14 h 05.
Aujourd’hui, le soleil gifle et le fleuve est exalté. Peu d’embarcations à l’horizon; qu’un pétrolier canadien aux allures de cuirassé à un kilomètre à l’est et le traversier d’après-midi à trois kilomètres à l’ouest. Le vent frappe par bourrasques et, au nord-ouest, les nuages sont denses. La houle se brise sur la coque en petites claques d’applaudissements de plus en plus enthousiastes. Seulement voilà, il n’y a pas de quoi applaudir.
Un de mes meilleurs contrats. Je photographie une légende, cliché par cliché, pièce par pièce, gravure par gravure. Les poutres en bois massif caressées par les algues, enlisées dans la glaise. Souvenirs en gestation.
14 h 07.
Les cumulonimbus gagnent du terrain; ce n’était pas prévu à l’horaire. Le pont tangue et le fil reste inerte. Le plongeur n’a même pas monté d’un palier. Tout le monde me dit que Théo est le meilleur plongeur de l’équipe, voire du pays. Qu’il connaît cette épave comme le fond de sa poche. Pourtant, peu de gens y sont parvenus. Les trois facteurs conditionnels sont terribles : faible visibilité, courant fort, profondeur considérable.
Autour de moi, aucun signe de vie. Les poissons volent quelque part au-dessus, leurs ombres en relief sur le bois préservé par le sel. Le courant passe.
14 h 12.
Théo devrait avoir remonté le premier palier. Sa ligne reste bercée par les vagues. C’est la première fois que je l’assiste. Lui, il connaît bien le métier. Il connaît aussi pertinemment les risques d’une remontée précipitée. Pourtant, aucun mouvement dans l’aire de plongée. Qu’est-ce qu’il fait?
Dans toutes mes photos, comme un doigt devant l’objectif, le fil d’Ariane. Je ne peux pas le garder.
14 h 18.
J’ai prévenu l’équipage du retard. Il s’agite. Les avis sont partagés : on fait confiance au plongeur, ou on va le chercher? Je suggère de tirer le fil jusqu’à résistance. On me l’interdit. S’il est encore dans la charpente, le câble pourrait se prendre dans le vieux bois et l’empêcher de revenir. Tout le monde s’affaire sans lui prêter attention ; dans cinq minutes, s’il n’y a toujours pas de signes, je tire.
L’eau est de plus en plus opaque. J’ai du mal à distinguer mes pieds. Libre d’attaches, j’atteins le fond de ce qui était le couloir. Derrière la carcasse de ce qui devait être une commode, dans un cadre minutieusement orné, une porte se dresse au garde-à-vous. Quelque chose, dans cette épave, que je ne connais pas. Que personne ne connaît. Elle est verrouillée.
14 h 20.
Le fleuve est trop creux à ce niveau pour ancrer le navire. Les applaudissements deviennent de plus en plus effrénés; l’homme de roue peine à maintenir l’embarcation en place et le matériel commence à rouler sur le pont. Mais qu’est-ce que tu fous, Théo?
Comme un cosmonaute, je l’atteins à grands pas aériens. Le bois s’effrite, mais la serrure tient bon. Je pousse la porte de l’épaule; elle résiste. Je ne remonte pas sans savoir ce qu’il y a derrière.
14 h 22.
L’équipage s’affaire sur le pont. L’odeur du vent s’est rafraichie, salinisée, précipitée; l’orage est imminent. On roule des cordes, on range le matériel dans les sacs d’étanchéité, on attache tous les gréements. Le cuisinier doit être en train de ranger ses couteaux, ses planches à découper et les bols en métal dans les armoires. J’espère qu’il pensera à venir me donner un coup de main. D’ici, j’entends, à travers la houle, le capitaine qui s’entretient à la radio avec la garde côtière : « position 48° 37′ 30″ Nord, 68° 24′ 29.88″ Ouest, rien au radar, 14 membres dans l’équipage ».
Je récupère une lampe, en casse l’ampoule. Les éclats de verre disparaissent aussitôt dans l’opacité de l’eau. J’utilise le pied en levier; lentement, les pentures sortent de leurs gonds.
14 h 23.
Tant pis, je tire. Tant pis si ça coince, tant pis s’il brusque sa remontée et ne respecte pas les paliers de décompression. Il doit refaire surface. Maintenant. Je ramène à deux mains le fil d’Ariane. Le câble est glacial malgré le mois de juillet; je frissonne. Six mètres d’espoir sont maintenant enroulés sur le pont, et toujours pas de résistance. Ma gorge se serre, mes mains deviennent moites. On ne m’avait pas préparé à ça. Je lâche tout, cours chercher le capitaine.
Tant pis pour les lois fédérales : je rentre. L’aiguille de ma bombonne est dans le rouge.
14 h 30.
La timonerie oscille à 40 degrés à bâbord, à tribord. Et mon cœur avec elle.
On voit, au loin, la tempête cribler le fleuve de balles. Les mâchoires du capitaine serrées comme des étaux, le visage de l’homme de roue rejoint la couleur de l’écume et une vague agressive revient et revient et revient se jeter contre le flanc du navire. Malgré leurs belles paroles, je vois bien que la situation nous échappe. À cette heure-ci, il devrait rester environ trois minutes d’oxygène dans la bouteille du plongeur. Tout l’équipage court de la proue à la poupe; tous refusent de voir le fil d’Ariane qui serpente, libre, dans l’eau.
Je vois les cumulus errer par les hublots. Ici, au fond de la pièce, le trône du capitaine; un fauteuil capitonné, un bureau de bois d’acajou aussi long que je suis haut. D’ici, je ne sens plus le courant filer, la lumière du jour s’enfuir, le fil s’envoler vers la surface. Je ne sens pas le poids de la combinaison, du casque, de mes bombonnes, du regard des autres plongeurs sur moi, de la fourchette échappée au restaurant, du portemonnaie oublié dans l’auto, de cette fille à laquelle je ne rends jamais le sourire, paralysé.
Je sens mes bras s’éloigner, prendre leurs aises. La pièce s’obscurcit. Les bruits sourds de la mer amniotique me bercent, rythme de battements de cœurs. Le courant passe comme une brise sur ma peau néoprène. Les bibliothèques éparpillées et l’ombre du vaisseau autour de moi, je souris. Je m’allonge sur l’acajou, les pieds devant.