Mathieu Leroux Quelque chose en moi choisit le coup de poing Montréal, La Mèche, 2016.Mathieu Leroux est auteur, metteur en scène et comédien. Diplômé de l’École supérieure de théâtre de l’UQAM, il a aussi complété une maîtrise à l’Université de Montréal où il s’est intéressé au devoir de vérité dans l’écriture autobiographique, de même qu’à la cruauté inhérente à ce genre d’entreprise. Cette réflexion – conjointe au roman Cru, publié sous le titre Dans la cage en 2013, chez Héliotrope – se poursuit dans son plus récent essai, publié en 2016 chez La Mèche.
Quelque chose en moi choisit le coup de poing est composé de quelques pièces de théâtre inédites (dont il ne sera pas question ici) et d’un bref essai, « une réflexion en cours qui sert, entre autres, à introduire le théâtre qui suit [et] à réfléchir à l’écriture de soi sous un angle littéraire » (p. 16). Si l’auteur pose d’emblée que son texte n’a rien d’exhaustif, celui-ci a tout de même la qualité d’offrir une large perspective quant à l’idée de la performance de soi en « abord[ant] la création par le Je comme un acte d’humilité, de générosité » (p. 13). Ce don de soi n’est possible qu’à l’intérieur d’un dialogue entre « faiseur » et « receveur », souligne Leroux, alors qu’il s’agit de « donner un corps à l’intimité et au discours qui l’entoure, à l’intérieur d’un continuel rapport à soi et à l’autre. » (p. 15) Nul nombrilisme, prétention ou égocentrisme dans cette entreprise, donc, mais bien une tentative d’ouvrir un dialogue dans sa dimension collective : « on ne parle pas que de soi (et assurément pas à soi) lorsque l’on amorce la conversation avec Je. » (p. 13)
En se penchant avant tout sur des sources littéraires « par souci de concision, mais aussi parce que c’est bien en littérature qu’une grande partie de la recherche autobiographique s’est faite » (p. 16), Mathieu Leroux propose donc une réflexion introductive à son propre travail de création « en ayant en tête qu’écrire veut aussi dire se définir, se modeler – et [que] l’on peut s’écrire scéniquement, dans le but de présenter une version de soi » (p. 16) qui, par sa recherche d’authenticité, soit aussi susceptible de parler de Nous.
Écriture de soi, vérité et authenticité
Le point de départ de sa réflexion porte sur l’autobiographie et l’autofiction – bien qu’il nous mette en garde contre ce dernier terme, « utilisé de manière fourre-tout aujourd’hui », dit-il, « à partir du moment où un objet artistique […] flirte avec des éléments personnels de la vie du créateur. » ((Pour en finir avec cette dénomination, Leroux pose que « si l’autofiction met en avant l’histoire, les mécanismes du récit et une mise en scène élaborée, l’autobiographie place la vérité et la manière de la dire au centre de ses préoccupations énonciatives. » (p. 18) )) (p. 17) S’inspirant d’abord des travaux de Lejeune et Doubrosvky sur la question, il s’interroge à savoir s’il est possible d’écrire de l’autobiographie « pure » considérant que « le réel est constamment filtré par la subjectivité, et [que] le temps transforme toujours les souvenirs » (p. 18), ce qui implique nécessairement une part d’invention, de fiction. En outre, quelle place occupe la recherche de vérité et d’authenticité à la base de l’écriture de ces récits? Dans quelle mesure peut-on envisager ces textes comme vrais? Que faire de la part de « construction » (consciente ou non) de ceux-ci? Partant de ces questionnements, ce qui l’intéresse avant tout dans ce type de création où le Je est maître, c’est « la mise en scène, ce que l’on veut faire dire de l’analyse de l’intime, qui propulse l’écriture » (p. 18).
Si Leroux convoque les travaux de Christophe Donner – lequel affirme que « ce que la littérature demande de ses auteurs, c’est de raconter leur vie » (p. 21), alors que l’imagination est « mensongère, commune, poison littéraire » (p. 21) et « provient de l’ignorance » (p. 21) –, lui-même n’a pas une opinion aussi tranchée : « J’aime la fiction, mais, en création, je fais le pari de la réalité », bien que cette « réalité p[uisse] être manipulée sous bien des formes » (p. 57). Ainsi, pour Leroux, il est impératif pour le créateur de passer aux aveux : « c’est en racontant fidèlement ce qu’il perçoit qu’il pourra faire de l’art une science, et non une simple récréation. » (p. 22) Il importe donc pour le créateur d’être le plus authentique possible dans son art : s’il ne peut « toucher » le réel, il est de son devoir de tendre vers celui-ci pour se rapprocher le plus possible d’une certaine « vérité ». Car ces récits de soi, aussi intimes et personnels soient-ils, s’ils atteignent cette authenticité recherchée – peu importe leur manipulation –, pourront ouvrir un dialogue et parler à tous.
Les cruelles mises en scène de soi
Par contre, ce travail d’introspection chez le créateur ne se fait pas sans souffrance. Comme l’observe Leroux, « l’aveu enclenche à la fois soulagement et culpabilité nouvelle » (p. 23) : si cette recherche de significations à même sa propre expérience lui permet expiation et rédemption (alors qu’il cherche à expliquer sa personne), la cruauté lui devient aussi un mal nécessaire alors qu’il impose sa version des faits « dans un but de purgation, en espérant accéder aux possibles vertus qui pourraient émerger de la souffrance. Une forme de liberté. » (p. 25) Cruauté envers soi, donc, mais aussi envers autrui qui se voit impliqué malgré lui dans le processus subjectif du créateur qui impose sa vision des faits. À ce titre, Leroux convoque la pensée de Bataille en avançant que « le Mal, par le précepte d’hypermorale, servirait à énoncer la vérité, non dans un rapport de force aux dépens des faibles, mais dans un désir de liberté » (p. 26). C’est en suivant cette logique qu’il affirme aussi que
l’action de se performer soi-même prend la forme d’un catalyseur qui traite le Mal comme une valeur positive en bousculant les normes, en bouleversant les concepts établis autour de l’intimité, en repoussant les limites de ce qui devrait être dit et de ce qui devrait rester secret. Ce Mal est davantage utilisé pour l’auteur.e que contre l’entourage (p. 26).
Cette cruauté que s’inflige le créateur est bénéfique (par sa dimension cathartique), constructive, mais aussi, et avant tout, lucide – et surtout pas gratuite et égocentrique comme peuvent l’être les télé-réalités (où la mise en scène de soi est également primée) qu’on nous sert depuis quelques années, note Leroux. L’orchestration de la cruauté dans le récit de soi est plutôt de l’ordre d’un « faiseur [qui] […] offre sa création dans un désir de reconnaissance de la part du receveur » (p. 31) non pour obtenir sa minute de gloire, mais bien pour toucher autrui et permettre le dialogue, la réflexion.
Sans trop s’y attarder, Leroux emprunte donc un détour vers l’étude de la culture virtuelle et des récents outils de communication en montrant « comment échangent la littérature, le théâtre et les arts visuels avec la technologie numérique » (p. 52). Suivant la pensée de Guy Debord, il montre de quelle façon le Je occupe de plus en plus de place de nos jours, peu importe le domaine, alors que tout le monde s’offre en spectacle. Pour Leroux, cette tendance ne fait que témoigner d’une tentative de reprise de contrôle de soi caractéristique de notre époque : en se mettant en scène, en ayant le contrôle sur l’image qui est offerte de soi-même, le sujet s’octroie un inévitable pouvoir décisionnel. À ce propos, Leroux convoque un récent texte de Mathieu Arsenault dans lequel ce dernier observe que « tout le monde se met constamment en scène dans la crainte que son image ou sa parole, captée par un autre, soit détournée, utilisée contre lui » (Arsenault, 2015 : 15) ; l’attitude du créateur qui cherche à s’expliquer sa personne à travers l’aveu que lui arrache l’écriture n’est pas étranger à cela.
Sur les réseaux sociaux, « on choisit le visage que l’on veut montrer au reste du monde » (p. 35) dans le seul but de « nourrir l’ego » (p. 36), ce qui diffère fondamentalement de l’idée d’une performance artistique de soi, selon Leroux. Dans le premier cas, c’est le nombre de clics qui supporte la représentation, qui elle-même « empêch[e] le silence et la concentration nécessaires à la connaissance de soi » (p. 42) – nous sommes davantage dans un « qui suis-je selon toi », c’est-à-dire un Je pour les autres, qui « jumel[le] de l’excessivement faux à l’incroyablement vrai » (p. 44). C’est en ce sens que Leroux qualifie Facebook de « machine à essai » (expression qu’il emprunte à David Shields), alors qu’on s’en sert pour « gérer le « personnage » que l’on joue en ligne » (p. 45). Dans le cas de l’écriture, par contre, c’est plutôt un regard intérieur qui est sollicité, une réflexion intime et profonde sur soi qui se rapproche davantage des essais de Montaigne, par exemple, alors qu’une question prime : « qui suis-je? » Il n’est donc pas question de se construire pour les autres à travers ses performances, mais bien pour soi-même. Et ce, dans le but d’ouvrir le dialogue avec les autres, conclut Leroux :
L’attirance, la volonté d’attirer le regard de l’autre, est probablement le principe premier d’une photo composée pour Instagram, alors que l’autobiographie, au moment où elle est créée par l’auteur.e, n’a que faire d’être sexy. En principe. C’est l’authenticité qui compte, même dans une structure où les événements sont manipulés […]. Ainsi, les arts suggèrent plusieurs possibilités de lecture […], tandis que l’image rattachée à un compte virtuel risque de n’offrir qu’une seule possibilité de lecture : celle que l’autoportraitiste choisit. (p. 46)
La multiplicité des lectures propres à l’art ouvre le dialogue, tandis que les possibilités limitées du virtuel ne s’en tiennent qu’à un divertissement momentané.
Les mises en scène quotidiennes de soi sont construites, au même titre que peuvent l’être les écritures du soi. La différence, par contre, c’est que « l’objet ordinateur/téléphone « intelligent » devient ainsi « le lieu » par excellence d’une présentation de soi vidée de toute profondeur ou philosophie » (p. 33-34). Par leur instantanéité et leur consommation rapide, nous n’avons affaire qu’à leur superficialité. Leroux nous rappelle que ce ne sont au fond que de pures fictions, du divertissement à sens unique, contrairement aux mises en scène de soi dans l’écriture, lesquelles invitent plutôt à la réflexion. En outre, ce trop-plein de voix sur les réseaux sociaux offre une surcharge qui produit l’inverse de l’effet désiré par l’écrivain : tout en vient à s’équivaloir sans arriver à se démarquer ou à être entendu. Tous ces constats comparatifs amènent finalement Leroux à se demander : « Dans une perspective autobiographique, l’introspection et la recherche que nécessite une démarche artistique peuvent-elles cohabiter avec l’impulsivité et l’instantanéité d’un post Tumblr? » (p. 52) Il en arrive à la conclusion que, malgré tout ce qui les différencie, la démarche artistique et le post Tumblr « sont partie intégrante d’un discours sur Je, mais aussi, et surtout, un jalon essentiel à la construction de soi » (p. 53), point central à toute sa réflexion.
Se performer = Se créer
Bien qu’elle ne cherche pas toujours le même but, l’« écriture » de soi – qu’elle soit virtuelle ou littéraire – « exige [toujours] manipulation et dévoilement » (p. 54). En effet, Leroux note « les liens indéfectibles qui existent entre le texte et l’image quand on en vient à examiner en profondeur la démarche autobiographique » (p. 53), l’un et l’autre permettant à la fois au créateur de se montrer et de se cacher. Ce constat l’amène alors à aborder le rapport à l’intimité inhérent à ce genre de performance.
Dans les dernières pages de son essai, Mathieu Leroux laisse place à sa subjectivité en adoptant le Je dans l’énonciation, lui permettant ainsi d’utiliser un ton plus personnel, intime, et de témoigner de sa propre expérience d’écrivain en mettant de côté l’aspect plus théorique et historique des pages précédentes. Il en vient donc à aborder « cette intimité parfois inconfortable, dangereuse (ne sachant pas ce que le receveur en fera) » (p. 54), celle qui est au centre de ses textes de théâtre parce qu’il la trouve essentielle à une chose : dire le réel. Plus encore, c’est « parce qu’elle [l]e bouleverse et qu’elle est, à bien des égards, stimulante, dure, excitante, scabreuse, banale et tellement complexe; parce qu’elle [l]e dérange » (p. 58) qu’il s’y soumet. Comme il le dit lui-même en référence au titre de son ouvrage : « La caresse est agréable, mais quelque chose en moi choisit le coup de poing. » (p. 58) Ce que Leroux souhaite accomplir en parlant de soi, c’est bouleverser les certitudes à son endroit. Par contre, il ne le fait pas consciemment pour s’offrir une thérapie psychanalytique, mais bien pour questionner et ouvrir le dialogue en se servant de l’authenticité de sa propre expérience comme matériau de base. En effet, ses textes
questionnent ce que c’est que de s’utiliser comme matériau dans un contexte artistique et tentent un dialogue dans une perspective collective, en ayant comme ferme conviction que de parler de soi le plus simplement, franchement, humblement possible, sans déversements ou vengeance, c’est ouvrir un canal qui va directement vers l’autre. C’est penser que moi, c’est les autres. (p. 64)
Il s’agit donc de réfléchir sur soi pour réfléchir sur tous, mais aussi pour s’expliquer à soi, se comprendre, se créer en orchestrant son existence à travers la construction signifiante d’un texte.
Les écritures et performances de soi sont souvent accusées – à tort – de narcissisme et d’égoïsme. Ce que l’essai de Leroux a de particulier, c’est de redonner ses lettres de noblesse à ce type d’entreprise en la réfléchissant par rapport à ce qu’elle est vraiment : un exercice sérieux de réflexion autour d’un Nous se servant de Je comme matériau de base, parce que nous écrivons le mieux ce que nous connaissons et ce que nous avons nous-mêmes expérimenté. C’est en puisant dans son intimité, en se soutirant des aveux – aussi cruels puissent-ils être – que le créateur peut le mieux se rapprocher d’une recherche de vérité et d’une tentative de compréhension (et de remise en question) de la nature humaine, recherche qui semble, au fond, être le point de départ de toutes entreprises artistiques. C’est une quête de sens que le créateur fait d’abord – narcissiquement – pour soi, mais en souhaitant aussi parler et réfléchir à plus grand que soi, tel que le suggère Leroux en conclusion :
Peut-être que de se performer au sein d’une proposition littéraire, scénique, photographique ou artistique est un geste nécessaire. Une façon de faire taire, pour un bref moment, dans la simplicité de soi, le constant bruit ambiant. Un moyen de se réhumaniser, alors que l’on oublie souvent qu’au centre du grand bordel auquel on prend part, réside une chose commune à toutes les époques, cultures, et géographies : Nous. (p. 64-65)
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
ARSENAULT, Mathieu, « De la caméra-stylo au téléphone-carnet », Liberté : Art & politique, no 307, printemps 2015, p. 15-16.
LEROUX, Mathieu, Quelque chose en moi choisit le coup de poing, Montréal, La Mèche, coll. « L’Ouvroir », 2016.