On attend d’un doctorant qu’il fasse preuve d’originalité, mais je crois qu’il existe une échelle de la singularité dont on se garde bien de nous parler, et qu’il ne faut pas qu’elle atteigne un degré trop élevé, un peu à la manière d’un thermomètre. Je crois que ma démarche, pour certains, est aussi déstabilisante qu’un thermomètre qui indique 43 de fièvre.
Je ne rédigerai pas d’essai réflexif mais plutôt une partie critique ((Par « partie critique », j’entends une recherche qui, bien qu’elle s’inscrive dans la continuité de la création, peut être lue de manière autonome, puisqu’elle n’effectue pas de retour sur la création.)), je ne ressens pas le besoin d’affirmer mon « je » d’auteur, je tiens à rédiger ma partie critique avant ma création et je fais à ma tête de vieux crabe quand vient le temps de discuter de la narration au « nous ». On me dit que l’écriture au « nous » est schizophrénique en raison d’une sorte de dédoublement de la personnalité. Ah! Mais « nous », c’est moi et mon équipe de recherche. Tu n’en as pas une, toi. On me dit qu’un auteur doit écrire au « je ». On me sert maintenant des variantes de la remarque précédente. Visiblement, le « nous » semble perdre des plumes et cela m’oblige à réinventer des réponses… « Nous », c’est un « je » travesti en « nous ». C’est bien moi qui suis derrière ce « nous », même si je dois avouer avoir demandé à mes chats d’écrire ma thèse. J’ai trois chats : ça m’aurait fait une belle chaîne de rédaction. Sauf que Monsieur le Chat m’a regardé avec ses grands yeux jaunes, il s’est couché, la tête légèrement appuyée sur mon clavier, puis il s’est endormi. Fiona, elle, a éternué sur mon écran avant de partir se cacher dans ma bibliothèque. Félix s’est mis à crier – il ne miaule pas, lui, il crie – puis il est sorti de mon bureau en courant. Il a bien fallu que je me fasse une raison. De toute manière, des persans – parce que, oui, j’ai des chats de grand-mères –, ça dort 20 heures sur 24, alors je ne suis pas certain qu’ils auraient été d’une redoutable efficacité. On me dit qu’un auteur doit faire entendre sa voix dans sa partie réflexive. Je suis de ceux qui croient qu’une œuvre se suffit à elle-même. Mon essai risque d’être bref. On me dit qu’un doctorant en recherche-création doit commencer par l’écriture de sa création et non par sa partie critique, autrement il est peut-être un chercheur au sens strict. Dans le mot chercheur-créateur, n’y a-t-il pas chercheur? Je le concède, je suis un chercheur-créateur et non un créateur-chercheur. De toute manière, au final, il y aura une partie critique et une création, et les deux parties participeront d’une pensée commune qui cimentera leur union. Alors que je commence par l’une ou l’autre des parties, en quoi cela importe-t-il? Je connais des doctorants qui ont rédigé le deuxième chapitre de leur thèse avant même d’écrire leur introduction et leur premier chapitre. On me dit aussi que je devrais peut-être me consacrer uniquement à une thèse en recherche. (Rires.) Pour certains chercheurs, je suis un créateur, pour certains créateurs, je suis un chercheur et pour la plupart, je crois, je suis un chercheur-créateur (à ceux-là, je ne leur demanderai pas toutefois si je suis un créateur-chercheur ou un chercheur-créateur parce qu’on n’est pas sorti du buisson).
Je crois que cette manie qu’ont les gens à tout faire entrer dans des petites cases est extrêmement néfaste. C’est peut-être plus simple pour remplir des formulaires, mais il en découle un flagrant manque de nuance. Sans compter que les étiquettes sont tenaces et qu’il est possiblement aussi difficile de s’en débarrasser que de l’odeur d’une mouffette sur le pelage d’un chat. Le problème avec les étiquettes, c’est qu’elles sont atrocement réductrices. Du coup, on ne se résume qu’à une étiquette et, à mon avis, c’est la pire insulte qu’on puisse faire à l’intelligence de quelqu’un. Les produits, eux, se réduisent à des étiquettes – quoique je trouve les vendeurs plutôt verbeux quand vient le temps de nous les décrire –, pas les humains.
Enfin… Je ne peux m’empêcher de sourire parce que marcher en crabe, c’est l’histoire de ma vie. On m’a d’ailleurs dit dernièrement que j’avais une drôle de démarche pour un homme – ça marche comment un homme, avec ses mains, comme le personnage de Crab d’Éric Chevillard ((Je me réfère ici au personnage principal de deux romans d’Éric Chevillard : La Nébuleuse du crabe et Un fantôme. Dans La Nébuleuse du crabe, Paris, Éditions de Minuit (Coll. Double), 2006 [1993]; Un fantôme, Paris, Éditions de Minuit, 1995.))? Il semblerait donc que j’ai un don pour faire autrement et même si j’ai déjà essayé de m’en départir, il n’y a rien à faire, il me suit partout comme une ombre crabienne. J’ai alors fini par me dire qu’il fallait que nous, mon équipe de recherche et moi, en tirions profit…