Pierre Salducci [dir.] Écrire gai Montréal, Stanké, Collection « L’heure de la sortie », 1999.
La notion de « littérature gaie » peine à se cristalliser; l’expression circule, mais quand vient le temps de la définir, il est impossible de parvenir à un consensus. Des écrivains (et) homosexuels participent, eux-mêmes, de cette ambigüité caractéristique : certains refusent d’abstraire la littérature homosexuelle de la littérature universelle, alors que d’autres n’y voient qu’un sous-genre offrant des livres à lire d’une seule main. D’autres encore attestent son existence théorique; néanmoins, pour nombre d’entre eux, le même flou définitoire persiste. Écrire gai est le premier ouvrage à s’intéresser au rapport entre l’écriture et l’homosexualité dans un cadre francophone, et ce, du point de vue des auteurs. Ainsi, ce collectif qui rassemble les témoignages de neuf écrivains propose de se placer en amont de la littérature, précisément là où s’engage le processus de création, d’observer comment se traduit l’homosexualité dans l’écriture et quel type de littérature en émerge.
[heading style= »subheader »]Du roman homosexuel à la littérature gaie[/heading]Le livre s’ouvre sur « Lis tes ratures, gai! », un texte dans lequel Jean-Paul Tapie affirme que si « qualifier un romancier d’homosexuel relève davantage de l’atteinte à la vie privée que de la critique littéraire » (p. 17), suggérer qu’une œuvre s’inscrit dans la lignée du roman homosexuel, par contre, serait plus juste. Pour qu’un livre puisse se rattacher à ce genre littéraire, l’homosexualité du personnage principal, celle de l’auteur, ou un lectorat formé majoritairement de gais ne suffit pas : « Aucun de ces éléments n’est, à lui seul, suffisant. C’est l’association de tous, en proportions variables, qui permet de qualifier un roman d’homosexuel. Avec je le répète, l’accord de l’auteur » (p. 21). Cette définition est hélas peu convaincante, entre autres parce que, depuis la théorie de Barthes proclamant la « mort de l’auteur », les critiques littéraires se gardent bien d’accorder l’importance que voue Tapie à la parole de l’écrivain ((Il est plutôt absurde de proposer que seul l’auteur puisse se prononcer sur la catégorie à laquelle se rattache son livre. Adhérer au raisonnement de Tapie, c’est dès lors accepter que tous les romans dont les auteurs sont morts et n’ont pas pu se prononcer sur ce sujet ne peuvent pas être des romans gais, car le critique n’aura jamais l’aval de l’auteur. C’est aussi proclamer l’absence d’autonomie du critique et, du coup, la suprématie de l’auteur…)). Il n’en demeure pas moins que cette souplesse s’explique : d’un côté, plusieurs éditeurs refusent d’attribuer cette étiquette à un livre, craignant que les ventes chutent, et de l’autre, nombreux sont les auteurs qui redoutent que leur livre soit catalogué comme une « histoire de pédés » (p. 22) avec toute la disgrâce qu’un tel qualificatif porte à sa valeur littéraire. En revanche, en voulant à la fois manifester son militantisme et plaire aux écrivains qui s’en dissocient, Tapie n’est parvenu qu’à réaffirmer le malaise empêchant d’asseoir ce qu’est le roman gai.
Contrairement à la position de ce dernier, Edmund White, présenté comme « le plus francophile des écrivains américains puisqu’il a vécu dix ans à Paris et qu’il connaît très bien la réalité homosexuelle européenne et française » (p. 9), affirme que non seulement le roman homosexuel masculin existe, mais qu’il se décline en quatre types distincts, lesquels se divisent en deux temps. Premièrement, les romans gais écrits avant Stonewall sont marqués, d’un côté, par des œuvres destinées à un lectorat hétérosexuel où l’on présentait les homosexuels comme des êtres à l’esprit tourmenté, suicidaires, empreints d’une sensiblerie excessive, et de l’autre, par des livres manifestement pornographiques. Deuxièmement, après Stonewall apparaît le roman du coming out suivi, dès 1985, par le roman du sida, qui incarne avec horreur les deux plus grandes préoccupations de la littérature, soit l’amour et la mort. Ceci étant dit, White tient à soulever une évidence qui distingue sa communauté :
Il serait bon aussi de souligner que le mot « homosexuel » contient le mot « sexuel » et que, quand les pontifes demandent ce qui rassemble exactement notre communauté, quel est l’unique principe que nous pouvons mettre de l’avant comme étant celui qui nous réunit tous ensemble, les riches comme les pauvres, les noirs comme les blancs, les jeunes et les vieux, la réponse s’impose toute seule et nous dévisage de son œil unique, légèrement chassieux (p. 51-52).
Il va donc de soi, pour White, que ce qui guide sa démarche d’écrivain soit teinté par ceci : 1) l’homme pense à toutes les trente secondes à la sexualité, ce que la littérature sérieuse tend à représenter à mal; 2) les désirs sexuels sont traversés par d’autres pensées, ce qui fait que l’on passe régulièrement de la philosophie au lit; 3) chaque expérience sexuelle est unique et « le travail du romancier est de saisir cette nouveauté avec toutes ses nuances » (p. 54). Ainsi, la spécificité du roman homosexuel n’est ni de provoquer ni de représenter la beauté incontestable de l’art, mais de répondre à un devoir de vérité, que celle-ci plaise ou non, car « peu importe que cela puisse paraître politiquement incorrect [, l]es romanciers gais doivent se faire les témoins de ce qu’ils vivent réellement, et non pas de ce que voudraient les révisionnistes et les moralistes » (p. 63).
Partageant ce même souci d’authenticité, Eyet-Chékib Djaziri avoue avoir écrit son premier roman, Un poisson sur la balançoire, le « sexe trempé dans l’émotion » (p. 144). À ceux qui pourrait lui reprocher qu’à se confiner dans le genre qu’est la littérature gaie, il amoindrit la valeur littéraire de ses œuvres, il répond : « Le fait pour un auteur de se spécialiser dans un genre spécifique ne lui permettrait-il pas d’acquérir une expérience qui ne pourrait que profiter à la qualité du résultat? Agatha Christie n’a-t-elle pas bâti sa réputation grâce au roman policier? » (p. 140) L’entreprise autobiographique et littéraire de Djaziri trouve d’ailleurs écho chez Guillaume Dustan, pour qui la littérature gaie a comme particularité de dire Je et, du coup, d’être l’expression même d’une prise de parole militante et libératrice permettant à la fois d’exprimer en quoi l’expérience de l’homosexualité modifie la perception du monde et de rapporter les désirs de la communauté gaie. Son écriture est en ce sens très personnelle et sincère, mais également sans compromis : provocante et crue, encourageant entre autres le barebacking et la consommation de drogues dures. C’est en demeurant authentique, bien que polémique, que Dustan tient à témoigner de son expérience personnelle d’être au monde, croyant que cela puisse rejoindre les membres de sa communauté et favoriser son affirmation.
[heading style= »subheader »]Et si on parlait d’une écriture-gaie ou d’un dire gai…[/heading]Guy Poitry, quant à lui, préfère inscrire ses œuvres dans la littérature universelle, voyant dans la littérature homosexuelle un lieu d’enfermement qui mettrait plutôt l’accent sur une lecture érotique de son texte, ce qui aurait en partie pour effet d’en évacuer une lecture existentielle. En revanche, Poitry se réclame d’un style gai et d’une « écriture-gaie », par opposition, dit-il, à une « écriture-femme » :
Si la dimension sexuelle est primordiale dans la définition de l’homosexualité, si elle domine la relation à autrui, bien plus peut-être que dans l’hétérosexualité traditionnelle où l’aspect institutionnel (le mariage, en particulier) intervient pour beaucoup, alors oui, on peut dire que l’érotisation du texte, et surtout de la phrase, pourrait participer de mon homosexualité. Car mon style se veut expressif. Il procède par élans successifs, avec suspens : et c’est à cela que contribue l’usage presque abusif des parenthèses, qui laissent la phrase en suspens, comme dans la tension qui précède la jouissance. Il y aurait là une manière de mimer le climax du plaisir dans l’écriture même. La parenthèse peut produire encore un autre effet : celui de la confidence, une façon de dire les choses à voix basse, comme sur l’oreiller (p. 79-80).
Postuler l’existence d’un style gai peut paraître quelque peu absurde, comme Poitry le fait d’ailleurs remarquer; néanmoins, voir une trace, une influence d’une orientation sexuelle dans la façon de raconter le monde et d’écrire peut s’avérer tout à fait pertinent, donc plus juste.
Paul-François Sylvestre fait, lui aussi, dans la nuance. Puisque la thématique de l’homosexualité est abordée dans ses œuvres, il ne saurait dire s’il s’agit plutôt d’une littérature gaie, de l’homosexualité ou encore queer. Cependant, il y voit l’expression d’un dire gai qui participe « à une forme de dépaysement », « puisque les expériences [qu’il] véhicul[e] sont rarement du déjà-vu, du déjà-lu, […] et c’est précisément ce que le public lecteur recherche dans un livre » (p. 128). Si la littérature émergeant de ce dire ne peut pas se fondre dans la littérature générale, parce qu’elle fait bien davantage que de mettre en scène des personnages homosexuels, sa singularité réside dans le fait de proposer « une vision – artistique, politique, érotique – qui découle de l’essence même de l’être marginal » (p. 135), et c’est possiblement en ce sens qu’elle se réconcilie avec une littérature universelle puisque l’expérience de la marginalité n’est pas le propre des homosexuels.
[heading style= »subheader »]Une littérature universelle marquée par l’expression d’un corps et d’une âme homosexuels[/heading]À ceux qui affirment, tout comme Flaubert, que c’est la tête qui écrit, Alain Bernard Marchand ose répondre qu’il est faux de prétendre que « son corps ne serait là que pour tenir sa tête, et [que] sa tête aurait le privilège de l’invention » (p. 37). Il défend plutôt la thèse selon laquelle c’est le corps qui écrit, et suggère en quelque sorte une poétique du corps. Ainsi, son écriture porte les traces de son corps dans sa totalité, dont ses désirs homosexuels, et sa démarche, bien que singulière et très personnelle, ne s’inscrit pas dans un militantisme, mais plutôt dans une visée universelle :
Mon orientation semblera plus pudique [….] et consistera à assumer totalement la nature de mon désir, sans pour autant en faire le sujet de mes livres. Je n’ai envie ni de revendiquer la spécificité de mon désir comme un droit, ni de la porter aux yeux du lecteur comme un affront, mais j’ai la prétention de l’inscrire en chacune de mes phrases comme une force d’attraction, voire un moyen d’investir intégralement le langage (p. 44-45).
À l’instar de Marchand, Pierre Manseau n’est pas au nombre de ceux dont l’écriture se réclame d’un activisme gai. Il se considère plutôt comme un écrivain et homosexuel : il ne crée pas délibérément en ayant pour intention de parler d’homosexualité et ce, pour la communauté gaie ((Bien que cette dernière précision puisse paraître superflue, Manseau déplore le fait que plusieurs écrivains gais croient que le meilleur lectorat pour eux serait constitué d’homosexuels et, du coup, que les écrivains gais doivent écrire d’abord et avant tout pour les gais.)). Puisque l’homosexuel se singularise par la dimension sexuelle de sa personne, la littérature homosexuelle est, par voie de conséquence, naturellement considérée comme choquante et déviante. C’est pour cela qu’il apparaît plus juste, pour Manseau, de dire que l’homosexualité tient place dans ses œuvres, plutôt que d’affirmer que celles-ci font partie de la littérature gaie. Il précise d’ailleurs ceci :
En fait, ce que j’entends, moi, par littérature homosexuelle […], ce sont ces fictions qu’on trouve dans les magazines gais, et pas autre chose. Quelle est alors la différence entre mon œuvre et de tels écrits? Le niveau littéraire? Je ne suis pas juge, et répondre par l’affirmative serait un peu prétentieux de ma part. Je retiens néanmoins deux différences : les magazines de culs se vendent mieux; et par ailleurs, il n’y a pas de cul dans mes romans (p. 167-168).
Toutefois, au-delà d’un simple investissement thématique, son orientation sexuelle, avoue-t-il, est très probablement omniprésente dans son écriture et contribue à l’expression d’une âme homosexuelle, laquelle « donne force et douceur à [s]on œuvre » (p. 158). C’est que l’expérience de l’homosexualité porte en soi les traces d’une sensibilité singulière déterminée par : 1) une non-identification aux catégories sexuelles prédominantes (homme et femme) et donc, un vécu de la marginalité; 2) une vision des hommes différente de celles des femmes, laquelle permet de poser un regard nouveau sur la masculinité; 3) un amour des hommes qui ne se limite pas au lit. Pour Manseau, son travail d’écrivain « est de fouiller l’âme des êtres humains, quels qu’ils soient, et de la traduire en phrases » (p. 165), et c’est précisément pour cela qu’il refuse d’enfermer ses livres dans une littérature gaie et qu’il se réclame d’une littérature universelle, parce que cette étiquette limite son lectorat et que parler de l’âme, c’est d’évidence s’adresser à tous.
[heading style= »subheader »]L’expérience de la censure[/heading]Au final, qu’importe la position qu’endossent ces écrivains, un point les unit tous : l’expérience de la censure, laquelle prend parfois des apparences d’autocensure. D’ailleurs, tous les auteurs qui ont participé à ce collectif, à l’exception d’Alain Bernard Marchand – ce qui ne signifie pas pour autant que ce ne soit pas le cas pour lui –, en témoignent : Poitry parle de son amour de l’écriture de la marge qui lui permet de maintenir une distance entre sa différence et lui; Dustan relate avoir accusé un refus par Albin Michel sous prétexte qu’on ne publie pas de ça chez eux; Sylvestre avoue avoir accepté d’élaguer certains titres de la rubrique du même auteur suivant les conseils de son éditeur; etc. C’est d’ailleurs en réfléchissant à cette expérience de la censure que Pierre Salducci en vient à proposer trois types d’écriture : écrire faux, écrire neutre et écrire vrai. Dans le premier cas, l’auteur tend à camoufler toute trace de son homosexualité, allant même jusqu’à la nier; dans le deuxième, il use de stratégies formelles, lesquelles créent une ambigüité quant au genre des personnages; finalement, dans le dernier, il écrit franchement, sans faux-semblant et subterfuge. La démarche créative de Salducci lui a permis d’aboutir à ce constat, sur lequel il est possible de croire que tous s’entendront :
[É]crire, lorsqu’on est homosexuel, ne ressemble en rien à écrire lorsqu’on est hétérosexuel. Ce n’est pas la même démarche. Elle n’a ni le même poids ni les mêmes conséquences, car les enjeux sont très différents. […] [L]’écriture, pour un auteur homosexuel, est non seulement un acte littéraire, mais aussi, et surtout, un acte foncièrement politique et social (p. 197-198).
Écrire gai montre très clairement par le foisonnement des idées qui y sont défendues qu’une réflexion s’articulant autour de la littérature homosexuelle est en cours – même quinze ans après la publication de ce collectif, cette réflexion est loin d’être achevée. L’ouvrage montre aussi qu’un profond malaise s’installe à penser la littérature gaie, car parler d’écriture et d’homosexualité, c’est forcément poser un geste politique – qu’on le veuille ou non. De sorte que lorsque l’on referme ce livre, on ne peut que le ranger sur le rayon rose de notre bibliothèque, comme dirait André Roy, sans savoir : 1) si en soutenant que les œuvres à thématique homosexuelle s’inscrivent dans la littérature générale au même titre que celles traitant, par exemple, du viol, on n’est pas en train soi-même de compromettre l’existence et l’affranchissement de la littérature gaie; 2) ou si, au contraire, en parlant de littérature homosexuelle, on ne participe pas, bien malgré nous, à évacuer d’importants enjeux soulevés par un livre et, du coup, à restreindre sa portée. Après tout, « [c]atégoriser, classifier, la taxinomie, en somme, a toujours été une passion […] [, m]ais ne serait-elle pas une façon de récupérer l’irrécupérable, l’inadmissible, l’inclassable, l’intelligible? » (Roy, 2006 : 9)
[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]
ROY, André, Le rayon rose : la vie parallèle 3, Montréal, Les Herbes rouges, Collection « Essais », 2006.
SALDUCCI, Pierre [dir.], Écrire gai, Montréal, Stanké, Collection « L’heure de la sortie », 1999.