— Tu dessines quoi, là?
J’ajoute quatre pattes minces, un seul œil. J’indique celui qui manque par un X. Luis m’attrape le bras et crie :
— C’est Squelette?
Le pied nu de Luis efface furieusement mon dessin. Un nuage de poussière me pique les yeux. Aveuglé, je me frotte le visage du revers de la main. J’écarte les doigts et rouvre mes paupières. Des larmes trempent le t-shirt troué de Luis, qui pleurniche :
— Squelette…
Mes joues se mouillent aussi. Je m’ennuie de flatter son poil emmêlé, de sentir sa langue rugueuse sur ma peau, de lui lancer sa balle de tennis toute mâchouillée pour qu’il me la rapporte.
— Pourquoi vous pleurez, vous deux?
La voix chantante d’Emilio. Parfois, son ton est aigu, d’autres fois, très grave. Il est plus vieux que Luis et moi. Je me racle la gorge en essuyant mes joues.
— Squelette a disparu.
Emilio ébouriffe nos cheveux de ses immenses mains.
— Vous inquiétez pas. Je suis sûr qu’il est parti pour un monde meilleur.
Luis gémit, sa lèvre inférieure tremblote. Emilio sourit.
— À Quito, par exemple! Oui, Squelette est parti en ville. À son retour, il vous ramènera des souvenirs, des figurines de la Basílica del Voto Nacional. Vous verrez.
Quito? Une ville imaginaire, une ville que l’on n’atteindra jamais. Seuls les riches peuvent se permettre le billet d’autobus. Moi, je ne connais que les montagnes de tôle et les rivières brunes des suburbios. Les cafards entre les orteils et les cadavres sous les déchets. L’odeur des bananes qui pourrissent sous la canicule.
Mais le regard de Luis, lui, s’illumine.
— Comment on y va, à Quito?
Emilio fige un instant, puis plie les genoux pour se mettre à la hauteur de Luis.
— C’est simple! Il faut prendre à gauche après la vieille sécheuse et se rendre à la maison en plastique de Señor Perez. Là, on tourne à droite, et on continue jusqu’à ce que les chemins de terre se transforment en asphalte. Si vous y allez la nuit, vous pouvez suivre les lumières de la ville. Elles scintillent plus intensément encore que les étoiles.
Pour Luis, pas question d’attendre : il tire sur la manche de ma veste et me traîne vers la route. À chaque pas, le sourire d’Emilio rapetisse pour ne devenir qu’une grimace tordue, troublante. Je me ronge les ongles, me mords la langue; mes canines branlantes menacent de tomber. Les sourcils d’Emilio se froncent, ses yeux verts tournent au noir. D’un hochement de tête, il nous fait signe d’accélérer, puis coupe à travers une ruelle. Sans nous dire où il va, il disparaît derrière des draps jaunis et percés, pendus à une corde à linge.
Mes genoux tremblent, mon cœur danse el sanjuanito. Je ne veux pas y aller, mais Luis prend ma main moite, et je titube avec lui vers la vieille sécheuse éventrée. Mon pied se prend dans un filet de pêche, je trébuche et me cogne le menton sur le dos de Luis. Immobile, il pointe le sol de son index.
— Regarde, José! Squelette est passé par ici!
Des empreintes de chien. Luis se met à courir, je dois secouer la jambe pour me libérer du filet. Nous passons devant des rangées de cabanes multicolores, en acier rouillé ou en bois moisi. Les rayons brûlent mes cheveux noirs, mon dos suinte à grosses gouttes. Je suffoque, mais continue d’avancer; mes orteils pénètrent le sable, calcinés. La croix que je porte autour du cou frappe ma poitrine, la grille comme un fer rouge. À la sécheuse, Luis me tire à gauche et accélère. Des cris de vautours déchirent le ciel. Mon cœur se serre, l’air siffle entre mes dents. Ma main trempée glisse de celle de Luis, qui lâche prise et s’arrête.
Des relents de putréfaction m’étouffent. Je me bouche le nez, Luis crache de dégoût. Je m’éloigne de lui pour explorer, me faufile dans les sentiers du dépotoir, marche dans des mares d’eaux usées, escalade des monticules de boîtes de conserve. Atterrissant dans la cour arrière de Señor Perez, jonchée de pneus déchirés, je nage à travers des cartons de lait périmé, ne refais surface que pour reprendre un peu d’air.
Puis, sous une pile de journaux noircis, je le vois, tout osseux, la gueule en sang. Squelette me fixe de son seul œil, vitreux. Des asticots grouillent dans son orbite vide. Son pelage blond a bruni, recouvert d’un infect mélange d’huile à moteur, de boue et de sang séché. Je m’approche tranquillement, mais la décomposition tourne mon estomac à l’envers. Je m’agenouille dans les détritus, dégueule toute ma bile en pleurant. Je hoquette, geins, crie le nom de mon chien. L’acidité éraille ma voix. J’essuie mes lèvres sur ma veste, tousse, relève la tête. Sur le toit chancelant de la maison de Señor Perez, Emilio cale une Pilsener. Sa bière finie, il me salue en levant le bras et, de ses lèvres déformées par une grimace, éclate de rire.