Note : Ce texte est gagnant du volet « prose » du concours de création littéraire de l’Ambassade de France au Canada, ouvert aux étudiants des trois cycles du Département de français de l’Université d’Ottawa.Il marchait, marchait dans les décombres. Autour de lui se découvraient les vestiges de la vie. Comment croire que la mort passait ainsi, comment comprendre qu’elle soit le résultat de vies qui s’en étaient prises à leurs semblables?
Il avançait, avançait sans bruit. « Aujourd’hui, je n’ai pas de nom » songea celui qui passait. Il ne pouvait pas porter d’identité alors que tant de corps autour de lui se figeaient dans l’anonymat. Lui voyait la douleur qui brûlait encore sur ces visages éteints, comme un crépitement, un petit flamboiement, qui surgit en vain au milieu des cendres, témoignant d’un feu qui avait été, qui jamais plus ne serait.
Il pleurait, pleurait de devoir avancer au milieu de ces cadavres. Ses larmes tombaient pour se noyer dans le sang qui luisait sur le sol, qui glissait la pente. Lui devait continuer à gravir le sol montant sous un ciel gris. Bientôt la pluie viendrait se mêler elle aussi au sang de ces innocents.
Le sang qu’on répand, le sang vif et criant des innocents, se perd-il? Non. Le sang des innocents est le témoignage vivant qui accuse à jamais l’injustice; c’est un ruissellement qui enseigne ce qu’est la vie.
Autour de lui pourtant, la mort seulement. Où se tapit l’espoir lorsque le silence de la mort plane partout? Mort et silence, deux mots qu’on osait à peine prononcer aujourd’hui. Le silence, personne ne cherchait à le vivre : on le fuyait. La mort, elle, on trouvait tous les moyens pour l’oublier.
Même lui, lui qui avait connu le froid tournoiement des hivers, lui qui avait voyagé dans les airs, parcouru les océans, traversé les déserts, il n’avait pas encore traversé la mort. Chacun l’affronterait cependant. Chacun passerait seul l’ultime moment que marquait la mort. Sans arme autre que son âme, sans main pour le guider, sans chemin indiqué, la solitude au bras et sa vie passée pour produire devant lui son destin. Un jour, il parcourrait lui aussi l’énigme de la mort. Chacun selon son sort. En attendant, il marchait entouré de morts. Celui qui avançait était l’unique détenteur de la vie, qu’il portait précieusement en lui, tandis qu’il gravissait la route de cette montagne. Une montagne qui voyait, impuissante, les ravages qu’on lui avait infligés en lui ravissant ses habitants.
La vie. Ce mystère d’étincelle s’allumait et retombait dans la noirceur en l’espace d’un souffle, en silences ou en cris. Aujourd’hui, on disait que la vie n’a que le sens qu’on lui donne, ou on proclamait l’absurdité de la vie : on oubliait la lumière qui en émanait. On vivait avec l’obsession que le temps vaut son pesant d’argent. Mais on ne songeait pas au résultat de la mort où l’argent ne valait, somme toute, plus rien. Finalement, on ne percevait donc plus le temps pour ce qu’il était : un cadre pour la vie. L’homme pensait, en voyant la mort qui l’entourait, que si la vie a le sens qu’on lui donne, alors, qu’on lui donne celui de l’amour : le seul qui aboutisse quelque part, le seul qui mène à l’espoir.
Il s’arrêtait. Il s’arrêtait maintenant devant chaque corps qu’il croisait. Voilà que toutes ces vies avaient défilé sans qu’il puisse les rencontrer. Visages vite effacés, oubliés, mais dont le sang resterait pour toujours, imprimé dans le versant de cette montagne.
Arrivé près d’un jeune enfant, l’homme affligé tomba sur ses genoux. Il se prit la tête entre les mains, puis la releva pour observer ce petit corps figé. L’enfant avait un bras devant lui, comme pour se protéger. Ses yeux contenaient une souffrance crispée. Son visage portait les traces encore fraîches des larmes et du sang qu’il avait versés. Son visage : un cri transparent.
L’homme songea que ceux qui avaient fait cela attendaient, dans l’ombre, l’instant propice pour frapper leurs adversaires en pleine lumière. La méchanceté de l’humanité s’élevait sur la Terre, retournant la poussière comme un mauvais vent, blessant les cœurs, emportant avec elle le bonheur des gens. Aujourd’hui, elle avait osé tuer un enfant.
Lui s’approcha doucement, solennellement, de cet enfant. Il lui ferma les yeux. Il coucha le bras raide de ce petit à ses côtés, au sol. Maintenant, l’enfant paraissait presque sommeiller. L’homme se remit sur pieds. Il attendit encore quelques minutes dans le silence avant de se remettre à marcher. Un peu de respect en ce monde, pour contrer la cruauté, un peu d’amour ici-bas, en réparation des œuvres de violence et des atrocités : ce n’était peut-être pas assez, mais c’était tout ce qu’il pouvait offrir.
Cet enfant l’avait fait réfléchir. L’homme savait dorénavant que la vie en tant que telle n’a pas la valeur qu’on lui donne : plutôt, c’est la façon qu’on la mène qui la définit. Une vie de lumière ajoutait sa part de lumière, son éclat, à cette Terre. Une vie sombre allait se perdre dans l’ombre. Or, la valeur de la vie était déjà établie; par son cadre du temps, par sa noblesse d’être tout simplement, par sa générosité qui donnait à chacun des sens pour connaître le monde, qui éveillait les émotions du dedans, qui prodiguait la chance non-méritée de goûter à l’ivresse de l’amour et de la beauté autour, qui enfin, offrait le don étonnant de la liberté. À chacun ensuite, de décider d’ajouter ou d’enlever au prix de cette vie par ses choix, ses paroles lancées, ses actions, ses pensées.
Il marcha, marcha longtemps. Il franchit les frontières de ce triste village défiguré. Après quelque temps, l’homme ne fut plus seul. Il sentait ses compagnons derrière lui. Leurs délicats murmures le rattrapaient. Il se demanda s’ils avaient vu les nouvelles ruines qu’il venait de traverser. Il espéra qu’ils avaient compris et qu’ils avaient aimé et respecté, comme lui, ces restes qui témoignaient de la vie.
Il continuait à avancer, sans jamais s’arrêter.Quelques-uns des plus vaillants l’accompagnaient encore. Au sommet où ils arrivaient se trouvait l’arbre. Le soir pointait, l’heure venait, avec ces couleurs qui décoraient le ciel le parant de paix; ces couleurs qui savaient consoler le cœur.
C’était l’arbre que tout le monde rencontre un jour. Certains le trouvaient tôt sur leur chemin, d’autres tard. Certains le portaient sur leurs épaules ou sur leur dos; d’autres le traînaient comme un fardeau. L’homme, lui, regarda l’arbre avec amour. C’était ce soir qu’arrivait son tour.
Il entendit des pas brusques et lourds venir à lui. Ses compagnons ne comprirent pas qu’ils auraient eu raison de s’inquiéter. Lui savait ce qui l’attendait. Malgré tout, il ne laissait rien le troubler. Il connaissait les coups. Il était familier avec ce mal qui serait son bourreau. La mort le prendrait lui aussi, bientôt.
Sous ses yeux empreints de chagrin, pourtant, ses lèvres souriaient. C’est qu’il savait bien, lui, que c’était en acceptant ce poids du mystère de la souffrance qu’il parviendrait à rejoindre la lignée des âmes offertes. Dans la douleur qui l’attendait, il donnerait tout son cœur pour devenir un ultime reflet de la lumière. Et ainsi, il s’inscrirait dans cette mêlée de larmes et de sang versés; il plongerait dans l’amour pour traverser la mort et devenir un secours pour les vies autour.