil en train de savourer sa dernière invention : la fusion de la science et de la poésie. Je savais, dès lors, dans lequel des deux camps l’auteur avait décidé de construire sa niche.
Il y avait, bien entendu, sous ce titre on ne peut plus académique, pour ne pas dire scientifique, une anguille qui frémissait, même si à peu près personne, dans les milieux de la haute théorie, ne la remarquait. Cette anthologie, me dis-je, doit probablement constituer la contribution de l’auteur à la grande recherche qui bat son plein dans le milieu des Lettres et dont le but est de trouver le « point suprême » qui permettrait à la science et à la littérature, principalement la poésie, de coïncider. Cela mettrait un point final – on peut l’espérer – à un débat qui a déjà trop duré et qui, finalement, n’en vaut pas la peine puisque plus personne, hormis quelques hurluberlus, à tout le moins dans les milieux de l’enseignement, ne s’intéresse vraiment à ce que l’on dénomme un poème.
Telle a été ma première impression. Mais comme je sais qu’il faut se méfier des premières impressions, je poursuis mon investigation. J’ouvre le livre et je commence à lire la préface pour y apprendre que ce qui a déclenché, chez cet auteur, l’idée de réaliser cette anthologie a été le désir de trouver une réponse à la question qui mijotait dans son cerveau depuis longtemps : le poème peut-il accueillir au sein de son langage un lexique, des notions et même des savoirs scientifiques, sans remettre en question son propre statut?
Je relis cette profonde question en ayant soin de changer quelque peu ses termes pour mieux saisir l’enjeu de la recherche à laquelle l’auteur et ses assistants se sont livrés, pour la reformuler de la façon suivante : le poète peut-il accepter comme matériau propre à sa création spécifique, des mots, des notions, et même des savoirs propres à la science sans pour autant basculer en bas de sa chaise?
Oh! Là! Là! me dis-je, en prenant conscience de l’énormité des propos que je retourne dans mon esprit depuis quelques minutes. C’est à croire que l’auteur n’avait jamais réfléchi au sujet qui le hantait et auquel il tentait de trouver une réponse, sinon définitive, à tout le moins suffisamment probante pour permettre de jeter un peu de lumière sur la question posée. Qu’est-ce donc qui me titille à ce point? J’aurais souhaité que, dans cette préface, l’auteur ait pris le temps de préciser ce qu’il entendait par lexique scientifique et pourquoi ce qualificatif s’imposait dans ce cas. Malheureusement, et en dépit de mes relectures, je n’y ai rien trouvé susceptible de m’éclairer. La seule chose que j’apprends est le nom des personnes chargées d’aider le théoricien à parcourir le corpus québécois avec l’intention de trouver des textes qui acceptent en leur sein des éléments scientifiques. Tout au long de ma lecture, notamment celle des poèmes « Arbre » de Paul-Marie Lapointe et « Retable » de Gérald Godin, j’ai vainement cherché en quoi et comment la science s’insinuait dans les poèmes retenus et leur donnait une connotation particulière.
Pourquoi avoir choisi ces deux poèmes, entre autres, pour manifester que les grands poètes empruntent souvent à la science des éléments qui lui appartiennent en propre? Je me serais attendu à rencontrer, dans les textes qui constituent cette anthologie, des termes spécifiquement scientifiques, comme le nom des médicaments que je dois ingurgiter pour suppléer à la paresse de mon organisme vieillissant, ou le vocabulaire propre à la rhétorique comme antanaclase, anacoluthe, etc. Il m’est évident qu’un tel vocabulaire ne peut que très difficilement trouver place dans un texte poétique et il en va de même pour la panoplie de mots barbares qu’on rencontre dans les traités de science littéraire grâce auxquels le chercheur tente de fixer ses découvertes en des formulations, voire même des formules, qu’on ne trouve nulle part ailleurs qu’en science littéraire, comme « pulsion scripturale ».
Je suis, vous vous en doutez bien, on ne peut plus surpris. Les mots que je lis, page après page, n’appartiennent pas au lexique de la science, mais à la langue que je parle tous les jours, même si plusieurs d’entre eux sont peu usités. Ainsi, depuis quand le mot « arbre », et le nom de chacun des arbres qui s’épanouissent dans notre belle nature québécoise, appartient-il exclusivement à la science et non au langage lui-même?
L’auteur de l’anthologie n’est d’ailleurs pas le seul à penser ainsi. La plupart de ses collègues théoriciens sont du même avis. Et que dire des étudiants qui fréquentent les cours de ces sommités et, encore plus, de monsieur et madame Tout-le-Monde qui s’en remettent, dans ce domaine comme dans les autres, à la rumeur populaire qui tient lieu de « rigueur intellectuelle » à la plupart. Tout ce beau monde, à ce qu’il me semble du haut de mon perchoir, patauge dans la gadoue sans même s’en rendre compte.
Selon la démarche qui m’a été enseignée par Descartes, je commence par douter de toutes ces affirmations, puis je prends le temps de bien faire le tour du terrain sur lequel je me propose de marcher et, enfin, je me pose la question suivante : est-ce que les mots « arbres », « conifères », « glaïeul », « rhubarbe », « galaxie », « cathédrale » appartiennent d’abord et de droit au lexique de la science? Bien évidemment que non. Les mots, car il s’agit bien ici de mots, et non de concepts, appartiennent d’abord à la langue, non à la science, bien qu’elle ait décidé de garder le même mot pour désigner les concepts qui lui ont permis de changer la chose en objet de connaissance. Or, en tant que partie intégrante de la langue, un mot est (et là il me faut devenir sérieux, quasi savant) une sonorité signifiante résultant de la rencontre de la conscience et de la chose qui, par et en cela, engendre le mot dans un acte de co-naissance. Le mot est d’abord et avant tout une sonorité porteuse de sens et d’orientation et celui qui a rapport au langage et à la parole (c’est de cela dont il est question ici), c’est l’être parlant, l’humain, tout particulièrement le poète lorsque ce mot désigne celui dont la vocation (le mot « profession » ici siérait vraiment mal) consiste à maintenir la langue et le langage vivants et vivifiants pour la conscience et dans la société.
Afin de régler l’imbroglio dans lequel la lecture de cette anthologie m’a plongé, à savoir que la science permet à la poésie d’aller plus loin, il faut avant tout préciser comment la science et la poésie considèrent le mot.
Prenons le mot « arbre » comme exemple. Ce mot, lorsqu’on lui restitue la totalité de sa réalité, sans oublier sa sonorité, renvoie à la chose arbre. L’arbre tel qu’il existe dans la nature où quiconque peut le rencontrer sous ses multiples modalités d’existence : orme, hêtre, sapin. Arbre renvoie d’abord à un arbre concret qui peut être touché, goûté, senti, etc. De même pour sapin, orme, hêtre. Ce sont d’abord des noms qui permettent à la conscience d’entrer en relation vivante et créatrice avec la chose et, par son intermédiaire, le monde concret, réel que nous habitons tous. Tout cela se passe en dehors de la science.
La science, pour sa part, ne s’intéresse pas à la chose concrète qui existe dans la nature, elle s’intéresse au concept arbre ce qui signifie que le scientifique pose la chose arbre en face de lui et la transforme en objet d’étude. Ce qui lui permet de déterminer la structure de la chose devenue objet, de même que les lois de son fonctionnement, etc. Il résulte de toute cette activité que l’arbre n’existe plus, il devient un être de raison qu’on fixe par un signe pour être capable de le reconnaître. Pour lui, le mot renvoie à une expérimentation.
Malheureusement, dans certaines sciences comme la botanique, l’ornithologie, la minéralogie, entre autres, et pour ne nommer que celles-là, le signe retenu pour désigner le concept est le même que le mot qui renvoie à la chose réelle et concrète. Le scientifique a tout simplement retenu le mot « courant » et l’a investi de la « mission » de devenir le signe du concept engendré par la raison. Ce qui a eu pour conséquence de réduire considérablement le champ de signification couvert par cette sonorité linguistique et, pratiquement, de réduire le champ cognitif couvert par le langage vivant.
Si on consulte un dictionnaire, on peut d’abord lire la définition du mot « arbre » (ce qu’on a longtemps désigné par l’expression : sens propre), mais également, en catimini, toutes les autres significations qui vivent dans ce mot, y compris, parfois, le sens symbolique du mot « arbre », par exemple. Ce faisant, et parce que la coutume a fini par ne retenir que la signification objective du mot, c’est elle qui prend toute la place ou presque.
Pour le poète, le mot n’est pas d’abord un signe, mais une sonorité signifiante et fondée sur une expérience sensible. Il doit donc, au moment d’écrire, retrouver le mot tel qu’il était avant que la raison ne l’ait figé en signe. Avant la science et ses définitions. Comme on peut le lire dans ce texte de Baudelaire : La nature est un temple où de vivants piliers laissent passer de confuses paroles… L’homme y passe à travers une forêt de symboles qui l’observent avec des regards familiers.
L’opération de définition effectuée par la science a malheureusement figé autant le monde que la conscience, les rendant incapables d’entrer en contact avec leur dimension créatrice respective. La science a ainsi vidé nos vies de concret et a fait de nous des êtres avides d’abstractions. Cette révolution a été tellement efficace que la majorité d’entre nous dénomment concret ce qui est abstrait, et abstrait ce qui est concret. Comme cela se passe en peinture, par exemple. Plus le peintre se rapproche de la couleur, et seulement d’elle, et de la matière qui la soutient, comme on le voit chez Riopelle ou Borduas, plus on le qualifie d’abstrait. Alors qu’au contraire il tente de se rapprocher du concret jusqu’à s’y fondre. On retrouve la même anomalie chez tous ceux qui trouvent que les mathématiques sont plus concrètes que l’ensemble des fleurs qui nous entourent.
Voilà donc, en raccourci, le monde dans lequel nous vivons et dans lequel vit également le poète qui, lui, a la fâcheuse manie de préférer le concret à l’abstrait. C’est d’ailleurs pourquoi, généralement, il étouffe dans ce monde aseptisé par la raison et castré de toute sa dimension sensible et même sensuelle. Contrairement à la plupart, y compris nos théoriciens du langage et de la littérature, il abhorre ce monde artificiel et tente, par tous les moyens qui sont à sa disposition, de remettre en marche les mots figés, autant par la science que par l’habitude, en replongeant ceux-ci et la conscience qui les a dépouillés de leur être dans un bain de Jouvence. En d’autres termes, par un retour à l’originaire autant des mots, de l’homme que du monde humain dans lequel il vit.
Il est vrai que le poète travaille à partir du mot, mais du mot tel qu’il est avant que la science, et la conscience objective qui la rend possible, ne s’en soit emparée pour le figer dans une signification univoque. Le travail du poète et du littéraire consiste donc à tenter de remettre en marche les mots et le langage afin de les délivrer de l’étau dans lequel la conscience objective tente de les fixer, leur redonnant ainsi la liberté qu’ils avaient et qu’ils ont toujours.
Pour ma part, il est clair que la tentative de cette anthologie de montrer que la science, loin de nuire à l’expression poétique, l’aide au contraire à aller plus loin dans sa démarche, est vaine. Le lexique de la science constitue un emprunt au langage, emprunt qui rétrécit le sens et de la langue et des mots, en les faisant passer du concret à l’abstrait. Ce contre quoi doit se prémunir le poète, c’est la tentation de prendre les mots utilisés par la science comme les mots de langue réelle et concrète, alors qu’ils n’en sont qu’un reflet bien pâle.
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
PAQUIN, Jacques, Anthologie Science et Poésie, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2014.