[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture pour enfants et adolescents, donné à l’Université Laval par Gabriel Marcoux-Chabot à l’automne 2014.[/information]
Les cours allaient bien – pour le peu que « bien » puisse vouloir dire dans mon cas –, lorsque la voix de fond de boîte de conserve retentit dans les haut-parleurs de mon école secondaire.
— Remyelle Guardian est demandée au bureau du directeur.
Les yeux de mes camarades de classe pesaient sur moi. Qu’avais-je donc fait, cette fois? Connaissant la routine, je ramassai mon sac – que je n’avais pas pris la peine de vider en m’assoyant à mon bureau – et quittai la salle 127. Madame Quartz déblatérait sur le past perfect progressive lorsque je fermai la porte derrière moi.
Je soupirai et sortis mon baladeur de mon sac à dos. Écouteurs sur les oreilles, je fis jouer le CD que Francis m’avait offert l’année précédente pour ma fête et avançai dans les couloirs en chantonnant Smells like teen spirit. Tout en me dirigeant vers le bureau du directeur, je réfléchis à ce qu’on pourrait bien vouloir me reprocher. Je n’avais loupé aucun cours cette semaine, j’avais évité les bagarres et j’étais restée tranquillement dans mon coin, en silence, durant mes éternelles heures sur les bancs d’école. Une élève modèle, quoi! Si mes frères passaient plus de cinq minutes par jour à la maison, ils auraient de quoi être fiers.
Quelqu’un me bloqua le chemin devant le bureau du directeur : une grande femme à l’air pincé et aux lunettes pointues m’attendait, visiblement à l’étroit dans son tailleur. Elle tenait fermement une mallette contre elle et me détailla de ses yeux acier.
— Remyelle Guardian, je présume?
— Vous me bloquez le chemin.
— C’est moi qui t’ai fait venir.
— Qu’est-ce que vous me voulez?
Elle n’était pas du personnel de l’école, mais j’avais pourtant ce sentiment de l’avoir déjà vue quelque part. Je la regardai droit dans les yeux, croyant pouvoir l’intimider du haut de mes quinze années mouvementées.
— Je suis Lisbeth Blake. Je travaille pour les services sociaux. J’ai quelques questions.
— À propos de quoi?
— À propos de toi. Suis-moi.
Elle me guida jusqu’au local en périphérie du bureau du directeur – celui qui servait généralement aux rencontres avec les élèves perturbateurs. Inutile de dire que je connaissais très bien cette pièce. Je me retins de justesse d’appuyer mes bottes sur la table qui me séparait de madame Blake. Avec un prof, je ne me serais pas gênée.
Elle posa sa mallette sur la surface de bois et sortit un dossier et une plume-fontaine en porcelaine. Elle se mit à noter quelques machins à mon sujet, mais sa calligraphie absolument horrible – digne d’un grand médecin – rendait la lecture totalement impossible. J’avais quelques aptitudes pour lire à l’envers ou dans les miroirs, parfois même les deux, mais son écriture était encore pire que celle de Mike, et ça en disait long!
— Quelle est ta date d’anniversaire?
— 2 février.
— Ton âge?
— 15 ans.
— Tu vis avec tes deux frères? Michael et Francis, c’est bien ça?
— Si c’est déjà écrit dans votre dossier, pourquoi prenez-vous la peine de me le demander? Vous en connaissez beaucoup, des filles qui s’appellent Remyelle?
Elle sourit et leva finalement les yeux de sa feuille. Elle croisa les doigts, appuya les coudes sur la table et se pencha pour me fixer.
— Très bien. Comment ça se passe avec tes frères?
— Bien. Je n’ai rien à leur reprocher. Mike travaille à temps plein pour nous soutenir monétairement, Frank a ses études et un petit boulot…
— Ils s’occupent bien de toi?
Voilà pourquoi elle m’était familière! Depuis la mort de mes parents, les services sociaux voulaient nous séparer, mes frères et moi. Il s’agissait de mon premier entretien avec eux, mais ils étaient passés par Mike et Francis, un an plus tôt. J’avais aperçu Lisbeth Blake, sans lui adresser la parole. Sur la défensive, je répondis :
— Ils ne sont pas responsables de mes résultats scolaires. Ça, c’est mon problème.
— Je crois qu’un manque de rigueur et de discipline est responsable. Tes frères doivent tenir ce rôle. S’ils ne peuvent le faire…
— Ils sont parfaitement aptes à s’occuper de moi. Si vous ne me croyez pas jugez par vous-même.
— Dans ce cas, j’imagine qu’il n’y a aucun problème à ce que je visite votre appartement?
Notre appartement… Le divan qui servait de panier à linge sale, le comptoir de la cuisine qui hébergeait trois semaines de vaisselle sale et six familles de mouches à fruits – probablement une famille de rongeurs aussi – sans compter le réfrigérateur qui avait probablement donné naissance à un mutant né de l’union d’un vieux gâteau aux carottes, d’un plat de pommes et d’une lasagne verdâtre.
— Oui, vous pouvez sûrement passer après les cours, mais…
— Bien. Je t’attendrai devant l’école pour te reconduire. Je suis très curieuse de revoir tes frères.
Elle se leva et m’adressa un sourire qui me fit froid dans le dos.
†
Évidemment, je fus incapable d’accéder à un téléphone public avant la fin de mes cours. Impossible d’alerter mes frères de la venue de madame Blake. Je m’installai sur le siège passager de sa Honda bleu poudre et la laissai me conduire chez moi, mes écouteurs bien calés dans mes oreilles, prêts à me défoncer les tympans. Elle me jetait des regards furtifs de temps à autre; je me contentai de balayer la route des yeux. La pluie de mars s’abattait lourdement contre le pare-brise avant d’être chassée par les essuie-glaces.
Il nous fallut dix minutes pour atteindre le bâtiment où j’avais élu domicile avec mes deux grands frères. Nous avançâmes vers l’entrée et montâmes jusqu’à l’appartement quatre. J’ouvris la porte. Elle n’était pas verrouillée. Au moins, l’un de mes frères était là. Probablement Mike, puisque Frank dormait en résidence à l’université et ne revenait qu’un soir ou deux par semaine.
Dès que mes yeux se posèrent sur le tissu écarlate de notre divan, je sentis toute la tension de mes épaules se relâcher. Frank y était assis, les pieds sur la table, captivé par un match de basket à la télévision. Le comptoir reluisait et je ne vis qu’un bas sale, à demi écrasé par les pattes du fauteuil. Voilà qui nous donnait une chance.
— Frank! le saluai-je en me jetant sur lui. Tu n’as pas idée à quel point tu me sauves la vie, ajoutai-je dans un murmure.
— Pour…
Il se tut en posant les yeux sur Lisbeth, qui déposa sa mallette près de la porte. Il m’étreignit à son tour et en profita pour me souffler :
— Qu’est-ce qu’elle fiche ici?
— Elle veut nous séparer.
Nous nous lâchâmes et Frank éteignit la télévision, puis quitta le confort du divan pour serrer la main froide de ma nouvelle compagne. Il arbora son sourire le plus charmeur.
— Bonjour, Lisbeth! C’est un réel plaisir de vous revoir!
— Bonjour, Francis. Où se trouve Michael?
— Il termine son quart de travail bientôt. Restez-vous à souper? Je vous offrirais du vin, mais nous n’en avons pas. Un verre d’eau, peut-être?
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Que nous vaut le bonheur de votre visite?
J’esquissai un sourire, que je m’efforçai de cacher en plaçant mon manteau dans la garde-robe de l’entrée. Les mots que mon frère choisissait étaient doux, accueillants, mais son ton reflétait parfaitement ce qu’il éprouvait réellement. Je refermai la porte rapidement, par crainte que Francis ait utilisé le bon vieux truc de l’entreposage pour nous jouer un mauvais tour. J’avais trop souvent enfermé mon linge sale dans mon garde-robe, plus jeune, lorsque maman me harcelait pour que je fasse le ménage de ma chambre, et je n’avais pas pris cette astuce de n’importe qui! Heureusement, il avait bel et bien fait le ménage et j’entendis le doux ronronnement de la laveuse au fond du couloir.
— C’est au sujet de ta sœur, bien sûr. As-tu été informé de ses difficultés scolaires?
— Remyelle, sois un amour et fais bouillir de l’eau pour les spaghettis.
Je levai les yeux au ciel et me dirigeai vers la cuisine. Même une famille complètement fonctionnelle n’était pas aussi ratoureuse. Je remplis un chaudron en tendant l’oreille pour écouter ce que Blake pouvait bien avoir de plus à dire à mon sujet :
— Elle a raté plusieurs cours durant les dernières semaines, a été impliquée deux fois dans une bagarre avec d’autres élèves et obtient des résultats – avouons-le – exécrables. Je doute que vous soyez un bon exemple pour sa réussite scolaire. Si elle espère avoir un avenir prometteur, ce n’est probablement pas auprès de vous qu’elle y parviendra.
— Hum… je vois.
L’eau bouillait. Je pris la boîte de pâtes et la tapai trois fois sur le comptoir avant de l’ouvrir pour déposer les spaghettis dans le chaudron. Francis se tourna vers moi et observa le réfrigérateur sur lequel j’avais aimanté mon horaire. Il put voir que mon troisième cours de la journée était celui d’anglais.
— Mais je crois que Remyelle a su rattraper son retard, non? Nous avons eu une discussion à ce sujet la semaine dernière et nous nous sommes entendus pour qu’elle ne rate plus de cours. Elle avait un peu plus de problèmes avec le cours d’anglais – Remyelle, comment se passe l’apprentissage de ces nouveaux temps de verbes qui te font tant rager?
— Madame Quartz a refusé de me réexpliquer le past perfect en raison de mon absence à son cours aujourd’hui, même si elle savait clairement que c’était parce qu’on m’avait fait demander au bureau du directeur.
— Est-ce vous qui lui avez fait rater cette matière, Lisbeth?
— Oui.
— La prochaine fois que vous voudrez aider ma soeur avec son cheminement scolaire, utilisez donc son temps en dehors des salles de classe.
La porte s’ouvrit pour laisser entrer Mike qui, occupé à fouiller dans le courrier, se prit les pieds dans la mallette et percuta Lisbeth de plein fouet.
— Oh, pardon! Ah… Madame Blake.
Le regard de mon frère s’assombrit dès qu’il la reconnut. Il m’observa un moment, avant d’être distrait par la main qu’elle lui tendait. Il la serra une fraction de seconde, effleurant à peine sa peau.
— Bonjour, Michael.
— Je dois prendre une douche.
Il l’écarta du chemin et s’éclipsa dans le couloir.
— Toujours aussi charmant.
— Vous avez essayé de l’envoyer dans une maison de redressement pour mineurs, répliqua Francis.
Je fis tournoyer les pâtes dans le chaudron et sortis un pot de sauce du réfrigérateur pour le déposer au micro-ondes. Je pris les napperons et mis la table. Comme j’ignorais si nous allions avoir la joie incommensurable – j’aime ce mot – d’accueillir une personne de plus, je ne mis que trois couverts.
— Y a-t-il autre chose, Lisbeth? insista mon frère.
— Oui. Remyelle, j’aimerais te poser une question.
J’appuyai mes fesses contre la table pour lui faire face. La distance qui nous séparait n’était pas suffisante pour me permettre d’échapper à son regard perçant. Francis passa près de moi pour prendre le relais dans la cuisine.
— Quels sont tes plans pour l’avenir? Quel emploi envisages-tu occuper? Comment te vois-tu, à 30 ans?
— D’où ça sort, ces questions?
— Réponds-moi, c’est tout.
Je haussai les épaules. Ce n’était pas des questions que je me posais, principalement parce que je paniquais chaque fois que je me rendais compte que je n’avais pas de réponse. Le regard de Lisbeth Blake avait toutefois quelque chose de pénétrant qui m’obligeait à creuser davantage.
Mike nous rejoignit, vêtu d’un t-shirt blanc et d’un jean troué, et aida Francis à la cuisine, ignorant complètement la présence de Lisbeth. Je soupirai :
— J’imagine que je me vois avec un emploi comme vétérinaire ou infirmière, quelque chose qui aide les gens à aller mieux. Ou encore quelque chose pour aider ceux qui, comme moi, se sentent un peu perdus. À 30 ans, j’espère avoir une famille, un enfant, peut-être deux, être installée dans un coin tranquille. En campagne, peut-être. Je… Sinon, je n’ai pas vraiment de plan.
— Et crois-tu pouvoir obtenir un tel avenir en demeurant avec tes frères?
Non, savais-je. Pas tant que Mike me mentirait sur ses sorties fréquentes. Pas tant qu’il se chercherait une histoire pour expliquer ses blessures. Pas tant que Francis s’efforcerait de le couvrir dans ses mensonges et qu’ils continueraient à me prendre pour une gamine.
— Oui.
— Es-tu heureuse auprès d’eux?
— Oui.
Et c’était vrai. Ma réponse sembla lui suffire. Elle hocha la tête et se pencha pour reprendre sa mallette. Francis s’approcha d’elle avec un verre d’eau et son sourire niais.
— L’offre pour le verre d’eau tient toujours.
— Merci, Francis.
Elle porta le verre à ses lèvres, mais en recracha le contenu aussitôt. Une fumée légère s’échappait de ses lèvres, comme de l’eau sur un rond de poêle encore chaud. Elle hurla de douleur, pliée en deux. Mes frères lui avaient donné de l’eau bouillante ou quoi?
— Rem, vas dans ta chambre! m’ordonna Mike.
Francis et lui s’interposèrent entre Lisbeth Blake et moi. Elle se redressa. Ses yeux, à présent complètement noirs, me dévoraient. Je retins mon souffle et tentai de bouger, mais toutes les fibres de mon corps refusèrent de m’obéir. Elle détourna son regard pour le poser sur mes frères.
— Comment avez-vous su?
— La vraie Lisbeth Blake déteste se faire appeler « Lisbeth » ou « madame » par ses clients, répondit Francis en s’avançant avec un couteau.
— La vraie? répétai-je.
— Remyelle, cache-toi dans ta chambre, répéta Mike.
— Non! Pas tant que vous ne m’aurez pas expliqué ce qui se passe.
Lisbeth donna un puissant coup de pied sur le divan, qui glissa jusqu’à moi pour me plaquer contre la table. Elle s’élança ensuite vers la porte, mais le couteau de Francis transperça son poignet, lui arrachant un cri de douleur qui se changea bien vite en rire.
— Vous savez qu’il s’agit du véritable corps de Lisbeth Blake, n’est-ce pas? fit-elle.
Francis se mit à parler en latin – ou, en tout cas, ça sonnait comme du latin –, pendant que Mike lui coinçait la tête entre ses mains et immobilisait ses bras dans le creux de ses coudes. Elle se débattit, utilisant bibelots et télécommandes se trouvant à proximité pour chercher à désarçonner mon frère. Tâchant d’ignorer la douleur dans mes jambes, je me hissai sur la table pour me libérer.
— Frank, si tu pouvais parler plus vite, ce serait super! s’impatienta Mike en tombant sur le dos, sans pour autant lâcher prise.
— À l’aide! hurla Lisbeth.
Elle continua de hurler. Si elle ne se taisait pas bien vite, elle allait alerter les voisins. Je courus vers le fauteuil et libérai la chaussette prisonnière pour la lui enfoncer dans la bouche, étouffant ses plaintes. Mike ne put réprimer un sourire.
— Aide-moi à la tenir, m’ordonna-t-il. Assieds-toi sur ses jambes.
Je ne me le fis pas répéter deux fois. Nous arrivâmes tant bien que mal à l’empêcher de se libérer, mais plus Francis parlait, plus ses mouvements devenaient brusques et puissants. L’un de ses soubresauts fut si brutal qu’il nous souleva. Non. En fait, elle se mit à léviter, avec Mike et moi accrochés à elle.
— Frank, grouille! m’exclamai-je en même temps que Mike.
Ne pouvant nous répondre verbalement au risque d’interrompre son charabia, il nous adressa très gentiment un doigt d’honneur et accéléra son débit.
Au bout de plusieurs secondes interminables, il se tut. Nous nous écrasâmes contre le sol du salon. La chaussette quitta la bouche de Lisbeth et une fumée noire s’échappa de ses lèvres pour glisser entre les lattes du plancher.
Lisbeth ne bougeait plus. Je me rassurai en tâtant son pouls tandis que Mike se redressait.
— Vous pourriez être un peu plus reconnaissants envers celui qui a pris la peine d’apprendre le latin! râla Francis en m’aidant à asseoir Lisbeth sur le divan.
— Qu’est-ce que…, articulai-je.
— Oh, pardon de ne pas avoir pu la retenir pendant que Monsieur était planqué derrière les meubles, à l’abri de tout danger!
— Qu’est-ce qu’on fait de Lisbeth?
— Rem, va chercher la trousse de premiers soins dans la salle de bain.
— Les gars…
— Trousse de premiers soins? Frank, tu veux vraiment l’avoir ici quand elle se réveillera? On n’a qu’à la déposer près de l’hôpital. Elle saura s’occuper d’elle-même.
— Nous ignorons depuis quand elle n’était plus elle-même. Ce qui est sûr, c’est qu’elle va se souvenir de toute cette affaire en se réveillant. Il vaut mieux qu’on lui fournisse des explications si nous voulons éviter qu’elle se retourne contre nous. Je suis sûr que la vraie Lisbeth n’est pas si mal.
— C’est ça, râla Mike.
— Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe! m’écriai-je.
Ils sursautèrent, comme s’ils avaient oublié ma présence. J’eus droit à l’un de ces moments qui me rappelaient que mes grands frères étaient jumeaux – bien que non identiques – lorsqu’ils pivotèrent vers moi d’un même mouvement pour me répondre, comme s’ils partageaient leur voix :
— C’était un démon.