Elle attend debout, près de la fenêtre ouverte, le regard fixé sur le bout de la rue. Bientôt, la voiture apparaîtra. Ses souvenirs l’emportent sur le cours de sa jeune vie.
Elle joue dans un bidonville de Calcutta. Avec ses frères et sœurs, elle escalade les monticules d’ordures à la recherche de trésors oubliés. Ce décor ressemble à l’antre du diable pour un Occidental, mais pour ces enfants il reflète le paradis, parce qu’ils ignorent qu’au-delà de ces dédales de baraques insalubres, il y a un autre univers. Leurs rires résonnent dans l’air fétide et rebondissent sur les hommes décharnés et les femmes au ventre trop souvent arrondi. Il n’y a pas de passé, pas d’avenir, juste un présent sordide. De temps à autre, un Européen téméraire s’aventure pour apporter la bonne parole et distribuer vêtements et denrées. Pour emporter un enfant, parfois. Il promet aux parents une famille aimante pour leur progéniture, une éducation, un environnement sain et surtout l’assurance de lendemains heureux. Ils acceptent contre quelques roupies. Son tour arrive, à elle aussi. La main du missionnaire tient la sienne fermement et l’entraîne vers une voiture. Elle imprime dans sa mémoire le visage fermé de sa fratrie et les yeux douloureux de celle qui lui a donné la vie, ils semblent vouloir lui dire quelque chose. Elle a sept ans.
Lui, si intransigeant quand on parle de ponctualité, est en retard. Justement aujourd’hui. Est-ce un signe du destin? Doit-elle poursuivre son but ou lui donner une seconde chance?
Elle se retrouve dans un bâtiment avec des inconnus. On lui sert un repas chaud. On lui donne un bain, enlève ses poux et apporte des vêtements neufs. Et des souliers qui lui meurtrissent les pieds, peut-être parce qu’elle n’en porte jamais. Elle dort dans un vrai lit avec des draps et une couverture et même un oreiller. Au petit matin, un docteur l’examine et lui offre une sucrerie. Alors qu’elle se délecte de cette nouvelle saveur, un monsieur s’approche. Il est vêtu d’une longue robe noire avec un col blanc. Il lui dit qu’elle va rester ici quelques jours pour apprendre de nouveaux mots. Aussi, quand cette dame, gentille et souriante, vient la chercher, elle sait prononcer des phrases complètes qu’elle ne comprend pas toujours. La dame lui explique qu’elle part pour un grand et beau voyage et qu’ensuite, elle vivra dans une magnifique maison, dans une contrée merveilleuse où les enfants vont à l’école. La France. La gentille dame l’accompagne dans le pays magique, mais quand le grand oiseau blanc se met à gronder et à bouger, elle se souvient du jour où la terre s’est ouverte pour engloutir ses voisins. Sa gorge se serre, son cœur veut sortir de sa poitrine. Elle veut se lever, mais la ceinture bloque ses mouvements. Le dame pose une main sur son bras, lui dit d’une voix basse et douce qu’il n’y a rien à craindre : l’oiseau va prendre son envol et elle aura l’impression de voler au-dessus du monde. La petite retrouve son calme. La dame lui tend des magazines, mais elle ne sait pas lire. Alors elle pense à sa mère, à ses frères et sœurs, aux trésors oubliés, à ces femmes au ventre toujours arrondi, à ces hommes décharnés. Elle se doute qu’elle ne les reverra plus. Elle ne verse pas une larme. On ne pleure pas quand on nait à Calcutta. Si la tristesse les surprend, ils sourient, ils rient.
Pourquoi ce retard? Elle détourne son regard du bout de la rue pour le porter sur cette lettre qu’elle a posée en évidence sur son bureau. Elle songe à ces mots écrits d’une main déterminée.
Elle passe la douane, croise des visages blancs, comme celui de la dame. « Un jour, tu comprendras qu’on fait ça pour ton bien. Ici, l’avenir t’appartient si tu saisis ta chance ». Elle ne sait pas ce que le mot chance signifie. Elle panique. Cet endroit inconnu où les gens parlent une langue étrange. Le bruit, l’odeur. Elle veut sa maman et ses frères et ses sœurs. « Voici ta nouvelle famille. » Elle regarde cet homme grand et maigre qui sourit et cette femme plus enrobée qui pleure. De joie, semble-t-il. La dame et le couple échangent des propos. Elle est fatiguée. Elle voudrait se coucher sur sa paillasse dans sa cabane au fin fond du bidonville, mais l’homme se penche à son niveau et lui parle d’une voix douce avant de saisir sa main. La dame tourne les talons et s’en va, sans un mot, elle a accompli sa mission. Elle suit le couple sans protestation jusqu’à la voiture. L’homme s’assoit derrière le volant. La femme, à l’arrière avec elle. Elle s’endort contre cette inconnue.
Midi quinze. La voiture s’engage dans la rue déserte. Encore quelques secondes et elle vaincra le destin. Quelques petites secondes avant de retourner là-bas, à Calcutta.
Les rues pavées luisent de propreté sous cette pluie qui semble éternelle. De grandes bâtisses de briques que l’on nomme maisons ou immeubles remplacent les baraquements de tôles et de planches. Les enfants sont impeccablement vêtus et coiffés. Elle apprend la lecture, le calcul. Elle apprend la langue française et les prières. Elle apprend vite et bien. Ses parents regorgent de fierté en la présentant à leurs amis : « Voyez comme nous sommes de bons catholiques », semblent dire leurs sourires mielleux. Elle est sage, obéissante, douée et si gentille. Elle s’adapte bien à son nouvel environnement, mais elle se sent tellement seule, sans amis. Ses parents surveillent ses relations. Il y a bien la petite fille d’en face, celle avec qui elle échange des signes de la main. Or, celle-ci n’entre pas dans leurs critères : « Une bâtarde qui vit chez sa grand-mère, pensez donc! » La petite est issue d’une famille catholique, certes, mais née de père inconnu. Et puis, il faut se concentrer sur les études. Rien n’importe plus. Elle doit honorer sa famille adoptive, sinon, que diront les gens? La petite inculte de Calcutta devient le symbole de la réussite. Tout est possible quand on vit au sein d’une famille d’honnêtes gens.
Et l’amour dans tout cela? La voiture s’avance. Une rage folle la saisit. Il lui a volé sa vie au nom d’un désir de paternité que son épouse ne pouvait combler.
Elle grandit. Elle excelle dans toutes les matières scolaires, elle parle un français parfait. Ses professeurs satisfaits l’encouragent à poursuivre dans cette voie. Ses parents la soutiennent dans ses études, un peu trop. Elle commence à étouffer et des envies d’ailleurs se font sentir. Elle aimerait, elle aussi, passer ses mercredis avec ses camarades dans les fêtes où l’on danse sur Bowie et où l’on échange des regards furtifs avec l’autre. Justement, dans sa classe un garçon lui plaît. Il vient de New Delhi, la capitale de son pays. Elle aimerait échanger des souvenirs sur leur culture. Il la regarde à la dérobée. Leurs camarades respectifs s’en rendent compte et tentent de les rapprocher. Le soir, dans sa chambre, elle rêve au premier baiser en griffonnant son prénom. Mais ces instants d’intimité sont rares, les parents restent aux aguets. Ils surveillent, épient, suspectent. Ils entrent dans sa chambre et vérifient ses devoirs. Ils voient le prénom et son père perd contenance. Lui, si poli, si bien élevé, qui n’élève jamais la voix, se met à hurler. Sa femme pleure. Et elle, elle se révolte en silence.
Le véhicule se gare avec précaution. Il ne faudrait pas rayer la voiture des voisins. Il s’extirpe de l’habitacle. Elle voit le sommet de son crâne et refoule son désir de cracher.
Son père lui interdit d’entretenir une quelconque relation avec ce jeune homme. Il lui rappelle les sacrifices qu’ils ont faits pour elle. Sait-elle combien cette adoption leur a coûté? A-t-elle conscience de l’énergie que ça leur a pris pour l’éduquer? Comment ose-t-elle se détourner de ses études, après tout ce qu’ils ont fait pour elle? Serait-elle devenue une adolescente cultivée et en bonne santé si elle était restée dans son taudis? La mère sanglote en secouant la tête, le père ne décolère pas. Il fouille sa chambre de fond en comble. Il confisque son tourne-disque et ses vinyles. Et puis il se plante devant elle. Les mains sur les hanches, il la foudroie du regard. « As-tu couché avec ce gars? » La mère hoquette. Le père attend une réponse, il ne se doute pas que dans le cœur de cette jeune fille, arrachée à ses racines, la révolte gronde. Elle ne supporte plus les leçons de morale, les rappels de sa condition. Et cette mère qui renifle lui donne envie de la secouer! Pourquoi se soumet-elle toujours à son mari? Même en société, elle cherche le regard de son époux quand on lui pose une question. Le père réitère sa demande. Elle ne bouge pas, ne pleure pas, ne répond pas. Son verdict est sans appel : elle est consignée. Interdiction de traîner après l’école.
Il ne se doute de rien. Il contourne sa voiture, ouvre la porte arrière et prend ses dossiers. Elle l’observe sans émotion aucune. Elle voudrait qu’il lève les yeux et la voit.
Le lendemain, il l’accompagne à Saint-Gabriel, collège privé où elle est scolarisée depuis son entrée au secondaire, et demande un entretien avec le directeur et ses professeurs. Devant tout le monde, il explique qu’elle se livre à des actes impurs. Il se plaint, une fois encore, du prix de l’adoption et des sacrifices que sa femme et lui ont faits pour cette ingrate. Il dit que sa mère biologique était une putain des bas-fonds et que sa progéniture ne vaut pas mieux. Elle cherche les mots pour rétablir la vérité. Elle tente d’expliquer l’attitude démesurée et les mensonges de cet homme. Le directeur et les professeurs écoutent ce déferlement de rancœur. Eux non plus ne trouvent pas les mots. Ils promettent de la garder à l’étude chaque soir en attendant qu’il vienne la chercher. Mais le père n’en a pas fini. Il veut reprendre le contrôle de son éducation, il veut la punir pour cet affront, alors il alerte les parents d’élèves : sa fille devient une catin, il doit sévir. La remettre dans le droit chemin. La rumeur se propage. Ses camarades s’éloignent, ils craignent la mauvaise influence. Le garçon de New Delhi échange des regards à la dérobée avec une autre fille. Sa vie s’étiole. Plus de musique, plus de rires, plus de sourires. Juste le désespoir et le silence. Juste un visage fermé et des yeux éteints. Elle observe son reflet dans le miroir. Elle voulait ressembler à ses camarades, mais elle sait qu’elle est et restera une étrangère. La couleur de sa peau le lui rappelle. Le regard suspicieux de son père le confirme. Les reniflements d’une mère inapte, aussi. Cette conviction la conforte dans le douloureux constat qu’il n’y a pas de place pour elle dans ce monde. Elle aimerait retourner auprès des siens et se fondre dans ses racines. Grimper au sommet des immondices et mêler son rire à celui des enfants.
La portière claque, il se dirige vers l’entrée de l’immeuble. Encore quelques petites secondes et elle le mettra face aux conséquences de ses actes. Comment a-t-il osé l’arracher aux siens pour la propulser dans un monde injuste et cruel? Comment a-t-il osé diffamer sa mère dont le seul crime était d’être pauvre? Elle enjambe la fenêtre. Son regard se perd sur un ciel gris, elle ne ressent ni tristesse ni rancœur. Elle inspire une grande bouffée d’air qui se dilue dans ses poumons, comme un avant-goût de liberté. Elle saute. Elle retrouve sa place dans les yeux douloureux de sa vraie mère qui s’animent, dans le visage fermé de sa fratrie qui s’illumine. Elle escalade le monticule de détritus en riant. Son corps s’écrase trois étages plus bas, aux pieds de ce protecteur devenu ennemi.
Elle s’appelait Marie-Jeanne.
Elle avait dix-sept ans.