Le cancer de notre relation a commencé à nous ronger lui aussi. Sournoisement d’abord, nos conversations s’espaçaient, puis nous avons cessé de reconnaître l’existence de l’autre. Le manque de sexe lui a tiré les traits vers le bas, comme si son pénis triste aspirait tout son corps vers le centre. Ses sourcils ébouriffés ont pris un air sévère, sa bouche pâteuse a fini par se putréfier de l’intérieur et sa peau ne savait plus si elle avait trop ou pas assez de sébum. Son mauvais caractère a pris de l’ampleur et ma voix en a perdu. La fin s’imposait, sans que nous ne sachions comment la concrétiser, sans même songer à se l’annoncer. Vint alors la fin de nos rapprochements, de son rire, du mien.
Un soir qu’il se débouchait une énième bière pour ne plus bander, j’ai pensé à son père. J’avais toujours eu pour cet homme un profond dégoût, avec son narcissisme, son haleine de vieille poubelle, sa dépendance aux croustilles crème sûre et oignons, sa consommation excessive de pornographie bas de gamme et son manque d’intérêt. Comme son père, il ne parlait plus que de sa souffleuse à neige, de son emploi démotivant, de rien, jusqu’à atteindre un vide conversationnel tout à fait repoussant. J’ai enchaîné les hochements de tête et les « hum hum », puis j’ai limité mes réactions à des regards parfois froids, parfois absents. Il creusait sa tombe alors que j’en devenais une.
L’image de sa pourriture paternelle a vite remplacé la sienne. J’évitais mon beau-père en me cachant de son fils, en me forçant à vivre parmi les meubles, immobile et incapable de croiser son regard. Il passait à côté de moi comme il l’aurait fait avec une table, comme son père avait toujours ignoré ma présence. Il se déplaçait du divan au frigo, puis au lit, et jamais dans mes bras. J’aurais pu me les couper sans qu’il ne s’en aperçoive.
Je me tenais debout dans la cuisine à fixer un verre de vin que je ne boirais sans doute jamais, lorsqu’il a doublement interrompu ma contemplation. La porte a rebondi sur le petit ressort au bas du mur, il a lancé ses bottes, il a claqué la porte, il a lancé ses bottes et ils riaient fort, le fils devenu jumeau de son père. Le géniteur désagréable a éructé, l’engendré pissa à aire ouverte partout autour de la cuvette. Je peinais à les distinguer l’un de l’autre. Ils ont ouvert le frigo pour entamer une longue suite de bières bon marché, me contournant, faute de pouvoir passer à travers mon corps invisible et inutile. Ils ont allumé la télé, baissé les stores et envahi le salon avec leur manque de classe, avec la diffusion à volume extrême de commentaires pathétiques sur une partie de hockey. J’ai abandonné mon verre et j’ai quitté la maison pour la première fois depuis des semaines. Sans chaussures, j’ai conduit en automate jusqu’à un magasin, peu importe lequel. Mes pieds ne se détachaient plus du sol; je balayais le plancher sale avec mes bas, attirant le jugement des clients et le découragement des employés. J’ai voulu leur lancer une réplique fracassante pour les confronter, mais ma bouche ne savait plus obéir. J’ai erré pendant des heures qui me firent l’effet de jours entiers. Quarante jours de traversée du désert de la consommation.
J’avais parcouru toutes les allées du magasin au moins trois fois. Un costaud en uniforme me suivait. Pour qu’il me laisse tranquille, je retournai à l’entrée pour prendre un panier, puis j’y lançai une tablette de chocolat. Il me suivait d’un peu plus près. Il ne me lâcherait pas tant que je n’aurais pas acheté quelque chose.
J’existais enfin, mais pas pour la bonne personne. J’aimais mieux mon rôle de souvenir terne, de bibelot de maison qui ramasse la poussière. J’accélérai le pas jusqu’à la section des articles de décoration. Juste en face des miroirs, je me retrouvai. Je ne pouvais plus détacher mes yeux de cet objet auquel je pouvais m’identifier.
J’ai une vague impression d’avoir payé mes achats et regagné la maison. Je dus même vérifier que le traqueur ne me suivait plus, une fois de retour au salon. Mon beau-père et son clone avaient migré vers un autre endroit à troubler, probablement un bar de danseuses. Je me surpris à sourire dans le reflet de la fenêtre. Un sourire jaune, effacé, mais délivré.
Je descendis à la cave à la recherche d’une corde. Je ne pouvais plus continuer comme ça. J’en trouvai une trop grosse, une autre trop longue, puis une trop courte. Je n’aurais qu’à utiliser une ceinture de cuir.
De retour au salon, je me plaçai dans un coin, à distance égale des murs et du divan. J’installai mon nouvel achat, puis je passai la ceinture là où il le fallait. Ma métamorphose s’achevait.[clear]
***[clear]
Écœuré de traîner avec mon soûlon de père, je le laissai se perdre dans le décolleté d’une danseuse plus vieille que moi. Il m’avait bien diverti lorsque mon couple a amorcé sa chute, mais je devais tenter quelque chose pour le sauver, pour éviter de finir seul et pourri comme lui. Je regrettais ma tignasse de jeunesse. Nos câlins me manquaient.
La maison paraissait calme de l’extérieur. Nous ne faisions plus que la déserter pour nous fuir. Je refermai doucement la porte derrière moi, puis j’allumai pour découvrir l’horreur : ma tendre moitié, debout dans un coin du salon, un abat-jour sur la tête et une ampoule dans la bouche, les mains liées par une ceinture.