[information]Ce texte dramatique a été présenté lors de la sixième édition de la Nuit de la création le 4 avril 2014, sous le thème des quatre éléments, au Musée national des beaux-arts du Québec.[/information]

 

Personnages

BOK, le feu – représenté par un jeune homme

AÉRA, l’air – représenté par une jeune femme

TER, la terre – représentée par un homme d’âge mûr

AKWA, l’eau – représentée par une jeune femme

 

HOMME, 40 – 50 ans

FEMME, 40 – 50 ans

 

2 gardiens

 

Lieu

Une cellule invisible qui occupe toute la largeur de la scène et au moins trois quarts de sa profondeur. Celle-ci sera évidente pour le public grâce aux déplacements et au jeu des acteurs. Deux gardiens marqueront la limite du mur qui fait face au public.

 

Temps

Dans un futur pas trop lointain.

 

SCÈNE 1

Ter est immobile, un genou au sol. Akwa se déplace langoureusement d’un côté à l’autre de la scène. Aéra est debout, les yeux fermés. Bok fait le tour de la cellule, frappant avec force les murs inapparents.

 

Bok : Laissez-moi sortir, tabarnak. Vous êtes des câlices de bâtards. Je vais tous vous tuer, calvaire! Tous.

Aéra : L’ancien dieu indomptable enrage, sans éclat ni dessein, avec l’impétuosité d’un limaçon et en absence de répercussions.

Bok : Tais-toi, espèce de picouille. Tais-toi ou je te jure que je te tue, toi aussi.

 

Aéra ouvre les yeux et rit. Bok marche vers elle. Avant qu’il ne l’atteigne, Ter s’interpose entre eux. Les deux hommes se regardent. Bok se déplace vers un coin de la scène.

 

 

SCÈNE 2

Un homme portant une blouse blanche entre par le devant de la scène, suivi d’une femme habillée en costume. Ils observent les détenus de leur côté de la barrière transparente.

 

Femme : Des progrès?

Homme : Aucun pour l’instant.

Femme : Et la cellule?

Homme : Elle fonctionne parfaitement jusqu’à maintenant.

Femme : On devra peut-être les retenir longtemps.

Homme : Espérons que ce ne soit pas le cas.

Femme : Et si ce l’est?

Homme : Nous aurons peut-être besoin d’un peu de chance.

 

Silence.

 

Femme : Ils ont l’air si…

Homme : Humains? Oui, je sais.

 

Ils sortent.

 

SCÈNE 3

Ter et Aéra se trouvent dans des postures identiques à celles du début de la scène 1. Aéra a une fois de plus les yeux fermés. Bok fait les cent pas. Akwa examine méticuleusement les parois invisibles qui les entourent.

 

Akwa : Tu devrais te calmer. Tu me distrais.

Bok : De quoi? De ton manège de vieille harpie?

Akwa : J’essaye de concevoir un plan pour m’échapper.

Bok : Tu sais que ces maudits ingrats entendent tout ce que nous disons?

Akwa : Bien sûr. Mais ils ne peuvent quand même pas croire que nous nous laisserons faire docilement.

Bok : J’ai essayé de casser chaque centimètre carré de cette crisse de marde et rien ne fonctionne.

Akwa : Il s’agit, mon cher, de ton problème éternel : ne rester toujours qu’en surface.

 

Akwa se remet à son examen. Bok se retire et se met à faire des pompes. Après un moment, Akwa regarde Ter.

 

Ter : Rien?

Akwa : Ou du moins pas encore. Leur structure semble complètement imperméable.

Ter : Aéra?

Aéra : C’est le néant.

Bok : Cette cochonnerie de situation arrive par ta faute, Aéra. Pourquoi avoir foutu tout ce merdier?

Aéra  (ouvrant les yeux.) : Et voilà le chien prodigue qui rampe comme un serpent, qui grimace comme un arlequin.

Bok : Non, mais, t’entends-tu? Tu as tellement une gueule d’arriérée que tu expires de la poussière.

Ter : Assez.

Bok : Et toi? Qui t’a nommé chef?

Akwa :  Bok, s’il te plaît.

Bok : Personne ne me dit quoi faire, crisse.

Aéra : Des étincelles délavées et patelines se lèvent en vain, étouffées par le remugle de leur propre vacuité.

 

Bok se jette sur Aéra. Ter et Akwa le retiennent.

 

Akwa : Aéra, je pense que, toi aussi, tu commences à dépasser les bornes.

Aéra : Toi, traîtresse, ombre dégoulinante. Ne t’avise pas de m’adresser la parole.

Ter : Plus je passe du temps ici, plus je me dis qu’on devrait tenter ce qu’ils nous proposent.

Bok : Quoi? Parler? Pour quoi faire? Ça fait des siècles que cette connasse (regardant Aéra) a perdu les pédales. On ne peut pas parler avec elle.

Ter : Si nous ne nous organisons pas nous-mêmes, ils reviendront.

Aéra : Nul ne peut maîtriser la bourrasque ni asservir les rafales.

Akwa : Drôle. J’avais le pressentiment que quelqu’un en sortirait une comme ça. Vous devez vous rendre à l’évidence : ils ont réussi à nous retenir ici. Emprisonnés.

Aéra : Leur temps est éphémère.

Bok : Un jour ou l’autre, ils mourront. Et après, je vais leur sacrer une de ces raclées! Je les battrai jusqu’au sang. Jusqu’à ce que les fils de leurs fils regrettent le jour où ils ont osé me mettre la main dessus. Ils se souviendront à nouveau de quel bois je me chauffe et quelle est leur ostie de petite place dans l’univers.

Akwa (à Bok et à Aéra) : Wow! Vous êtes vraiment toujours et encore les mêmes demeurés.

Ter : Entre-temps, nous resterons enfermés.

 

Silence. Ils se regardent.

 

Ter : Et si nous demeurons ici trop longtemps, à notre sortie, le chaos sera tel qu’il faudra tout recommencer.

Akwa : Justement. Je pense que nous devrions jouer cette carte-là. Les conséquences de notre absence prolongée.

Bok : Ils le savent, les tabarnaks. Je leur ai dit. Sauf qu’ils sont désespérés. On a déjà presque tout détruit.

 

SCÈNE 4

Même scène. Ter et Bok sont assis par terre, les yeux fermés. Aéra est débout au-devant de la scène. Elle observe le mur invisible. Akwa marche lentement d’un côté à l’autre de la scène. Après un moment, elle se dirige vers Aéra.

 

Akwa : Je ne peux pas croire que tu nous en veuilles encore, après tout ce temps.

Aéra : L’agresseur efface ses souvenirs avec aisance. L’offensé, lui, patauge entre la rancœur et l’oubli.

Akwa : Es-tu sincèrement obligée de parler de cette manière?

Aéra : Les paroles forment la voie vaporeuse dans laquelle je navigue.

Akwa : Aéra, écoute-moi. Regarde-moi. Ça fait tellement longtemps que je ne me souviens même plus pourquoi j’ai fait ça. Je frétillais d’envie de tant de choses et Bok passait par là. C’est tout. Nous nous sommes laissés emporter par le désir et voilà. Ça s’est passé juste une fois. Nous étions tous si jeunes.

 

Silence.

 

Akwa : Je n’ai jamais réussi à te le dire, mais… je suis désolée. Je m’en veux de t’avoir fait de la peine. Et, pour tout t’avouer, tu me manques.

Aéra : Je te connais, vieille sorcière. Tu tentes d’éroder mes barrières, de minorer mon souffle pour mieux tisser des nœuds en mon sein.

Akwa : Je ne nierai pas que je veux sortir d’ici et que je sais que nous aurons besoin de ton pardon. Je ne suis pas pour autant moins sincère.

Aéra : Pourquoi ce repentir soudain? Ma demeure n’appartient pas aux arcanes voilés.

Akwa : Tu plaisantes? Chaque fois que je passais près de toi, il y avait des tornades qui m’assaillaient, des rafales qui provoquaient en moi des raz-de-marée.

Aéra : Sans alluder aux tempêtes, aux remous, aux maelströms dans mes frontières.

Akwa : Il fallait bien que je me défende.

Aéra : J’ignore si mon cœur se risquerait encore à avoir confiance en ta personne.

Akwa : Tu ne le sauras pas si tu ne me mets pas à l’épreuve. Je te demande de me pardonner pour que nous puissions tous passer à autre chose.

 

Silence.

 

Akwa : Puis-je te poser une question? Pourquoi? Pourquoi maintenant?

Aéra : Ne te méprends pas, Akwa. Votre trahison et mes actes récents n’ont aucune liaison.

Akwa : Je pensais…

Aéra : Je m’ennuie. Du monde. Des vents. De ma vie. Je suis fatiguée de jouer ce rôle niais et insipide que la chance a bien voulu me décerner. Invisible, intangible, inconnu. Oubliée par les uns, ignorée par les autres.

Akwa : Oh, Aéra.

Aéra : Et les humains. Je les haïs. Je les vois jour après jour anéantir sans regret le fragile équilibre auquel nous nous consacrons. Pour lequel je pantelle. Dans lequel, je me fane. Ils sont grossiers, malveillants, despotes.

Akwa : Ce n’est pas notre rôle de les juger.

Aéra : Je sais, je sais. Or, si seulement cela appartenait au règne du possible. N’ose pas nier que tu ne rêves pas, comme moi, de les voir traîner dans la fange, de les engloutir, de les désarticuler, de dissiper leurs cendres. De retourner à l’ère où nous régnions sans conteste, où nous travaillions dans l’allégresse.

Akwa : Je ne sais pas. Je ne me suis jamais permis de penser comme ça.

Aéra : Et pourtant.

Ter (ouvrant les yeux) : Et pourtant, tu n’arrêtes pas de tenter de détruire leurs côtes.

Akwa : Tu te trompes, Ter. Ton amour pour les humains t’aveugle. Ils t’emplissent depuis si longtemps que tu crois qu’ils m’importent également. Mais, non. Je ne pense à eux que très rarement. Je m’épanche parce que c’est dans ma nature. Je ne peux pas m’en empêcher.

 

Ter se lève et reste debout, presque immobile.

 

Ter : Toi aussi, tu as tort. Je ne les aime pas. Comment pourrais-je? Ils font simplement partie de moi.

Bok (se levant) : Ils font partie de nous tous, calvaire. Ça a toujours été comme ça.

Ter : Facile à dire pour toi. Ils ne peuvent pas t’atteindre. Et ils te vénèrent depuis que tu leur as donné une partie de tes secrets.

 

Bok marche vers le centre de la scène.

 

Bok : Ah, s’il te plaît! Pas encore cette vieille histoire de Prométhée. Je n’ai jamais acheté l’amour des humains. Ils me craignent plus qu’ils ne m’aiment. Ostie de tabarnak! J’en reviens pas que nous ayons encore cette discussion. Ils me blessent chaque fois qu’ils vous blessent. Vous ne le voyez pas, mais je suis amoché, comme vous!

Aéra : Dans un tel cas, pourquoi leur accorder le cadeau de ton amitié?

Bok (marchant) : Ça m’enrage quand ils font des conneries. Mais nous en faisons tous. Des fois, nous sommes de véritables pestes. La preuve? La petite crise d’Aéra et notre câlice d’engueulade qui a détruit la moitié de la planète.

Akwa : Je ne te suis pas. Tu les justifies?

Bok : Non! C’est juste que je comprends que nos destins sont entre leurs mains. Je sais aussi, et ils le savent maintenant en sacrament, qu’ils ne se rendront nulle part sans notre collaboration.

Ter : Je n’entretiens aucune illusion à leur sujet. Ils oublient vite.

Aéra : Je ne désespère pas. Le palpitant balancement de l’univers les rattrapera avec sa danse chaotique.

Bok : Peut-être. Sauf que c’est comme ça pour l’instant. Et simonaque, cet instant, c’est le seul que j’ai. Le seul que nous avons.

Akwa : Il faut ajouter que c’est dans ce monde que nous vivons. Peu importe qui le détruit, nous en sortirions tous perdants.

 

Silence.

 

Aéra : Quel chemin privilégier?

Ter : En parler avec eux?

Aéra : Je refuse avec véhémence qu’après l’humiliation et la souffrance, ils finissent vainqueurs et indemnes.

Ter : Fais-moi confiance, ils se croiront peut-être vainqueurs, mais ils n’en sortiront pas indemnes.

 

Ils regardent les spectateurs.

 

Bok : Écoute Aéra, j’aimerais te dire quelque chose.

 

Akwa et Ter s’éloignent.

 

Bok : J’ai entendu une partie de ta conversation avec Akwa et tu sais, ce n’est pas obligé d’être comme ça. Je veux dire, notre travail. Ça peut être cool. Des fois, Akwa, Ter et moi faisons des boulots ensemble. Ça fait du bien. Tu pourrais peut-être te pointer un de ces quatre? C’est-à-dire, quand nous sortirons d’ici. On pourrait même organiser un petit party?

Aéra : S’agit-il d’une demande formelle?

Bok : Euh. On peut dire.

Aéra : Alors, euh. On verra.

 

Ter se rapproche de Bok et d’Aéra, suivi d’Aqua. Ils se regardent les uns les autres avant d’opiner du chef.

 

Ter (s’adressant apparemment au vide) : Nous sommes prêts.

 

Court silence.

 

Homme (voix off) : Je crois comprendre que vous souhaitez discuter avec nous de certaines conditions?

Ter : En effet.

 

Une lumière s’allume d’un des deux côtés de la scène, suggérant l’ouverture d’une porte.

 

Homme (voix off) : Nous vous attendons.

 

Les quatre prisonniers sortent du côté de la lumière.

 

FIN