Angelo chéri,

C’est une histoire qui est arrivée hier. Qui est arrivée demain. Qui arrive maintenant, en ce matin brumeux dans lequel mes méninges s’enlisent. Prête d’abord l’oreille à ce récit avant de me croire cinglée, je t’en conjure mon amour. Tout ce que je t’écrirai est réel, a été réel ou le sera…

Tu te rappelles cette scène que nous devions tourner la semaine dernière? Celle où je vais faire tes courses? Tu la vois, cette ruelle dépourvue d’artifice? Eh bien, ce matin-là, quelque chose détonnait. Une nouvelle perspective? Les poubelles peut-être, devenues plus sales, ou bien les graffitis plus obscènes, ou encore les nuages. Quelque chose clochait, dans l’air, dans le décor. J’avais perdu mes repères. Tu sais, comme lorsqu’on revient de voyage et qu’on retourne à un endroit, mais avec ce regard neuf?

Tu m’excuseras si mon histoire semble floue, mais voilà, je ne distingue plus l’avant ni l’après. J’essaie de recoller les morceaux, mais j’ai l’impression de regarder une pièce qui se déroulerait autour de moi, sans que je puisse y participer. De coucher les mots pour toi sur papier m’empêche de basculer encore plus loin.

Un saumon. Un horrible saumon saignant autour duquel une masse verdâtre et gélatineuse s’entortille comme une écharpe.

Il m’a regardée! Ses yeux globuleux sur les miens, il a murmuré ces vers étranges :

Sous le règne du poisson

Un scénario     ou deux         ou trois

Une victime   une autre

Temps dissolu.

Un éclair aveuglant. J’ai titubé, cherché à me soutenir avec l’aide d’une poutre du décor, le cœur au bord des lèvres. Ta chambre m’est apparue en gros plan. Au lit avec toi, tes mains fouillant ma chair dans un maelström de couvertures entrelacées.

Angelo, j’en suis convaincue, la malédiction du saumon m’a condamnée. Je ne vois aucune autre explication.

Depuis, chaque jour commence par la fin, chaque jour se termine par le milieu, dans le désordre, sans logique aucune. Des images, des personnages, des rivières, des allées embrumées m’envahissent, sans même que je franchisse la porte de mon appartement.

Aide-moi à retrouver l’avant, l’aujourd’hui, le demain, ce café fort que tu prépares si bien accompagné de croissants craquants.

 

Réponds vite. Je recevrai peut-être ta réponse avant-hier.

 

Jenny

***

Ma tendre Jenny,

Je te rassure tout de suite, je prête foi à tes révélations. Je te dois d’ailleurs un aveu. Je t’ai menti sur la nature de mes insomnies et mon comportement étrange ces derniers jours. Je voulais préserver mon orgueil, il n’aurait pas supporté tes moqueries. Je regrette de ne pas t’avoir offert mes confidences. Peut-être aurions-nous pu t’éviter le pire. Mais voilà, le mal est fait. J’ai l’impression de t’avoir contaminé l’esprit.

Durant ces nuits, un personnage a envahi mes rêves. Je te le donne en mille ma chérie : un saumon.

Un scénario de pêche typique de mon enfance. Gros plan sur une rivière peu profonde où un vent frais chatouille mon visage. Les fesses installées sur une pierre plate, je croque le paysage alors que papa surveille sa ligne, cigarette au bec. Quelques libellules frôlent mon chapeau.

Soudain, la canne de mon père plie, le frein du moulinet crie. Une bête qu’on égorge. Je relève la tête, intrigué. D’un geste vif, papa se redresse et imprime un coup de poignet pour ferrer la prise. Il relâche la tension du fil. Le poisson rejoint la partie plus profonde des eaux pour s’enfuir. Un manège je ramène la ligne, je t’en donne s’ensuit, jusqu’à ce que la proie, épuisée, jette l’éponge et se laisse ramener au bord. Puis, à un mètre de la rive, dans un élan de survie, elle se débat comme un diable dans l’eau bénite. Peine perdue. Sourire aux lèvres, papa sort sa capture de l’eau avec la puisette. Un saumon rosé de 15 livres. Je m’approche. Le poisson frétille, ouvre et ferme la gueule sans arrêt, privé de son élément vital. L’hameçon se trouve bien fiché dans les ouïes, il n’a aucune chance d’être remis à l’eau.

Me croiras-tu Jenny si je te dis que j’ai l’impression, à ce moment-là, que le saumon visse sur regard sur moi? Une connexion de vivant à vivant. Nos âmes se croisent et se répondent, alors que ma figure se décompose de minute en minute. J’entends son appel de détresse. Je tente le coup. Papa, tu crois que ce saumon pourrait survivre si on le remet à l’eau? L’intéressé se gratte la tête. Voyons fiston, qu’est-ce qui te prend? Je n’ai vraiment pas l’intention de laisser aller une aussi belle prise. Nous la mangerons dès ce soir.

Je m’éveille les mains accrochées à mon oreiller, le cœur aux tempes. Mon cerveau me fredonne en boucle : trahison, trahison, trahison, trahison. Un goût acide emplit ma bouche. Je cours vers les toilettes et vomis. Habité par les images du rêve, j’arpente le corridor de mon appartement de long en large. Mon esprit troublé cherche à en dénicher un quelconque sens d’ici au lever du soleil. La sonnerie du cadran interrompt ma réflexion. Je la range dans une case de ma mémoire.

La deuxième nuit, le saumon réapparaît, cette fois sur un trône massif, habillé en robe d’apparat et d’une cape brodée. Une couronne en or et un sceptre dans sa nageoire confirme son statut. Tête baissée, je suis agenouillé devant lui. Humble. Serein. Courtisans, gardes, ménestrels et troubadours composent la cour du roi, tous saumons. Le roi me lance un regard froid et ordonne Portez-le au cachot, on lui tranchera la tête demain. Accompagné de tomates, j’en ferai un festin royal! Le roi éclate de rire.

Autre brutal réveil. Cette fois, des larmes aux yeux. J’ai envie de t’appeler pour te confier mon désarroi, mais à quoi bon Jenny? Je ne comprends pas pourquoi, hormis la terreur, je me sens si bouleversé. Je me raisonne en trouvant toutes sortes d’excuses : notre vie mouvementée, le stress du tournage, trop de café. Cette nuit-là, quelque chose a changé. Je me sens dépassé par cette histoire rocambolesque. Je ne sais plus Jenny si le rationnel constitue une solution.

Mon cerveau ne décroche pas de ces images durant la journée, une véritable autoroute d’hypothèses pour faire cesser ces horribles visions. Tu as d’ailleurs demandé si quelque chose n’allait pas et j’ai répondu que je songeais au scénario que nous allions tourner. J’anticipais une nuit difficile.

La troisième nuit, moi, l’incorrigible athée, j’invoque la protection des anges pour un sommeil sans cauchemar, sans le retour de cet horrible personnage. Peine perdue. Saumon et moi sommes cette fois ligotés sur un tapis roulant, entourés de ses semblables. En direction de bouches géantes. C’en est trop. Je me réveille en hurlant.

Le voisin lance un Ta gueule! accompagné d’un coup de pied au plancher. Je sors du lit pour m’asperger le visage d’eau froide. Le canapé près de la fenêtre me fait envie. Mon cerveau superpose les trois rêves et tente d’en associer les éléments. Les heures défilent au cadran jusqu’au matin, jour du tournage. Malgré mes nuits blanches, la journée se déroule sans anicroche. Aucun moment de répit pour mes préoccupations. Nous retournons tous les deux chez toi fatigués mais heureux (je ne me doute pas de ce qui nous attend). Ce soir-là, surprise. Une vraie nuit de sommeil. Je me crois débarrassé une fois pour toutes du saumon. Jusqu’à ce que je reçoive ta lettre ce matin.

Jenny, je te le jure, j’envisage tous les moyens pour que ce poisson disparaisse de nos existences : en imprégner l’esprit d’un autre acteur, recourir à un exorcisme ou une psychanalyse, dénicher un chaman, je ne sais pas. Tiens bon, on va s’en sortir ma belle.

 

Ton amour,

Angelo

xxx