« Réconciliation dans la mort d’être et avoir :
avoir été. Mon père a été. Le temps est passé et il a passé vite.
Être et avoir, ne plus être, ne plus avoir.
Glissement imperceptible et pourtant si pénible.
Mon père est, vit, respire, mon père était.
S’habituer à ce était alors qu’il est encore là.
Était : jamais imparfait n’a si bien mérité ce nom,
le passé est imparfait,
qui souligne ce qui n’est plus et ne sera plus jamais.
Impossible de parler de papa au présent désormais. »
L’homme qui m’aimait tout bas
Éric Fottorin
Chapitre 1
La mort en bouche
20 novembre 2000.
Au son de la cloche, Jacob lève son masque à gaz, dépose sa torche et sort du bâtiment. Un long rectangle de métal muni de deux énormes portes pour laisser circuler la machinerie et décharger les matériaux. Dans la cour, des dizaines de poutres de métal empilées en plus de quelques véhicules identifiés avec le logo de la compagnie. Jacob s’allume une cigarette. Raphaël et Denis le rejoignent. Denis lance à Jacob :
— Pis? As-tu passé une belle fin de semaine?
— J’ai reçu des news de ma sœur. L’père est mort sur son litte d’hôpital samedi.
— Mes sympathies, vieux.
— Ouais, mes sympathies, ajoute Raphaël, en lui donnant une tape à l’épaule.
Denis se dandine d’un pied sur l’autre et lâche :
— Bon ben, j’vas aller piquer une jasette à Mathieu pour le reste du break.
Il se détourne et fait quelques pas en direction du principal intéressé. Raphaël se rapproche de son ami.
— Vas-tu descendre à Grandes-Piles pour aller aux funérailles?
— Y m’a tellement fait chier que j’ai pas du tout envie d’y aller.
— Ce serait cool pourtant de revoir ta sœur.
— Parle pour toi, Raph. Tu l’aimes ben ma petite sœur, hein? Tu sais comment qu’a l’est. A va me rabattre les oreilles avec ma vie, j’prends pas soin de moé, je devrais trouver une autre job, blablabla. J’pus capable d’entendre son discours de fille-trop-parfaite.
Les deux amis contemplent la rue sans un mot puis Jacob demande :
— Quelques gars d’la shop vont prendre une bière au pub jeudi après la job. Ça te tente-tu de venir? On pourrait embarquer ensemble.
— Ouais, ça s’rait pas pire.
La cloche sonne la fin de la pause. Tout le monde rentre.
***
Le bourdonnement des conversations, la musique country, le bruit des verres assaillent Raphaël et Jacob lorsqu’ils passent les portes du pub. Quelques serveuses circulent tandis que le barman essuie un pichet. Ils se dirigent au fond du bar pour rejoindre leurs collègues Denis, Mathieu, Jérémie et Robert. Mathieu lève les yeux et s’exclame :
— Ah ben, ah ben! Regardez donc qui c’est qui nous fait l’honneur de sortir de son trou. T’as fini d’hiberner, Jacob?
— Cherche-moé pas à soir, toé.
— Ok, ok, t’es à prendre avec des pincettes. J’vas commander une tournée pour nous autres pour ramener ta bonne humeur.
Raphaël et Jacob s’assoient. Mathieu siffle la serveuse. Lorsqu’elle arrive près de la table, il demande :
— Une grosse Molson Ex pour toutes mes chums ma belle, pis un bloody césar pour moé. Pis si tu déhanches comme il faut, j’te donnerai un beau pourboire.
Elle note la commande sur son carnet et repart vers d’autres tables sans dire un mot.
Pendant que Denis, Jérémie et Robert commentent le dernier match du Canadien, Mathieu questionne Jacob :
— Ça d’l’air que ton vieux est passé de l’autre bord?
— Ouais, répond Jacob en se croisant les bras.
— T’as pas ben ben d’l’air affecté.
— Veux-tu ben me lâcher, Mathieu! J’ai pas vraiment envie d’en parler avec toé. Une vraie commère. T’es pire que les filles de la shop.
— Ok. Jacob. T’es pas évident. J’essayais juste d’être smatte avec toé, mais on dirait ben qu’y a rien à faire.
— Fous-moi la paix!
Il se lève et marche à grands pas vers la sortie. Raphaël se lève comme un ressort sur sa chaise, le rattrape et l’empoigne par le bras.
— Jacob! Attends! J’vas aller te reconduire!
— Pas la peine, je connais le chemin. Ça va me faire du bien de marcher.
— T’es sûr que t’es correct?
— Oui, profite donc de ta soirée avec les gars.
— Bye! À demain!
—Bye.
***
Jacob s’endort sur le divan. Sur la table de chevet, 24 bières vides étalées. La télévision joue en sourdine.
Une silhouette au loin. Il court vers elle, mais elle s’éloigne toujours. Il reconnaît le chapeau du père et crie « Papa! » L’homme se retourne. Ne sourit pas. Reprend sa marche.
Jacob poursuit la silhouette, qui se déplace toujours plus loin. Il la voit s’effacer et se réveille en sursaut. Ses yeux humides laissent échapper une larme.
Il ferme le poste de télévision et se dirige vers sa chambre, où il s’écroule, tout habillé.
***