— Putain, Sam, viens voir ça!
Gueuler de bon matin dans l’appartement est une constante chez Théo. Chaque jour à sept heures précises, et avant même la cafetière, il allume son ordinateur. Aussitôt, une pléiade d’outils se met en branle : au rythme des timelines, des tweet alerts et autres flux RSS, Théo chasse le « buzz » qui alimentera ses discussions de la journée. Et commente à haute voix les brèves et les photos qui jaillissent de son écran : « Oooh non, le con! », « C’est dingue qu’ils ne soient pas foutus d’arrêter ça », « Tiens, je te l’avais dit Sam, qu’ils allaient gagner », « Faut que j’appelle ma mère pour lui dire d’arrêter immédiatement la cigarette électronique. »
— Saaam, qu’est-ce que tu fous?
Sam juge que l’info peut bien attendre la douche, le petit-déjeuner, et la première cigarette de la journée.
— Putain, Théo, il est sept heures!
— Il n’y a pas d’heure pour regarder tourner le monde, mec. On vit dans une époque ultraconnectée. Les frontières de l’espace et du temps ont été abolies par le web. Si t’es pas à la page, t’es perdu, t’es mort, t’es rien. Tu voudrais rater le début de la nouvelle Guerre mondiale?
— On est en guerre?
— Mais non imbécile, regarde ça. Je tiens une pépite.
Sur l’ordinateur, une courte séquence vidéo montre un individu déguisé en ours rose, grimper sur une gouttière de la mairie, manquer plusieurs fois d’en glisser, pour finalement se jucher sur le toit de l’édifice, et dévoiler une pancarte : « $$$ Trouvez-moi, et je changerai votre vie $$$! »
Une autre vidéo, avec une interview du maire, vient détailler l’événement :
« Cette nuit, un individu, dissimulé sous un accoutrement ridicule, est monté sur le toit de la mairie afin d’y délivrer un mystérieux message. Un passant ayant filmé la scène, il est ensuite très vite venu prévenir monsieur Colobert, notre gardien, afin qu’il prenne les mesures qui s’imposent. Mais le temps que celui-ci ne monte à son tour sur le toit, et l’ours rose avait disparu. Les faits n’ont pas été revendiqués à cette heure, et les enquêteurs n’ont pu identifier leur auteur. J’appelle solennellement la population à garder son calme, et à nous faire part de toute information utile, afin que l’enquête aboutisse sereinement. Je jure que toute la vérité sera faite sur cette affaire. Merci. »
Dans la modeste et paisible ville de Garanges où vivent Sam et Théo, il n’en fallait pas plus pour que les habitants se déchaînent sur les réseaux sociaux. Malgré l’heure matinale, les interprétations et les rumeurs y courent déjà avec entrain. Pour la plupart des gens, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il s’agit d’un milliardaire qui a décidé de se transformer en généreux bienfaiteur afin de rendre les gens heureux, et certains comptent bien profiter de l’aubaine :
@Myriam : Ours rose, j’ai perdu mon emploi. Besoin d’un coup de pouce pour redémarrer une autre vie! Donne-moi un indice! #espoir
@TataYoyo : #oursrose, je t’attends depuis toujours. Les cartes m’avaient annoncé ta venue. #ALLELUJAH #messie
@Anissa666 : tu crois vraiment qu’on va perdre notre temps à te démasquer? L’essence a encore augmenté, qu’attends-tu pour la distribution de $!!!
Un collectif écologiste soutient au contraire que l’opération coup de poing de l’ours rose tient d’autres motivations. Sans nul doute un militant, qui défend les derniers ours vivant non loin de là, dans la vallée du Tarin.
@Sauvonslaplanete : bravo à cette initiative! Soutien total à l’ #oursrose! Sauvons les ours du Tarin!
D’autres en revanche, incrédules, ne veulent pas se laisser duper par l’apparition soudaine de cet animal.
@Roger : encore un petit taré d’étudiant ivre mort qui veut faire son malin! Abattons l’ #oursrose #ouverturechasse
@Sylviane : a-t-on au moins vérifié qu’il n’avait pas posé une bombe sur le toit de la mairie? #terroristespartout #prudence
Quant à la mairie, elle ironise et menace sur son propre compte Twitter :
@MairieGaranges : reviens encore une fois sur le toit, et on change aussi ta vie! #délit #prison #oursrose
— Alors?
— Alors quoi?
— Oh, arrête, Sam! Pour une fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant dans ce bled, tu ne vas pas faire le rabat-joie.
— C’est n’importe quoi ce truc, juste un type qui a voulu faire une blague.
— Écoute, en effet, je ne crois pas du tout que ce gus va distribuer des dollars dans la ville. Mais on va le trouver quand même, avant tout le monde.
— Et tu comptes t’y prendre comment?
— Mon cher colocataire, tu manques parfois d’imagination… Cette bestiole rose a forcément laissé traîner des indices. On va commencer par les caméras de surveillance.
— Ah ah! T’es complètement cinglé.
Et pourtant, quelques minutes plus tard, Sam et Théo sont dans la rue, bien décidés à percer le mystère de l’ours rose. Par tous les moyens. Théo, dont l’ambition est de devenir journaliste, est d’abord convaincu qu’il ne faut négliger aucun témoin potentiel. Ainsi, il lui semble que la boulangère qui, affairée chaque nuit au pétrin, a pu apercevoir quelque indice qui les renseignerait.
— Bonjour madame Rami, avez-vous vu quelque chose concernant l’ours rose?
— Sincèrement, vous croyez vraiment que je n’ai que ça à faire! Et même si c’était le cas, croyez-vous que je vous le dirais, garnements, pour que vous empochiez le butin à ma place?
Il ne faut vraisemblablement pas compter sur l’aide des Garangéens pour faire avancer leur enquête. Il règne dans la ville une ambiance inhabituelle, comme si l’événement – ou plutôt les rumeurs qui l’entourent – l’avaient couverte d’un halo de suspicion. A chaque coin de rue, les discussions ne semblent graviter qu’autour de cet ours rose rose venu perturber la vie tranquille des habitants. Mais on en parle tout bas, et avec précaution, comme si trop en dire présentait le risque de voir sa chance s’éloigner. Nombreux sont les regards méfiants : n’importe qui peut se cacher sous cet accoutrement d’ours rose. Voisin, famille, aucune piste n’est à rejeter pour démasquer le fauteur de troubles.
Certains n’en perdent pour autant pas le nord. Un vendeur de jouets profite de l’opportunité médiatique de l’ours rose pour proposer des peluches à son effigie, avec ce slogan : « Changez votre vie : adoptez un ours rose ». Et on se presse déjà à sa boutique.
L’idée de Théo est simple. Pénétrer dans la mairie, et subtiliser les images de vidéosurveillance de la nuit, afin d’avoir un maximum de détails à leur avantage.
— On va avoir des problèmes, Théo…
— Je te croyais pas si peureux, Sam. Tu vas voir que c’est bien plus facile que ça en a l’air!
Les deux garçons, après avoir salué la secrétaire de mairie avec la plus grande courtoisie, se dirigent vers la loge du gardien des lieux. Comme l’avait pressenti Théo, le vieux Colobert, sans doute épuisé par les événements de la nuit passée, roupille paisiblement dans sa guérite. Aucune technologie ne pouvant résister à Théo, et certainement pas Windows 97, celui-ci s’empresse de fouiller l’ordinateur de Colobert. Parmi les sages photos de famille, et d’autres un peu plus osées, il ne tarde pas à trouver les archives vidéo de la nuit. A la manière habile d’un pirate, il transfère les fichiers sur son smartphone, tandis que Sam veille sur le veilleur endormi. Enfantin! Si facile que lui vient une autre idée. Avant de partir, les deux jeunes gens croient bon d’immortaliser l’instant à l’occasion d’un selfie, pouces levés devant Colobert. Satisfait, Théo poste immédiatement sa photo sur Twitter, avec ce commentaire :
@Theophraste : on a retrouvé l’ #oursrose : il dort paisiblement dans sa grotte ;)
Ne voulant cependant pas que la plaisanterie tourne mal, les jeunes gens ne tardent pas à détaler. Le tweet léger de Théo se fond dans la masse des commentaires sur les réseaux sociaux. Parmi les nombreux selfies de jeunes adolescentes posant avec leur nouvelle peluche fétiche, les réactions fusent et l’affaire prend une tournure sérieuse et polémique. D’un côté, les partisans de l’ours rose font valoir les bienfaits de son action :
@Pablo : c’est une performance artistique formidable qu’a livré cet #oursrose. Un manifeste qui nous appelle à suivre son mouvement! #tousdesoursroses
@Secourspopulaire : le message de l’ #oursrose est clair : donnez!
@SPAGaranges : laissez-le vivre en paix! un ours est encombrant et mange beaucoup ; un chat est autonome et se nourrit de caresses. #adopteunchat
@SportingClubEscalade : une véritable leçon d’escalade pour nos jeunes pousses!
@ParoisseGaranges : l’ #oursrose de Garanges rend espoir aux nécessiteux, et nous rappelle à quel point la générosité est une vertu. 1 / 2
@ParoisseGaranges : l’église de St-Donatien se tient prête à lui donner asile, et rappelle que son clocher manque encore de financements pour sa réfection 2 / 2
@Sophie : l’ours rose : la #liberté guidant le peuple!
De l’autre, ses détracteurs ont visiblement à cœur de démasquer et punir l’indésirable.
@OppositionGaranges : les élus de l’opposition n’ont de cesse de dénoncer le laxisme du maire. Cette affaire préoccupante nous donne raison. #Sécuriténullepart
@Sylviane : mon petit-fils jure qu’il a été mordu par l’affreuse bête. Elle se promène dans nos rues, et la police ne fait rien! #prudence
@AmicaleChasseurs : les chasseurs de l’Amicale se tiennent prêts à agir, si la sécurité des Garangéens en dépend. Sus à l’ #oursrose!
@Roger : 100€ à qui me ramène l’ #oursrose, pour un bon coup de pied au c..!
Plus pragmatiques, certains regrettent encore l’influence des événements sur le cours tranquille de leur existence :
@BoulangerieRami : et avec tout ça, j’ai raté ma fournée de 10h…
@Lolita : j’espère qu’il ne viendra pas chez moi, je suis allergique aux poils
In real life, sur la place centrale de Garanges, la confusion numérique se manifeste physiquement. Chaque clan défend ses opinions avec véhémence. Chez les partisans de l’ours, on discute déjà de l’utilisation du magot promis pour imaginer des projets collectifs. Une espèce de gourou clame bruyamment que l’ours est un être magique envoyé par des forces cosmiques, et exhorte la foule à déposer, en guise d’offrande, un pot de miel devant leur porte. Un cortège d’individus déguisés en ours roses, mené par Pablo De Rosa, illustre artiste de la ville, entame une « marche dansée », distribuant aux passants des fleurs et des poèmes. Mais l’Amicale des chasseurs, fusils à l’épaule, lui emboîte le pas, déterminée à organiser une battue minutieuse. Le groupe des hostiles juge en effet que l’on doit retrouver au plus vite cet hurluberlu, et lui faire passer l’envie de recommencer. Les discours sécuritaires font trembler les Garangéens : on exhibe le dos rougi du petit-fils de Sylviane, qui reste néanmoins floue sur les détails de son attaque. Minoritaires, les militants écologistes distribuent vaillamment leur propagande pour la sauvegarde des ours du Tarin. Dans cette ambiance électrique, l’un des chasseurs croit reconnaître parmi les déguisés le véritable ours rose ; sans hésiter, il le plaque au sol, mais il s’avère que c’est sa mère, pauvre femme physiquement bien incapable de remonter une gouttière.
A l’écart, Sam et Théo se posent dans un café pour visionner les images de leur larcin. Au-dessus de leurs têtes, l’affaire de l’ours rose monopolise l’écran, reprise par toutes les chaînes de la télévision nationale. Des images floues entretiennent le mystère : ici une touffe rose, là une trace de patte dans la boue. D’autres rumeurs lui font écho et l’épaississent : en Ukraine, une harde d’ours aurait sauvagement tué tout un village. Ah, viralité de l’information et du sensationnel…
Sam et Théo désespèrent. Les vidéos de surveillance de la mairie ne donnent rien, aucun indice susceptible d’aiguiller leur recherche. Le patron leur demande sortir. Le gouvernement a décrété l’état d’urgence. Dans la rue, les visages sont de plus en plus graves, les paroles hargneuses. Un hélicoptère a été dépêché dans le ciel de Garanges, pourvu d’un énorme filet destiné à attraper l’ours rose. On ne peut désormais plus arrêter les chasseurs, bave aux lèvres, fusils armés et bottes en marche, prêts à en découdre avec la bête. Face au gourou, des dizaines de personnes, le regard hébété, scandent avec ferveur : « change your life, change your life ». Les deux garçons, un peu déçus, un peu apeurés, se résignent à rentrer. Ils passent sans le voir devant un homme assis au pied d’un lampadaire. L’air apaisé, malgré tout ce bruit qui enfle et l’entoure, il est bien le seul à sourire. Et pour cause, en quelques heures, lui le clochard, lui l’invisible, s’est métamorphosé en un héros médiatique omniprésent, tout à la fois adulé et détesté, espéré et pourchassé. Grâce à ce costume d’ours rose trouvé dans une poubelle, il a pu éprouver la douce sensation de renaître au monde. Alors il ne sait pas très bien s’il doit se manifester et mettre un terme à tout ce cirque, ou rester dans l’ombre de sa ruelle et s’amuser encore, comme un enfant espiègle, du bon tour qu’il est en train de jouer à ses contemporains.