Pendant un mois, je n’ai plus eu de nouvelles des deux hommes en noir. Ils m’avaient pourtant mis en garde, « tu ne dois parler à personne, confidentiel madame », mais ils auraient dû savoir que de tels serments ne durent jamais longtemps; il faut voguer sur la menace quand elle est fraîche. Après des semaines, je ne savais plus tenir ma langue, même que j’arrivais à me convaincre que l’aventure était finie, sûrement une erreur sur la personne, ou bien tiens tiens, peut-être n’avais-je pas passé le test de qualification…

Alors j’ai tout raconté à David.

Il a réagi comme je m’y attendais, se frottant le front avant de sortir son cahier de moleskine puis son stylo du fond de sa poche, là où il les gardait campés en duo, parce qu’« on ne sait jamais quand il faudra prendre des notes, chère », eh bien voilà. Pour lui, rien de spécial dans cette histoire de kidnapping. Contrairement au proprio, il me répétait souvent « tiens-toi prête, avec un doctorat en main, tu ne sais pas quelle opportunité peut te tomber dessus! »

La proposition des deux hommes n’était, selon lui, que le début de la grande épopée. À l’entendre, on aurait pu s’attendre à voir défiler devant notre porte une foule d’autres clients : « nous procédons à l’embauche d’un candidat, vous serez responsable de l’inspection des curriculums pour décoder les anomalies »; « mon mari s’absente trop souvent, il dit que c’est le bowling, je crois qu’il s’agit d’une maîtresse »; « mon médecin me donne trois mois, je le prends pour un incompétent, je veux connaître la date exacte ».

Fidèle à son zèle, David m’a ramené de la bibliothèque des tonnes de livres de théorie; la plupart, je les avais déjà lus pour rédiger ma thèse, mais il fallait recommencer, m’ordonnait-il, relire et relire et s’assurer de tout comprendre, devenir l’experte des données sous-jacentes, n’en laisser passer aucune, connaître le sujet sur le bout des doigts, savoir pointer le menteur sans jamais se tromper, « c’est lui, tu vois, c’est lui le narrateur non fiable, il est là au centre de la salle ». J’avais beau scruter notre chambre, je n’y trouvais que notre paranoïa.

Je ne sais pas quelle scène il s’inventait, mais ça m’avait tout l’air d’être improbable : « une estrade de prétendus scélérats qu’on te demandera de faire parler, chacun leur version et il faudra savoir lequel te mène en bateau; ou alors, ils te recrutent pour jouer à l’infiltrée – se sont-ils intéressés à tes talents d’actrice ? –, c’est probable que tu doives côtoyer le coupable, apprendre à l’amadouer et lui extirper des aveux. » Hypothèses tordues. Mais pouvais-je espérer mieux d’un écrivailleur de polars aux enquêtes mal ficelées ?

J’ai rappelé à David que je n’avais aucun talent d’actrice, à peine savais-je écrire du théâtre, je préférais de loin en lire, Ionesco tiens, il avait le sens de l’absurde, lui. « Ben alors, il faut t’y mettre, je vais te donner la réplique! Il est de la plus grande importance que tu saches t’exprimer. » J’ai noté tous ses conseils sur une page arrachée de son cahier, mais je n’en ai retenu qu’un seul, celui qui me causait le moins d’urticaire.

Ne jamais te départir de la liste des procédés de Nünning, la mémoriser, l’enfouir dans ton soulier, te la tatouer sur le corps.

Elle allait me tenir compagnie dans mes promenades et mes rêves pendant des semaines, je me la récitais comme un poème de Rimbaud.

[blocktext align= »gauche »]Oh! voilà qu’au milieu de la danse macabre[/blocktext] [blocktext align= »gauche »]Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou[/blocktext]

 

 

1642 deux fous de carnaval2

 

Et puis un mois plus tard, au déjeuner, David m’a demandé ce qu’il en était de l’approche cognitiviste de Greta Olson. Je me suis étouffée avec ma rôtie avant de le regarder sombrement. Un voile d’ombre venait de se former devant mon visage, je ne voyais plus que du vide. Une grande plage de vide, comme si mon cerveau venait de s’éteindre. Figé devant le néant.

Je lui ai répondu : « mais l’approche d’Olson n’est pas cognitiviste, voyons. »

« Quelle est son approche, dans ce cas ? »

« Eh bien, c’est l’autre. Il y a la cognitiviste et il y a l’autre. »

« L’autre ? »

« Ben oui, l’autre. C’est quoi déjà ? »

J’avais tout oublié.

Il s’est levé, exaspéré. Il a tiré la typologie de Dan Shen aimantée sur le réfrigérateur et l’a placée devant moi un peu trop brusquement. Dédaigneux, il a lancé : « Recommence ».

[blocktext align= »gauche »]Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :[/blocktext] [blocktext align= »gauche »]Et, se sentant encor la corde raide au cou.[/blocktext]