[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Gabriel Marcoux-Chabot à l’automne 2014.[/information]

Chapitre 1

Le trou dans le mur avait eu un effet différent sur chacun.

Ma mère : rouler des cigarettes à perpétuité (habitude qui refaisait surface lorsque le stress attaquait ses nerfs sensibles).

Mon père : se rabattre sur sa chaise berçante avant d’entreprendre un monologue fortifié de termes à caractère religieux.

Mes frères et sœurs : aller se vanter aux voisins qu’ils pouvaient maintenant jouer à la traverse de Lévis – Québec, c’était la rue, et Lévis, la salle à manger –, étant donné que le trou faisait toute la largeur du mur. Comme une grande bay window sans fenêtres ni rideaux pour nous séparer de l’extérieur.

J’étais trop jeune pour savoir quelle attitude j’aurais adoptée, si j’avais vraiment été là, mais assez vieux pour comprendre que le gars qui rénovait notre maison venait de perdre sa job. Ce fut une mise à pied à deux temps. En premier, l’ouvrier a dit : « Bon, ben, on va finir ça demain, j’cré ben. » Ensuite, mon père l’a regardé. Tout simplement.

Bref, ma mère en était à sa 82e cigarette quand mon père a dit :

— Claudelle, va coucher les enfants.

— Es-tu fou, toi? On dort pas icitte à soir avec un trou dans mon mur. Assez gros pour qu’un ours (prononcé sans son s) y entre à part de ça.

— Y’en a pas d’ours (prononcé avec son s). On n’est pas en plein bois, toujours. (Il a marqué une pause, le temps de laisser l’horloge sonner ses neuf coups.) Allez tous vous couchez, je vais surveiller.

— Toute la nuit? Y’en est pas question. Tu commences demain là-bas, faut que tu sois en forme.

— Tu mettras une ponce dans mon café demain, ça va compenser.

Là-bas. C’était devenu une habitude de garder secrète sa position géographique. Ma mère a soupiré.

— Paul…

Mais quand mon père avait pris une décision, on n’avait pas un mot à dire.

— OK tout le monde, a-t-il dit en tapant des mains sèchement. Dodo!

Une série d’arguments s’est ensuivie, ainsi que des « Nooon! » fabuleusement lamentés. Après les pipis, les dernières soifs, les étiquettes de bobettes qui piquent, les veilleuses et les ferme-pas-la-porte-au-complet, un silence pieux régnait dans la maison. Tout le monde dormait avec une oreille aux aguets. Au cas où un voleur dépasserait Lévis. Il n’y a que Gabrielle (qu’on appelait tous « la p’tite ») qui s’est levée pour grimper dans le lit de ma mère.

— Maman.

— …

Maaaman.

— Mm…

— J’ai peur.

— Mm?

— J’ai peur.

— Ah. Ben non, ben non. Y’en a pu de monstres. Je les ai tous balayés.

— Mais s’ils rentraient par le trou? Comme les ours (prononcé sans le s, comme sa mère).

À ce mot, ma mère a ouvert grand les yeux, mais elle s’est rapidement rassurée.

— Ben non, ben non. Ton père surveille.

— Mais si Pa s’endort?

— Il s’endormira pas.

— Mais s’il s’endort quand même?

Ma mère a regardé droit devant elle (c’est-à-dire au plafond) et a expiré longuement.

— S’il s’endort, Émile prendra la relève.

La p’tite a souri de son plus beau sourire, puis elle a silencieusement descendu la moitié de l’escalier afin d’observer un moment notre père entre deux barreaux. Pa était là où le mur n’était plus, assis sur sa chaise, la rue noire en arrière-plan. Aucune étoile pour lui servir de veilleuse. Il se tenait droit, sa carabine à plomb pas trop loin derrière. Sans même se tourner, il a dit : « Couche-toi pis dors » et la p’tite a couru à sa chambre comme si elle avait été prise la main dans la jarre à biscuits au beurre.

J’étais caché. Mieux que jamais. Pourtant, je suis certain que mon père m’a vu. Mais Pa n’a pas tenté de m’appeler. Ni de me dire de revenir à la maison, sur-le-champ, pis ça presse, et qu’est-ce qui m’avait donc pris de partir sans dire bonsoir à personne, d’ailleurs? Il m’a semblé, à cet instant, qu’il comprenait. Car sous la mince lueur du lampadaire grésillant de papillons de la rue Gendron, mon père m’a souri.