Stella s’agenouille sur la terre battue, puis plonge ses mains dans la cuve de lavage en métal pour en retirer la pièce sur laquelle elle travaille. Elle a adapté sa technique de tannage de peau de poisson en ajoutant un peu d’hydroxyde de soude au bain de salure. Stella masse vigoureusement le morceau entre ses paumes pendant une vingtaine de minutes pour qu’il devienne plus opaque et plus résistant, tout en gagnant en souplesse. Dans deux ou trois jours, elle pourra l’étirer sur un cadre pour le mettre à boucaner. Avant de replonger le morceau dans la salure, elle se dit qu’en plus d’un tambour, il faudrait aussi faire de la confiture de gratte-cul. Il y a eu une première gelée et les baies orangé et rouge ont commencé à ramollir. Elle s’émerveille de la générosité des rosiers sauvages sur le littoral du fleuve, puis essuie ses mains sur son pantalon de travail. Encore une fois, elle n’a pas mis de gants et ça picote. Elle rince à grande eau chacun de ses doigts et se met à sourire en pensant à cette annonce de savon à vaisselle dans laquelle on présentait deux paires de mains, celles d’une femme d’âge mûr et celles de sa fille. Les spectatrices associaient les mains à l’apparence plus jeune à celles de la fille. Grossière erreur : les mains douces et soyeuses appartenaient à la mère, qui utilisait le savon à vaisselle de marque X. Ce savon contenant de l’huile de palme était censé adoucir les mains tout en étant impitoyable pour la graisse. Stella contemple ses mains burinées; elle constate que les veines sont maintenant plus visibles et que ses doigts se fendillent. Elle retire ses vêtements avant d’enduire ses cheveux et son corps de graisse – voilà seize jours qu’elle a cessé de se laver – puis descend sur la grève retrouver l’odeur réconfortante du varech. Stella s’amuse à faire éclater les fucus évanescents, ces algues vertes évoquant des caleçons de bonne femme. Elle contourne les crans et s’avance dans l’eau jusqu’aux mollets. Elle marche dans les échevelures d’algues qui, au fur et à mesure que la marée monte, se démêlent et se libèrent des barrettes de bois nu qui les retenaient au sol. Stella pense à Leda alors que le froid mord son ventre. Une immense fatigue s’abat sur elle en même temps que la brunante. Elle s’arrache à l’engourdissement et rentre se coucher dans la cabane de l’ile des Corneilles. La nuit s’étale, imitant le fleuve. Stella se réveille en larmes à plusieurs reprises. Dans ses rêves, Leda danse avec elle sur les galets, avant de tomber.
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Stella a vidé toutes ses bouteilles et les a jetées à la mer. Voilà deux jours et deux nuits qu’elle dilue sa peine sur la grève. Le soleil l’aveugle. Son regard brouillé s’accroche au sol tandis que la souche qu’elle a choisie la soutient sur le trajet qui la mène jusqu’à la cuve. Elle en retire le morceau en tremblant, puis dégaine assez de fil électrique pour bien le tendre sur le cadre improvisé. Une de ses crevasses se met à saigner et elle porte son pouce à sa bouche. Elle pense à Leda, aux sons que faisait sa peau si douce sous ses caresses. Stella traine la souche jusqu’au fumoir. L’été a été chaud et humide. La sciure résiste longtemps au chalumeau avant de s’enflammer. Stella ajoute les branches d’aulne rugueux qu’elle a ramassées. Elle dépose ensuite le cadre sur des pierres avant de refermer les pans de la petite tente à boucaner.
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Stella se couche sur le sol. Elle se dit que maintenant que Leda n’est plus là, elle pourra parcourir son corps et s’y enfouir en pensée, imaginant la nacre rose de sa perle de lambi se révéler entre ses lèvres. Elle songe au souffle profond de Leda rythmant leurs oraisons silencieuses. En cette fin de septembre, les feuilles des arbustes semblent aussi surprises qu’elle de voir la fraiche s’installer. Le ciel s’éteint. Stella sait qu’elle ne se tannera jamais de l’amour de Leda et qu’un jour, on lui pardonnera d’avoir prélevé son tatouage.