[information]Ce texte a été lu dans le cadre du Déjectoire, spectacle d’ouverture du Mois de la Poésie, le 1er mars 2014, lors du Printemps des poètes de la ville de Québec.[/information]

Photo_ArianeLessard

À la jeune fille de lettres

 

Si vous êtes jolie et vous sentez seule, mon numéro de téléphone vous ouvre grand les bras.
Si vous êtes jolie et ne vous sentez pas seule, allez au diable.
Si vous êtes laide et ne vous sentez pas seule, priez le Bon Dieu pour que ça dure.
Si vous êtes laide et vous sentez seule, allez voir le vendeur de chaises électriques le plus près de chez vous; il paraît que les chaises électriques sont aussi bonnes pour se suicider que pour assassiner.
Réjean Ducharme

 

[heading style= »subheader »]Les filles laides[/heading]

Y’a du monde laite. On va se l’avouer. J’trouve que chus belle malgré l’faite que mon nez pis mon menton s’embarquent l’un dessus de l’autre. J’trouve que chus belle même si y’a pas d’frontière entre mes ch’veux pis mes favs pis ma barbe. J’trouve que chus belle malgré l’faite que j’pourrais mettre une chaudière entre mon incisive pis ma dent d’à côté.

On va se l’avouer.

Y’a du monde laite qui s’aime pareil pis du monde qui s’aime pas pantoute. Qui s’regarde, pis qui s’trouve laite. Qui s’regarde pas, pis qui s’trouve laite. Y’a même du monde qui oublie leur image. Des anti-narcisses. Qui s’anti-regardent, s’anti-tcheckent, s’han-tisent.

Des fois j’me dis, si sont si mal, pourquoi qui s’changent pas. Si y s’trouvent si laites, pourquoi y maigrissent pas, y s’rasent pas, y s’font pas faire des traitements de face pour avoir des joues douces comme d’la peau d’plote ? Des belles joues d’hymen toujours rose. Faudrait pas qui aient d’MTS par exemple. Faudrait pas qu’en plus d’être laites, y s’ramassent avec de l’herpès dans l’front.

Des fois quand j’vois des filles laites, j’me dis que j’pourrais prendre leur place pendant une journée pis les changer. Y’en a certaines que ça prendrait au moins une semaine, d’autres peut-être plus. J’sais pas si j’pourrais m’permettre des projets de c’t’envergure-là. Me semble j’les regarde pis j’me dis, si déjà, t’essayais ça, ça t’aiderais.

Si tu rasais ton duvet. Si t’allais chez l’dermato. Si tu mangeais moins d’McDo.

Mais c’est pas des choses qu’on a tendance à dire en pleine face. J’me dis, moé, j’accepterais, oui, de m’sacrifier une journée pour elle. J’laisserais ma vraie moé chez nous, pis j’me mettrais dans sa peau, dans sa vie, pis j’la changerais. Pour que quand elle revienne dans son corps, elle se rende compte qu’au fond, c’tait pas si compliqué.

C’est pas d’la pitié ça, c’est d’la charité.

Les filles laites en ont besoin. Les gars laites, moins.

J’accepterais pas de changer un gars laite. Par contre, j’accepterais d’être dans sa peau un jour pour essayer d’me branler, pis d’me faire sucer, mais pas d’le changer.

Je ris je ris je ris

Je fais des blagues parce que ça m’aide à passer par-dessus ma propre laideur. Des moments je ne peux plus me regarder. Des moments je voudrais ne pas vivre. Des moments j’aurais préféré être une personne facile avec une face facile avec un corps facile. Je trouverais ça plus simple d’être moins grosse, d’être davantage comme tout le monde, d’être moins comme moi, d’être plus comme vous ou plus comme eux. De passer à la télévision, d’être une grande actrice, pas laite. Une actrice qu’on connaît pis qu’on trouve belle, genre canon. Pas une actrice qu’on connaît pis qu’on trouve belle parce qu’elle est mystérieuse, qu’elle a une aura et qu’elle est charismatique. Une fille qu’on veut fourrer parce qu’elle ressemble aux autres parce que même sans maquillage on veut la mettre parce que même en bikini on se dit qu’elle a rien qui dépasse sauf ce qu’on veut qui dépasse. Une fille avec la taille qu’il faut et les seins qu’il faut et le nez qu’il faut et les cuisses qu’il faut et le ventre qu’il faut sans vergeture ni peau d’orange ni cellulite ni verrues ni poils ni boutons ni glaire ni morve ni bave. Avec les ongles limés et les jambes et les aisselles rasées. Avec des cheveux bien propres avec une brassière paddée. Des fois tout serait tellement plus simple si j’étais comme les autres.

 

[heading style= »subheader »]Passés d’dèche[/heading]

Oh oui!
Oh oui oh oui oh oui oh oui oh oui oh oui

Je chantais ça souvent
Avec des langues entre les cuisses
Des langues entre les lèvres
Des langues entre les vagues
Salive et cyprine

Orgasmes
Criards ou muets
Doux ou violents
Longs lents juteux
Précipités

Y m’a léchée y m’a fait fuir
et c’était tellement doux
J’ai ressenti des bruissements de vent dans mes plumes de chair de poule
Y’a eu un moment étrange où j’me suis rappelé une somme d’orgasmes
De ceux-là qui laissent des larmes
J’me suis souvenue de certains moments
Puis j’me suis souvenue d’autres moments qui m’avaient fait m’souvenir d’autres avant qui m’avaient fait m’souvenir d’un autre
Une chaîne de réminiscence
Vieux passés d’dèche

Ils te lèchent, ils te font sortir de ton corps monter et monter
Tu sors
tu deviens
des particules
du sable
des fourmis de sable
Ton visage s’ensable perd sa forme
Tes seins aussi
ton sexe
tout s’effrite
souvenirs jaunes

Tu retournes au début
L’hymen
Tu te rappelles
La première fois
Tu te rappelles
N’avais pas eu mal
Tu te rappelles
N’avais pas saigné

La première fois
Tu te rappelles
N’avais pas eu mal

Et puis tu veux tout oublier
la première fois
c’était pas la première