Certains n’aiment pas les yeux, la folie, l’égarement éperdu qui se résorbe en fixette. Pour Francis c’était les mains. Les mains ça a vécu trop longtemps, les mains ça a trouvé comment attacher des lacets, ça a applaudi, ça a mis et enlevé des alliances, ça a guidé et lâché des enfants. Des mains qui ont vécu et qui essayent de vivre encore, c’est foutrement dérangeant. Alors Francis ne les regardait jamais et il tuait plus tranquillement.
Francis n’avait tué personne cette semaine-là. Il avait une carence au coin de l’œil. À la station de métro, il y avait des gens qui le sentaient et qui s’éloignaient de lui. De toute façon on s’éloigne toujours de quelqu’un dans les stations de métro. Sauf Amandine. Elle, elle ne s’éloignait de personne, ni par les jambes ni par les yeux. Appuyée contre le mur, près d’un banc, elle a laissé Francis regarder la couleur terreuse de ses iris sans broncher. C’était un cadeau qu’elle savait faire aux gens, ne pas détourner les yeux. Francis avait connu des yeux qui se détournaient encore moins, mais pas des yeux éveillés, pas des yeux pailletés de fenêtres défilantes de train qui ralentit. C’étaient de beaux yeux, de très beaux yeux à endormir quand la rame serait passée. Il a monté derrière elle.
Pendant le trajet, le mouvement suffisait à la faire sourire. Elle alternait entre regarder le noir du tunnel et fixer la vitre derrière son reflet. De temps en temps, pour dégager ses yeux, elle soufflait sur une mèche plutôt que d’utiliser ses mains – ses mains que Francis ne devrait surtout pas regarder, ses mains blanches et lisses comme celles d’une sorcière, croisées sur son genou. Francis caressait son canif dans sa poche, son canif de la même couleur terreuse que les yeux offerts d’Amandine. À sa manière, il vivait le coup de foudre, parce que les meurtriers n’ont pas leur égal pour être des gens ordinaires. Il la contemplait avec émotion.
C’est trop beau, un poème à salir. Dans une autre vie, dans un autre espoir, il aurait trouvé le moyen de la toucher autrement, de la faire sienne autrement. Il aurait su dire les choses sans les poignarder, il aurait su devenir une part d’elle, une part encore vivante, encore chaude. Une part essentielle. Une main, peut-être. Les siennes étaient blanches comme des pages vierges : elles n’imposaient pas d’histoire, elles attendaient qu’on leur en raconte une. À la sortie de la station, Francis a réglé son pas sur le sien. Il a patienté cinq ruelles. La demi-heure qui a suivi, à califourchon sur les jambes perdues dans la jupe, il n’a pas vu le sang, les failles par lesquelles les dix-sept ans d’Amandine s’échappaient. Il voyait ses yeux, et parfois une mèche rousse comme un météore devant. Il l’avait jetée les omoplates en premier sur le bitume, et ses mains douces de sorcière s’étaient échouées paumes vers le haut. Les yeux grands ouverts, encore pleins de lumière grise, elle criait, mais elle ne bougeait pas : son don c’était offrir, c’était laisser; pas s’opposer, pas s’accrocher. Alors Francis a senti en lui ce frisson, ce tremblement des sens et des choses qui lui susurrait que ce n’était pas lui qui prenait la vie d’Amandine, mais Amandine qui lui donnait sa vie. Il maniait son canif avec toute la tendresse dont il était capable sur le long corps, il la contemplait en lui parlant très fort en pensée.
Je vais te raconter une histoire, c’est l’histoire de moi qui te perce et qui t’aime, c’est l’histoire de toi qui laisses tout fuir et qui m’aimes, peut-être, un peu, si j’ai de la chance et que je ne te tue pas trop mal, c’est l’histoire d’un poème qu’on désécrit, en te faisant saigner sur les lettres. Immobiles, sans griffes, sans poings, ses mains à elle n’étaient pas effrayantes. Elles mourraient gentiment. Alors, entre deux coups délicats du bout du canif, Francis a osé baisser les yeux, comme on s’apprête à apprivoiser un fauve, et contempler les mains sages, ces mains qu’il avait souhaité devenir. Il y avait une douceur invitante sur les paumes, une blancheur comme on n’en trouve qu’en lumière. Là, offert sur le sol, il y avait le souvenir de l’avant-canif; comme une magie, peut-être, que toutes les mains dans la vie de Francis avaient échappée trop tôt.
Le bout des doigts de la main droite a commencé à grisonner, et Francis a senti enfler en lui un sentiment inédit, pas tout à fait du remord, pas tout à fait de la satisfaction. Et, à nouveau, il a voulu devenir cette main, se lover à l’intérieur pour la blanchir d’une affection charbonneuse, pour la réchauffer tandis que le sang fuyait. Ça lui a semblé tellement possible qu’il y est arrivé sans effort. Il a simplement regardé les doigts grelotter d’une mort encore nerveuse et, de sa respiration, il a suivi le mouvement. Alors Francis a coulé, coulé, son corps entier a fondu, s’est résorbé jusqu’à ce que sa colonne vertébrale se faufile dans la ride de vie sur la main d’Amandine. Se scindant aux phalanges, la tête de Francis s’est étirée en cinq carrefours fins, cinq longs doigts de sorcière.
Il sentait le bitume sous son dos, il sentait le vernis sur les ongles qu’était devenu son crâne. Là où son torse avait fondu, il y avait la paume, moite sur le ventre, osseuse dans le dos. Ses jambes se réunissaient vers le poignet, là où les veines commençaient à se taire. Francis aurait pu hocher les phalanges pour dire oui, mais ça ne lui aurait servi à rien. Il a attendu.
Quand l’âme d’Amandine a fait un pas de côté, il a été capable de l’aimer plus qu’il n’avait jamais aimé personne, et il l’a saluée au passage, d’un frémissement de toutes ses têtes.
Au bout d’une ruelle, derrière un conteneur, Amandine est froide depuis longtemps. Francis a vieilli. Son corps en os d’Amandine est devenu rigide : une étoile morte au bout d’un poème aux yeux immenses. Et Francis est heureux, heureux, parce qu’à défaut d’avoir été digne d’ouvrir son cœur à Amandine il meurt la paume ouverte.