« Les pages blanches étaient mises sur table. Déchiré, on fixait le crayon qui allait bientôt les noircir d’esquisses.
– Vous me convaincrez donc que je raconte n’importe quoi?
– En effet. Nous conversons, et je guide nos mots à votre bouche. Nous respirons le même air : celui de vos intentions initiales.
Un dessin prenait forme, lentement, devant eux.
– Vous suivez mes attentes, mais ma décision sera votre idée?
– Oui. Vous pointez l’objectif et je vous sers l’expérience dirigée vers vos désirs. Le chemin parcouru a, de ce fait, plus d’importance que l’arrivée, car vous ne savez pas où vous allez. Cette démarche mutuelle est propre à l’exercice : nous conspirons contre vous, avec vous.
Souligné à gros traits, le plan s’éclaircissait maintenant sous leurs gestes empathiques.
– Qui cela, « nous »? Vos alliés?
– Entre autres, j’imagine, mais surtout toi, cher client. Patience…
On déployait le processus étape après étape, chacune connectée aux autres, comme toutes les fois précédentes.
– Je ne vous paye pourtant pas pour aller en ce sens!
– Les directions sont infinies, mais au final vous achèterez la salade qui nous nourrira tous, car la relation de service est symbiotique. Nous vous satisfaisons. Informellement, c’est cela, exercer l’autorité. »
Prométhée apporte le Feu à l’Humanité, Heinrich Friedrich Füger – 1817
Le design, polysémique, est bien des choses, mais surtout entre les choses. Il unit les multiples habiletés nécessaires pour mettre en forme à la science, à l’esthétique, à la philosophie, mais aussi à la propagande et à un certain art de raconter. Comme processus définissable et jeu créatif, il habite un temps sous contrainte dont il doit arriver à éclater les limites d’espaces et de matières afin de perdurer.
Jamais isolé du monde ou travaillant en vase clos, le designer intègre les aspirations profondes des différents intervenants qui porteront à bien l’entreprise dont il porte le flambeau. Ce projet, commandé pour le bien commun, le désir d’innover ou le simple profit coûte que coûte, implique une discipline et par conséquent l’intelligence volontaire qui est indispensable au courage de trancher. L’acte de design se fait ainsi à dessein, ancré dans le politique; il incarne un effort conscient joint à l’état d’esprit nécessaire pour imposer du sens au monde.
Une culture – ou, mieux, la culture en général – doit aussi intéresser un designer pour qu’il puisse travailler fertilement à son endroit. Une raison simple, outre l’inspiration et la profondeur tant recherchées, est que le design crée de la culture : il propose une réponse prenant part aux dialogues qui transforment le monde humain, modèlent ses valeurs et déterminent son futur par l’altération d’un environnement de moins en moins naturel dont nous demeurerons malgré tout responsables.
Dans ces conditions, nous n’avons pas « découvert » le feu : nous l’avons inventé, avec diligence, tels nos champs ou les chiens qui les gardèrent. Or, cet état d’esprit prométhéen et connoté peut être interprété comme étant au service de désirs faustiens d’accaparer la puissance divine de créer par des moyens contre-nature. Notre genèse n’a jamais cessé : elle a été reprise en main au long de nos reformulations de la réalité et de l’essence du monde qui nous englobe, nous laissant choir en continu dans l’imprévisibilité et le doute.
Tour à tour, Prométhée comme Lucifer ont alors été associés au malheur et au progrès : celui des astres et des lumières de l’aube. Cet éthos reflète encore aujourd’hui plusieurs critiques contemporaines ayant éclipsé l’espoir, comme quoi la vision de courroux divins a incarné, plus de deux millénaires avant ses heures, une critique du moderniste et de sa quête vers le Progrès à tout prix, tout sacrifice. Le lecteur attentif de Faust aura cependant retenu ceci : Goethe exprime que ce qui est obtenu en atteignant nos buts n’est pas aussi important que ce que l’on est devenu en les atteignant.
Une telle sensibilité au fait que quelque chose clochait dans la conception de l’homo faber a crû au sein de plusieurs minorités, lesquelles ont bien grandi de nos jours. Même dans les milieux les plus instrumentalisés de l’industrie capitaliste, où se trouve mis à l’épreuve le libre arbitre des designers, qui devraient pourtant en être les agents, ce paradoxe demeure remis en question. Si des maux naturels prennent toujours part aux changements – par pertes d’opportunités, de ressources, etc. – et que des accidents jettent trop souvent leur ombre sur nos vies à cause de notre ignorance ou notre inattention, le pur mal humain, celui intentionnel – la domination et l’usage de populations sans leur consentement – reste un danger évitable. Pour l’éluder, ce mal, on doit accepter et intégrer la nature essentielle du design, qui par ses splendeurs en cache le potentiel et les conséquences.
L’approche pratique et orientée vers son but, si intégrée au monde réel avec discernement, rend la manifestation de l’imagination possible : nous pouvons toujours penser autrement, pour le mieux, pour les autres. Cette aptitude partagée à pratiquer le design, à re-concevoir et à co-créer le monde, perpétue un déterminant fondamental de notre humanité.
Développer une thèse originale, en tant qu’acte de design, participe de ce processus social, ouvert et itératif. Écrire une thèse à son propos devient alors une véritable mise en abîme, à l’intérieur de laquelle vous serez engouffré au cours des prochains mois – suivant le projet initial.
[heading style= »subheader »]Lectures complémentaires[/heading]
• Nelson, Harold G. et Stolterman, Erik (2012). The Design Way : Intentional Change in an Unpredictable World. Cambridge (MA) : MIT Press.
• Illich, Ivan (1971). « Rebirth of Epimethean Man » dans Deschooling Society. New-York : Harper & Row. Accès en ligne : http://www.preservenet.com/theory/Illich/Deschooling/chap7.html
• Lasch, Christopher (1991). The True and Only Heaven : Progress and Its Critics. New-York : W.W. Norton & Company.