[heading style= »subheader »]Poursuite d’une réflexion essayistique sur la littérature québécoise,  ses failles et son rapport à l’altérité[/heading]

Pour Marie-Andrée Beaudet.

 

[heading style= »subheader »]Entre béances et turbulences : prolégomènes à la reprise de l’écriture essayistique[/heading]

Toujours tu recommences

et par là continues.

François Dumont

J’ai publié il y a quelques mois un court essai portant sur la littérature québécoise et la notion de littérature nationale. Supposant que mon triple statut d’écrivain, de chercheur et d’éditeur m’offrait sur ces questions une perspective qui méritait d’être explorée, j’en étais arrivé à identifier un certain nombre de failles sur lesquelles s’était, à mon avis, édifiée notre littérature depuis le milieu des années 1960, c’est-à-dire depuis que l’on avait préféré l’épithète « québécoise » à celui de « canadienne-française » pour la désigner. J’affirmais que l’unité de territoire, de langue et de culture sur laquelle se fonde généralement une littérature dite nationale se trouvait sérieusement remise en question par l’existence d’écrivains francophones ailleurs au Canada, de même que par la présence au Québec d’auteurs migrants, amérindiens et anglophones. Il me semblait qu’en passant d’une appellation linguistique ou géolinguistique à une désignation purement géographique, notre littérature s’était peut-être au moins symboliquement affranchie de l’influence de la France et du Canada, mais que cela s’était produit au prix d’une fragilisation qui, une fois consommé l’échec du projet souverainiste, se révélait clairement. Ce constat était toutefois loin de me consterner. Ces failles m’apparaissaient comme autant d’ouvertures, autant d’invitations à explorer les limites de notre identité nationale. Je terminais d’ailleurs ce texte de manière assez euphorique, clamant haut et fort mon désir de lire, écrire et publier l’Amérindien, l’Anglophone, l’Immigrant, le Francophone d’Amérique et le Québécois de souche, de manière à les faire dialoguer.

Ce texte, cela dit, avait d’abord été réalisé dans le cadre d’un séminaire du CRILCQ, à l’Université Laval. Intitulé « Questions à la littérature québécoise », ce séminaire donné à l’automne 2013 par Marie-Andrée Beaudet m’avait incroyablement stimulé, suscitant en moi toutes sortes de questions inattendues auxquelles je sentais subitement le besoin de répondre. La forme de l’essai, pour laquelle je n’avais jusqu’alors éprouvé qu’une vague sympathie, m’apparaissait tout à coup comme le véhicule idéal de ma pensée, sa souplesse me permettant de tendre vers l’objectivité du chercheur sans pour autant renier entièrement ma sensibilité d’écrivain. L’écriture allait bon train, j’étais heureux de la façon dont mes idées prenaient forme sur le papier, des découvertes que je faisais sur moi-même et sur le milieu culturel auquel j’appartiens. De plus, je sentais naître en moi le désir de partager ce texte avec un plus vaste public, et ma joie fut grande d’apprendre que Le Crachoir de Flaubert acceptait de le publier.

Entre l’écriture de l’essai et sa publication, j’avais lu Le sel de la terre, de Samuel Archibald. J’avais pris grand plaisir à la lecture de cet essai consacré à la classe moyenne. J’en avais apprécié la relative brièveté, la liberté du style, la cohérence des idées. Surtout, j’avais senti s’affirmer ma passion somme toute assez récente pour la forme essayistique… et naître une certaine ambition. Mon essai était bon, je le savais. Mais il était court : à peine huit pages. J’y allais rondement, je ne faisais qu’effleurer certaines idées. Je pouvais les approfondir. J’étais convaincu que les dix conférences du séminaire et les documents d’appoint qui nous avaient été fournis me donnaient les moyens d’en parler avec une certaine pertinence, un certain à-propos. On m’avait fourni la motivation et la bibliographie : il ne me restait plus qu’à refaire sur quatre-vingts pages ce que j’avais accompli sur huit. J’imaginais déjà la couverture du cinquième ou sixième essai publié par l’Atelier 10, avec mon nom sur la couverture et mes réflexions en dessous. Et lorsque Anne Caumartin, au cours de la dernière conférence du séminaire ((Anne Caumartin et Martine-Emmanuelle Lapointe, « D’hier à aujourd’hui, les filiations intellectuelles en littérature québécoise », dans le cadre du séminaire du CRILCQ « Questions à la littérature québécoise », Québec, 9 décembre 2013.)), a suggéré qu’un pendant actuel à La génération lyrique de François Ricard restait à encore à écrire, je dois avouer que, pendant un instant, j’ai imaginé que j’en serais peut-être l’auteur.

J’aime et je hais à la fois cet orgueil insensé qui, je dois bien l’admettre, fait partie intégrante de ma personnalité. Sans doute ai-je été beaucoup aimé : de mes frères, de ma sœur, de mes parents, de ma tendre amoureuse et de nos enfants. On ne saurait sous-estimer, je pense, le degré de confiance en soi qui résulte d’un amour aussi constamment réitéré. Quoi qu’il en soit, cet orgueil me nourrit ou me brûle selon les circonstances : je n’ai pas encore appris à bien le gérer. Je l’aime lorsqu’il prend une forme discrète et sous-terraine : force brute, fondamentale, qui me pousse à toujours viser plus haut, à suivre mes intuitions malgré les difficultés. Une confiance qui m’a permis de consacrer cinq ans de ma vie à l’écriture d’un roman, d’endosser une paternité précoce et d’enfiler le costume jaune de Banane Rebelle lorsque les événements du Printemps étudiant m’ont incité à poser un geste significatif pour ma société.

Est-ce pour cette raison que ces vers de François Dumont m’ont autant touché? « Tu comptes sur l’élan / de tes visées obscures. » (2005)  En posant mes yeux sur ce sixième poème de son recueil intitulé Béances ((Ce recueil n’étant pas paginé, seule la numérotation des poèmes permet de s’y retrouver.)), j’ai éclaté en sanglots. Le reste de ma lecture ne fut que larmes entrecoupées d’alexandrins. Depuis, ce recueil me hante. François Dumont est devenu mon Obi-Wan Kenobi : la voix aiguisée de ma conscience, lorsque je me détache un instant de moi-même et m’observe avec une certaine acuité.

Mais revenons à cet orgueil que je hais plus que tout lorsqu’il prend la forme d’une vanité ostentatoire et figée qui m’incite à parler à travers mon chapeau de choses que je n’entends qu’à moitié, à pousser jusqu’au bout une idée fondamentalement stupide ou à ignorer l’avis de ceux et celles qui ont le malheur de parler moins fort ou moins souvent que moi. D’ailleurs, la frontière est floue entre les deux facettes de ce narcissisme particulier. Il m’arrive en effet de passer insensiblement de la confiance utile à la bête outrecuidance, et les succès dont je me vante (ou dont je me flatte que les autres me vantent – j’ai un rapport ambigu à l’humilité) masquent généralement un certain nombre de pensées, de paroles ou d’actions excessives que je préfère oublier. On me pardonnera si je choisis de taire ici les évènements liés aux débordements intempestifs de mon ego surexalté – « Ta circonspection : / humilité d’humilié » (Dumont, 2005 : poème 105). Heureusement, il m’arrive aussi (et de plus en plus souvent, ce qui est somme toute assez rassurant) de prendre conscience de ce moment de bascule et de m’arrêter juste à temps. Je mesure alors la portée de mon ignorance, et m’efforce de prendre le contre-pied de mon arrogance. C’est ainsi que ce deuxième essai est né.

Dans le cadre du séminaire ci-haut mentionné, je devais en effet écrire un second texte, d’une vingtaine de pages cette fois-ci, qui témoignerait de ma compréhension des principaux thèmes abordés pendant la session. Considérant ce travail comme une étape intermédiaire vers la rédaction du texte qui allait me permettre de dialoguer avec François Ricard et les grands bonzes de la littérature québécoise, j’envisageais de reprendre le contenu et la structure de mon premier essai, qu’il me suffirait en quelque sorte de gonfler de l’intérieur pour approfondir les aspects du problème que je n’avais fait, dans un premier temps, qu’effleurer. J’en étais à étirer un paragraphe mollement autobiographique où il était question de mon entrée en littérature et de la publication du Rire du fou en 2004 lorsque j’ai été frappé par l’évidence : je n’allais nulle part avec cet essai. Et pour cause. Mes vaines prétentions m’avaient conduit à négliger l’aspect sans doute le plus important de l’écriture essayistique, à savoir : le dynamisme de la pensée. Je n’obéissais plus au mouvement d’une réflexion constamment relancée par ses propres découvertes. Je me contentais de remplir mécaniquement les cases qu’un premier débroussaillage m’avait permis de délimiter. Plus grave encore : je travaillais au mieux de mes capacités, et je me rendais compte que celles-ci étaient plutôt limitées.

Sur la littérature migrante, je n’avais rien à dire. Dans mon premier essai, j’avais cité les titres de Kim Thúy pour servir ma démonstration, sans pour autant n’avoir jamais ouvert un seul de ses ouvrages (ce qui n’empêchait pas, je pense, mes observations d’avoir une certaine pertinence – réflexion juste ou vaine outrecuidance?). J’aurais peut-être pu parler de Sergio Kokis, que j’ai longtemps compté parmi mes auteurs préférés. Or, il y a des années que j’ai cessé de le suivre, et rien ne dit que j’aie un jour envie d’y retourner : trop de putes et pas assez de femmes dans ces romans qui, après les éclairs de génie de L’art du maquillage et de Saltimbanques, me semblent se complaire dans une certaine facilité (pourquoi, grands dieux, s’obliger à publier un livre par année?).

Sur la littérature anglo-québécoise, je n’avais rien à dire. Comme les auteurs de la dernière Histoire de la littérature québécoise, je reconnais son existence ((Voir Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, « La traduction de la littérature anglo-québécoise », dans Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2010 [2007], p. 573-580.)) et, dans le cadre de ma réflexion sur la notion de littérature nationale, je me demandais quelle place lui accorder. Mais, force m’est de l’avouer, je ne la connais que par ouï-dire et références interposées. Je n’ai jamais lu Mordecai Richler (le seul auteur qui me vienne spontanément à l’esprit quand je pense à la littérature anglo-québécoise) et le nom d’Hugh MacLennan m’était complètement étranger avant que le désir de ne pas paraître entièrement inculte aux yeux des lecteurs m’ait incité à l’extraire du chapitre de l’Histoire de la littérature québécoise plus haut mentionné. Un lecteur attentif de mon premier essai m’avait d’ailleurs signalé que je ne comprenais pas grand-chose à ce qu’il convenait, selon lui, davantage de nommer la littérature anglo-montréalaise, et m’invitait aimablement à mieux me documenter.

Sur les littératures franco-canadiennes, par contre, j’avais quelque chose à dire. Sur les littératures amérindiennes aussi. Je venais de consacrer cinq ans à l’écriture d’un roman dont la narration était en partie conduite par une voix mêlant poétiquement langues française et innue, et dont l’un des principaux personnages était franco-canadien (Isabelle Cyr, une belle Acadienne de Pointe-Verte, mais ayant grandi à Moncton et traînant jusqu’aux confins de Bellechasse son chiac d’ébéniste diplômée). Pour ce faire, j’avais lu, je m’étais documenté. Je m’étais fait une tête sur le sujet, comme on dit, et j’avais davantage de choses à raconter.

Mais voilà, la structure de mon premier essai ne tenait pas compte de ce déséquilibre évident de mes connaissances et de mes intérêts particuliers. J’avais identifié quatre failles sur lesquelles la notion de littérature québécoise s’était à mon avis instituée, et réservé à chacune un traitement relativement équilibré. Si je voulais gonfler de l’intérieur cet essai qui devait me conduire au faîte de la renommée littéraire (!), je devais absolument maintenir cette apparence d’équité. Ce faisant, toutefois, j’aurais largement dépassé mon seuil d’incompétence et atteint le stade où mes observations auraient davantage relevé de l’esbroufe que de l’exposition honnête de mon savoir et de ma pensée.

Autant abandonner. Tout reprendre à zéro et recommencer. Faire taire mes velléités de grandeur et me contenter de rédiger l’essai demandé. Assumer mes insuffisances et ma subjectivité. Renouer avec le mouvement. Rétablir la turbulence de ma propre pensée. Dire ce que j’ai à dire et laisser tomber le reste, quitte à passer pour ce que je suis : un écrivain qui se prend à l’occasion pour un chercheur, sans pour autant en avoir toute la rigueur ou l’érudition.

Rétablir la turbulence de ma propre pensée… En écrivant ces mots, je songe à un article que signent Micheline Cambron et André G. Roy, intitulé « Vie culturelle : la turbulence comme métaphore ». Dans ce texte, les auteurs montrent que les paradigmes analytiques de l’histoire reposent en grande partie sur des métaphores mortes, dépouillées de toute valeur heuristique. À la recherche d’une métaphore vive qui permettrait d’insuffler un dynamisme nouveau à la pensée historique, ils soulignent le potentiel de la notion de turbulence, qu’ils empruntent à la physique des fluides ((« [U]n fluide devient turbulent quand les lignes d’écoulement se mélangent et prennent des directions imprévisibles » (Cambron et Roy, 2012 : 212).)), et mettent de l’avant son caractère opératoire en histoire de la vie culturelle. Non seulement convaincante, la démonstration s’avère si inspirante que l’on a tout de suite envie d’appliquer cette image de la turbulence à d’autres domaines du savoir, à d’autres démarches qui n’ont rien à voir avec l’histoire de la vie culturelle ou le flux des rivières. À l’écriture essayistique, par exemple :

[blocktext align= »gauche »]En dynamique des fluides, un événement turbulent donne une certaine cohérence à l’ensemble de l’écoulement. Par cohérence, on entend que l’on reconnaît la signature de l’événement sur une distance en aval de l’endroit de sa naissance. Avant de se dissiper, l’événement turbulent intense a produit une situation unique que l’on peut détecter après son passage : sa signature. (Cambron et Roy, 2012 : 224)[/blocktext]

C’est ce qu’on appelle la « mémoire de la turbulence » (Cambron et Roy, 2012 : 224). Mémoire de la turbulence… turbulence de la pensée… Définitivement, cet essai n’est pas et n’a pas à être un approfondissement du premier. Il en représente plutôt l’écho, la mémoire. Ou plutôt, ces deux essais constituent à leur façon autant de traces d’un événement qui les a précédés : ce séminaire de l’automne 2013 venu bouleverser le cours de mes pensées, les orienter dans des directions imprévisibles… Ces textes en portent la signature ((Je m’en veux un peu de me contenter d’effleurer ici cet article de Micheline Cambron et d’André G. Roy. Leur approche mérite mieux (et davantage) que ce bref hommage aussitôt détourné.)).

Nul besoin, donc, de tout approfondir, de tout reprendre et de tout justifier. La logique, ici, n’est pas celle de l’étalement. Aux eaux dormantes, j’oppose la turbulence du torrent. Celle, pourquoi pas, de la Rivière du Sud qui a marqué mon enfance : « splendeur shutshishiun      corps cataracte      pishteukamikun mamatuanut pishteuatikutshun      puissance serpent   sans cesse précipitée   par l’éternel effondrement de ses chairs      tshinikuanitshun      puissance rivière » (Marcoux-Chabot, 2014 : 27) dont je parle abondamment dans mon dernier roman ((Ce roman, intitulé Tas-d’roches, sera publié en 2015 aux Éditions Druide. Une première version, rédigée dans le cadre d’une maîtrise en création littéraire à l’Université Laval, est d’ores et déjà disponible pour consultation.)). Logique de l’écriture essayistique : je me laisse emporter par le courant. Et si j’ai laissé l’innu dépeindre ma rivière, je parlerai à présent de l’Amérindien par la bouche du torrent.

 

[heading style= »subheader »]Première signature : mémoire amérindienne[/heading]

Tu accueilles

dans ta voix ce que tu ne sais pas

François Dumont

Je ne suis certainement pas le premier Blanc à écrire dans une langue amérindienne, ou au moins à y songer. Dans une lettre datée de janvier 1867, Octave Crémazie écrivait déjà : « Je le répète, si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l’attention du vieux monde. » (Crémazie, 1882 : 41) Il ajoutait :

[blocktext align= »gauche »]Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts de l’Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l’étranger. On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l’iroquois, tandis que l’on ne prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal. (Crémazie, 1882 : 41)[/blocktext]

Bien sûr, Crémazie ne songeait pas sérieusement à apprendre le huron ou l’iroquois, pas plus qu’à écrire dans une quelconque langue amérindienne ses poèmes et ses chants patriotiques. Comme le note Camille Roy lors d’une conférence donnée à l’Université Laval une quarantaine d’années plus tard, il s’agissait d’une sorte de boutade, d’une façon pour Crémazie d’exprimer son désespoir de ne jamais voir naître au Canada une véritable littérature nationale, distincte de celle de la France mais néanmoins reconnue par celle-ci. (Roy, 1979 : 64)

Et si Camille Roy prend la peine de rappeler ces propos de Crémazie en ouverture de sa conférence, c’est surtout pour s’en moquer gentiment et mettre en évidence le chemin parcouru depuis :

[blocktext align= »gauche »]Le temps, qui brise et renverse tant de théories, n’a pas eu de peine à détruire celle-là. Notre littérature se développe, et cela suffit pour qu’il ne soit plus permis de douter de son existence. Au surplus, ce ne sont pas ces messieurs de Lorette et de Caughnawaga qui ont accompli cette merveille, et nous n’avons pas même dérobé à leurs lèvres ce parler et ce miel indiens qui devaient faire si alléchante la littérature canadienne. C’est notre langue française qui exprime, pénètre de sa vertu, et comme de son arôme subtil, nos pensées, et c’est avec toutes les qualités précieuses qui en sont inséparables, et que nous avons héritées de nos pères, que l’on a composé les œuvres les plus délicieuses et les plus substantielles que l’on voit dans notre bibliothèque nationale. (Roy, 1979 : 64-65)[/blocktext]

Les deux auteurs, on le voit, ne sont préoccupés que d’une chose : le développement de la littérature canadienne. Et cette littérature, on le constate tout aussi aisément, n’a pas besoin des langues amérindiennes. Sous la plume de Camille Roy, la boutade de Crémazie prend même des airs franchement ridicules. Écrire en huron ou en iroquois? Quelle idée! Sommes-nous des Canadiens ou des Sauvages? Voyons, nous n’avons nul besoin de « ces messieurs de Lorette et de Caughnawaga »! L’héritage de nos ancêtres nous suffit : notre littérature sera française ou ne sera pas.

Mais, pour reprendre à ses dépens la formule de Camille Roy, « [l]e temps, qui brise et renverse tant de théories, n’a pas eu de peine à détruire celle-là ». Un siècle plus tard, l’idée que notre littérature puisse être définie par l’unité de sa langue fuit de toutes parts, alors que craquelle enfin le vernis de l’homogénéité linguistique du territoire québécois. Car c’est au territoire, en effet, que nous invite à nous attarder l’épithète québécoise qu’on lui appose depuis une cinquantaine d’années, après l’avoir longtemps qualifiée de canadienne ou de canadienne française. Loin d’être anodin, cet ancrage géographique nous incite à reconsidérer l’histoire de notre littérature et à reconnaître le rôle joué par d’autres langues que le français dans son développement. C’est ainsi que les pratiques souvent métissées sur le plan linguistique des écrivains amérindiens ou néo-québécois et les œuvres la plupart du temps unilingues anglaises des auteurs anglo-québécois sont désormais prises en compte par notre histoire littéraire, dont elles contribuent en retour à ébranler les frontières et les définitions. Mais cet ancrage géographique peut également avoir un impact déterminant sur la démarche d’écrivains que l’on aurait autrefois qualifiés de canadien français, et qui constituent encore la vaste majorité de ceux qui reçoivent aujourd’hui le titre d’auteurs québécois.

C’est ainsi que j’ai choisi de parler de ma rivière avec des mots innus, pour la même raison que Pierre Monette préfère nommer le mont Royal Onon:ta’, à la façon des Iroquois. Je le fais parce que « [l]a langue française ne parle pour ce pays que depuis quelques siècles » (2012 : 35) et que, dans les circonstances, « [s]e restreindre à son usage pour nommer les paysages des Amériques, c’est laisser ce continent enfoui sous des millénaires de silence » (2012 : 35). Comme Pierre Monette, également, « [j]e ne parle pas cette langue : je parle pour elle, pour la faire entendre » (2012 : 18). Pourquoi? Parce qu’elle a servi bien avant la mienne à décrire ce territoire que l’on nomme Québec (un autre mot d’origine amérindienne – innue, algonquine ou iroquoise, selon les versions) et auquel je me sens irrémédiablement attaché. J’écris en innu parce que je sens que j’appartiens à cette terre davantage qu’elle ne m’appartient. Je sais que j’ai des ancêtres amérindiens, mais cela m’importe peu ((À ce sujet, le documentaire Québékoisie, réalisé par Mélanie Carrier et Olivier Higgins, nous apprend que plus d’un Canadien français sur deux a au moins un ancêtre autochtone (sur l’île de Montréal, la proportion s’élèverait à 85 %). Inversement, bon nombre d’Amérindiens ont des ancêtres européens, comme nous le montre encore une fois les réalisateurs du film Québékoisie en suivant le périple de l’Innu Marco Bacon, voyageant en France sur les traces de ces ancêtres Normands. Pour l’anecdote, j’ai pour ma part une arrière-grand-mère, Léa L’Étoile, dont on m’a toujours dit qu’elle était amérindienne. Un ami poète et généalogiste à ses heures, Mathieu Simoneau, m’apprenait récemment que cette arrière grand-mère avait elle-même pour ancêtre un dénommé Jacques-Bonaventure L’Étoile dit l’Italien, né en 1718 dans le petit village de Rollo, en Italie.)). Si ça se trouve, j’ai probablement un aïeul sur chaque continent. Mais le fait est que j’occupe un territoire qui n’est pas exclusivement le mien, et cela me suffit amplement.

« Tu accueilles / dans ta voix ce que tu ne sais pas. » (Dumont, 2005 : poème 76) Voilà qui résume cet aspect de mon écriture et de ma pensée. Si j’écris en innu aujourd’hui, c’est pour accueillir en moi ce qui m’est étonnamment étranger, malgré son infinie proximité. Immigrant de douzième ou de treizième génération, je le fais pour m’intégrer, avec quelques siècles de retard, à ma culture d’accueil, à ma terre d’adoption. Je n’abandonnerai pas pour autant ma langue, mes traditions – mais avouons-le, j’ai quand même un peu mis de côté ma religion. Je m’en forgerai de nouvelles, cependant, au contact de ceux et celles qui ont dressé leurs campements sur cette terre bien avant que nous autres, Occidentaux, ne la découpions en morceaux. Il n’est peut-être plus temps d’apprendre à tresser des raquettes ou à fabriquer un canot ((Un jour, toutefois, je me ferai un couteau croche, en mémoire de Paul Provencher et des Innus qu’il a fréquentés.)). L’époque des ceintures fléchées est sans doute révolue. Mais il sera toujours temps d’écrire, de parler, de refonder le monde qui nous entoure par la force des mots et, par la même occasion, de lui redonner un peu du sens qu’il avait lorsque les pierres, les lacs, les montagnes et les rivières parlaient encore le huron, l’algonquin, l’atikamekw, l’inuktitut, le micmac, le cri, l’innu, le mohawk ou le naskapi.

À défaut de parler ces langues, car nul ne me les a apprises, que puis-je, moi, petit écrivain franco-québécois, sinon tenter laborieusement de les redécouvrir à grand renfort de lexiques et de dictionnaires ((Ma décision d’écrire en innu plutôt qu’en mohawk ou en algonquin repose d’ailleurs en grande partie sur la disponibilité de tels ouvrages, parmi lesquels m’ont surtout servi l’excellent Dictionnaire montagnais-français de Lynn Drapeau (1991) et les ouvrages fort instructifs de Daniel Clément (1990 et 1995).))? Que faire, sinon tâcher de les écrire? C’est ce à quoi je me suis appliqué dans certains passages de mon roman, alternant sur le mode poétique segments en français et segments en innu. Mon incompétence linguistique me condamnait à cette brièveté : seul au milieu de mes ouvrages de référence, ignorant tout de la syntaxe et de la grammaire innues, je n’avais pour m’exprimer qu’un ensemble de mots aux sonorités étranges accompagnés de leur traduction. Or, malgré les limites évidentes de ma démarche, le résultat me plaît assez. Sa forme fait sens dans le cadre du roman tout en inscrivant mon écriture dans la vision plus large du Québec et de sa littérature que je suis en train de développer : à l’image de notre province, mon texte est un espace partagé, un territoire métissé.

Sur le plan linguistique, je m’aventure en terre innue comme les explorateurs du temps des premières colonies. Comme eux, je ne pourrais survivre à ses rudes hivers sans le secours de ceux qui l’ont toujours habitée. Façon peut-être abusivement imagée de dire que mon texte a dû être révisé et que, par le truchement de Jean Désy, c’est la jeune poète de Pessamit Natasha Kanapé Fontaine qui s’en est chargé. À cette époque, je ne la connaissais pas. Je ne connaissais d’ailleurs à peu près rien à la littérature amérindienne, à part peut-être un nom : Joséphine Bacon, que j’ai eu, depuis, l’occasion de lire et d’apprécier. À dire vrai, je connaissais aussi Naomi Fontaine. J’avais participé en 2009 et 2010 au programme de mentorat de la mesure Première ovation en arts littéraire; elle avait suivi une classe de maître avec François Bon : couronnement de ces deux activités, une séance de lecture publique nous avait réunis au Studio P. Elle avait lu un extrait de Kuessipan, qui n’allait pas tarder à être publié. J’avais été touché par la luminosité de ses images, par son immense sensibilité. Plus tard, j’ai découvert son blogue : même finesse, même luminosité.

Mais n’anticipons pas. Mon texte allait être révisé, et je ne connaissais pas celle qui allait s’en charger. J’ai donc acheté son recueil (le même jour que celui de François Dumont, à bien y penser : cherchant le premier, j’étais tombé sur le second et les avais tous deux emportés), j’ai enlevé mes chaussures et je suis entré. Immédiatement, quelque chose dans son écriture m’a frappé :

Y a-t-il personne pour percevoir le cri du tambour?

j’ai peur des tremblements du monde

je me terre dans les bras de minashkuat

comme au temps de mon innocence

jouer sous les branches silence meshkanat

les bouleaux géants où mon enfance a contemplé Kukum

et les printemps de la rue Kesseu. (Kanapé Fontaine, 2012 : 57)

Comme moi, elle mêlait le français et l’innu. Mais alors que ces deux langues s’équilibrent dans l’une des trois voix narratives de mon roman, ici, le français domine largement. J’ai alors compris, et mes recherches l’ont par la suite confirmé, que l’innu est souvent, pour les Innus eux-mêmes, une langue oubliée.

La situation de l’innu est bien sûr différente de celle du huron-wendat ou du malécite, langues aujourd’hui entièrement disparues des communautés où elles étaient autrefois parlées ((Il est à noter que certaines initiatives visent aujourd’hui à donner une seconde vie au huron-wendat. Voir Louis-Jacques Dorais, Megan Lukaniec et Linda Sioui, « Onsäayionnhont de onywawenda’, “Nous redonnons vie à notre voix.” La revitalisation de la langue huronne-wendat », dans Lynn Drapeau [dir.], Les langues autochtones du Québec, opcit., p. 105-125.)):

[blocktext align= »gauche »]Encore très vivante, comme le note Anne-Marie Baraby, elle est la langue maternelle d’usage de la majorité des Innus, quoique son taux de rétention varie d’une communauté à l’autre : éteinte dans l’une, parlée par un tiers de la population dans une autre, langue majoritaire à près de 75 % à Uashat-Maliotenam (Sept-Îles), à plus de 95 % ailleurs. Toutefois, les pressions de la langue dominante sont très fortes, les Innus étant aujourd’hui presque tous bilingues […] (Baraby, 2011 : 52).[/blocktext]

Or, dans un contexte de bilinguisme généralisé, « le nombre de locuteurs natifs de la langue par tranche d’âge prend la forme d’une pyramide inversée. Plus les locuteurs sont âgés, plus ils maîtrisent la langue; et plus ils sont jeunes, moins ils la maîtrisent » (Drapeau, 2011 : 10). Par conséquent, « si les enfants ont encore la langue ancestrale comme langue première, il appert que leurs connaissances lexicales sont grandement réduites par rapport à ce qui est normalement attendu » (Drapeau, 2011 : 12).

C’est le cas de Natasha Kanapé Fontaine qui, après avoir été élevée exclusivement en innu jusqu’à l’âge de cinq ans, s’est vu peu à peu dépossédée de sa langue par le système d’éducation québécois. Bien sûr, le temps des pensionnats est révolu : on n’enlève plus les enfants amérindiens à leurs familles dix mois par année, on ne les bat plus s’ils osent parler la langue de leurs ancêtres en présence de l’enseignant chargé de les éduquer. Aujourd’hui, le processus d’assimilation s’accomplit plus subtilement : seule enfant innue dans une classe de Baie-Comeau composée exclusivement d’élèves unilingues francophones, Natasha Kanapé Fontaine n’a eu d’autre choix que d’apprendre le français pour communiquer avec ses camarades et comprendre les consignes de l’enseignante. Au sortir de l’adolescence, constatant qu’elle ne parle pratiquement plus innu, elle cherche par tous les moyens à se réapproprier la langue de ses ancêtres. Lorsqu’elle retourne sur le territoire de la réserve, elle s’exprime en innu le plus possible, mais elle se rend bien compte qu’elle a perdu l’accent. Au quotidien, les mots viennent difficilement. L’innu est pour elle un but, un horizon à atteindre, un héritage qu’elle espère pouvoir transmettre un jour à ses enfants ((Ces détails biographiques m’ont été fournis par Natasha Kanapé Fontaine dans un courriel daté du 13 février 2014, alors qu’elle répondait à mes questions en vue d’un article que je m’apprêtais à rédiger sur les manifestations de la langue innue chez trois jeunes écrivaines amérindiennes francophones (Naomi Fontaine, Natasha Kanapé Fontaine et Marie-Andrée Gill).)).

Bien sûr, ce ne sont pas tous les enfants innus qui sont scolarisés en dehors de leur communauté. Mais même sur le territoire de la réserve, l’éducation se fait généralement en français, et ce ne sont pas les quelques heures consacrées chaque semaine à l’enseignement de la langue ancestrale ((« [U]ne à deux heures par semaine, dans la plupart des écoles primaires, parfois aucune au secondaire » (Baraby, 2011 : 57).)) qui permettent d’inverser la tendance : l’innu est bel et bien une langue en déshérence.

Je n’insisterai pas sur le rôle joué par les Québécois de souche dans le génocide culturel de la nation innue. Francophones, nous nous croyons colonisés. Blancs en terre indienne, nous sommes colonisateurs pour moitié (craignons l’assimilation, nous qui avons assimilé). Pourtant moi, Blanc-bec d’Amérique, « [h]éritier d’une dette / qui est inacquittable » (Dumont, 2005 : poème 28), je ne me sens rongé ni de remords ni de culpabilité. Reconnaissant, tout simplement : « Des mots me viennent / Dans une langue qui n’est pas la mienne / La nuit [cette nuit, où j’écris et réfléchis tout à la fois, et la nuit, cette nuit-là qui m’habite, la grande nuit de mon ignorance], l’innu-aimun / M’ouvre à l’espace » (Bacon, 2013 : 52). Oui, la langue innue m’ouvre à l’espace. Au territoire. À la poésie. Elle m’ouvre à ce que je suis.

Je songe à Chloé Sainte-Marie. Elle aussi, blanche, québécoise et francophone, elle fait résonner en elle la langue de Joséphine Bacon et de Philippe McKenzie. Et Naomi Fontaine lui rend un vibrant hommage, que je ne peux m’empêcher de transcrire ici, parce qu’il synthétise à peu près tout ce que j’ai voulu dire, à défaut, peut-être, de l’avoir clairement expliqué :

[blocktext align= »gauche »]Derrière la blancheur de sa peau, elle est rouge de la tête aux pieds. Rouge, la couleur des tisons qui fuient, celle de la brunante aux chaleurs d’été et celle du sang qui coule de la fourrure des animaux chassés. Elle s’élance, poussée par un fardeau trop lourd pour ses épaules. Dans une langue qui n’est pas la sienne, décrire un monde qu’elle a fréquenté, déchiffrer les sons graves de ceux qui sont aspirés, elle s’amenuise à chaque accord de guitare sèche. Son souffle s’accélère, elle dit mamu et les spectateurs comprennent qu’elle parle d’eux, des autres, de tout ce qu’ils forment par petites têtes brunes et blanches. Seule sur scène, elle chante la langue d’un peuple oublié, comme un appel à l’aide, comme par modestie. La voix claire et l’âme belle, pour ne pas oublier. (Fontaine, 2011 : 57)[/blocktext]

Que Natasha Kanapé Fontaine continue de me parler sa langue métissée. Nos origines sont différentes. Pourtant, nous foulons le même sol et marchons dans la même direction. Sa démarche ressemble à la mienne et je me reconnais dans son pas. Elle n’est pas seule à percevoir le bruit du tambour. Je le laisse résonner en moi et me découvre, étonné. À mon tour, je dis mamu, pour que tous comprennent à quel point nous sommes liés.

Ce « nous » me rassure. Accueillant dans ma voix des mots étrangers – ou que l’histoire officielle m’a appris à considérer comme tels -, j’ai le sentiment de faire partie d’un tout qui me dépasse, d’une famille qui non seulement m’accepte malgré ma différence, mais se nourrit de cette différence. Ce sentiment, je me souviens, je l’ai également ressenti lors du Printemps érable, lorsque revêtu du costume jaune de Banane Rebelle, je brandissais le poing au milieu de policiers en colère et de manifestants révoltés.

 

[heading style= »subheader »]Seconde signature : mémoire de l’engagement[/heading]

Tu t’opposes malgré

tes aveux d’ignorance

François Dumont

Pourtant, rien ne semblait me prédisposer à me jeter ainsi dans la mêlée. Étudiant médiocrement politisé, je n’avais que rarement participé aux assemblées générales des associations étudiantes chargées au fil des ans de me représenter. Écrivain plus ou moins affirmé, sculpteur et marionnettiste à mes heures, je ne m’étais jamais préoccupé de mettre mes talents au service d’une cause précise, d’un mouvement particulier. La littérature représentait plutôt pour moi un espace de liberté me permettant d’échapper aux exigences d’une vie collective qui m’apparaissait le plus souvent dépourvue de signification.

Écrit avec la fougue de mes vingt ans, Le rire du fou témoigne justement de ce rejet des normes imposées par la société. Revendiquant une sorte d’individualisme narquois qui m’autorisait tous les jugements et toutes les mises à distance – « Tu te dissocies / de ce monde qui te fait » (Dumont, 2005 : poème 64) -, je m’identifiais à la figure du fou pour mieux me moquer de l’absurdité de certains comportements humains et des conventions qui prétendent leur donner sens. La solitude à laquelle me condamnait cette position délibérément asociale me pesait, mais je ne savais trop comment y échapper. Reprenant à ma façon une célèbre réplique attribuée à Diogène de Sinope, je m’apitoyais sur mon triste sort avec un manque flagrant d’humilité : « Je cherche un fou. / Je cherche un fou et n’en trouve pas. / Je cherche un fou et ne vois que des hommes. » (2004 : 58) Presque aussitôt, toutefois, je m’exclamais, soudain grisé par une candide euphorie : « Mais voilà que j’aperçois / Des yeux dans lesquels / La lumière ne se reflète pas / Mais jaillit comme poussière d’étoiles! / Voilà que j’aperçois / Mes frères et mes sœurs! » (2004 : 58) Si je reproduis aujourd’hui ces vers maladroits, c’est moins pour souligner la plate arrogance de la poésie de mes vingt ans que pour souligner ce fait qui, pour la suite des choses, me semble revêtir une certaine importance : il y a dix ans, d’une certaine manière, j’étais déjà à la recherche d’une famille à laquelle m’identifier.

Bien sûr, mes frères et sœurs d’alors n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Je vouais à l’époque une admiration sans bornes aux êtres rares, aux hommes et aux femmes d’exception ou, à tout le moins, à ceux et celles qui en donnaient l’impression. Je ne souhaite pas m’attarder sur des événements qui relèvent moins de l’essai que de l’autobiographie – « Tu cherches à en finir / avec ce qui n’est plus » (Dumont, 2005 : poème 87) -, mais disons simplement que les années suivantes m’ont apporté leur lot de déceptions. Conséquence directe de ces déconvenues auxquelles je ne n’arrive guère à songer aujourd’hui sans une certaine acrimonie, ce passage rempli d’étoiles ne se trouve pas dans Le rire du fou, deuxième édition revue et augmentée.

Publié en 2011 à La nef des fous, une petite maison d’édition que je venais de fonder, cet ouvrage reprend l’essentiel des textes de la première version, regroupés dans la section « Fous rires », ainsi qu’un nombre équivalent de textes nouveaux, regroupés dans les sections « Soupirs » et « Sourires ». Il faut dire que si j’avais vécu nombre de déceptions depuis la publication du Rire du fou en 2004, ma vie avait également connu son lot d’heureuses surprises et de joyeux rebondissements : j’avais rencontré la femme de ma vie, j’étais retourné à l’école, j’avais eu des enfants. Par conséquent, je sentais moins le besoin de creuser la distance autour de moi que celui de me relier, de renégocier mon appartenance à la communauté. Le dernier poème du recueil en témoigne d’ailleurs assez clairement :

Je souris, car tout à l’heure,

m’étant fait à l’idée que des ombres

s’interposent chaque jour en plus grand nombre

entre le fol orgueil de mes jeunes années

et ce soleil que j’avais cru seul posséder,

je maudissais néanmoins les hoirs d’Alexandre

lorsqu’un son familier se fit entendre.

 

Devant moi les ombres s’agitaient.

Elles gesticulaient, semblables à des marionnettes,

comédiens difformes et contrefaits,

dont je distinguais à peine la silhouette.

Il me semblait les voir à contre-jour

se fondre en un grand corps aux vagues contours.

Et ce corps, oui, ce corps-là frémissait!

Il tremblait, je ne sais comment le décrire,

on l’aurait cru animé d’un vaste fou rire.

Et c’est bien de cela qu’il s’agissait :

ce rire immense, je l’entendais.

Il jaillissait, pareil à un torrent gonflé de toutes les eaux de la terre;

il jaillissait, et ses éclats tonitruants

qui déferlaient dans un fracas de tonnerre,

bouleversant l’ordre des choses,

mêlant la poésie avec la prose,

balayèrent d’un seul coup cette joie amère

dont je me parais, telle une sombre lumière,

dissimulant sous le masque de l’ironie

la candeur de mon anodine folie.

 

Je souris, car j’imagine

que mon rire grêle et ma voix de fausset,

nullement étrangers à la rumeur citadine,

n’en offrent probablement qu’un pâle reflet.

Si tant est qu’ombre parmi les ombres, je chemine,

je voudrais pour une fois me laisser emporter

par le vivant courant de l’humaine hilarité

qui se moque de la mort et rit au nez du temps ((J’éprouve un certain malaise à me citer aussi longuement. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire de l’impression que ce poème constitue une sorte de point pivot dans le développement de mon rapport au monde et à la société, un moment de bascule entre l’individualisme forcené de ma jeune vingtaine et l’engagement caractéristique de la fin de cette décennie.)). (2011 : 95-97)

J’ai écrit ce poème en janvier ou en février 2011. Quoi de surprenant à ce que je me retrouve quelques mois plus tard au milieu d’une foule de manifestants, le front haut, le poing levé, l’air patibulaire derrière mes lunettes fumées malgré le costume de banane qui me recouvrait de la tête aux pieds? « Conséquences réelles / de faits imaginaires. » (Dumont, 2005 : poème 134) J’avais entamé en 2004 une démarche littéraire dont Banane Rebelle était l’aboutissement.

L’association entre la figure du fou et le fruit géant ne s’est toutefois pas faite consciemment. Plus simplement, je m’étais identifié à ces individus qui prenaient alors chaque jour possession des rues. Je m’étais reconnu dans leurs valeurs. Certes, je ne connaissais pas tous les détails des enjeux liés à la hausse des droits de scolarité. Mais cette hausse et les discours qui l’accompagnaient allaient à l’encontre de tout ce qui me semblait juste, de tout ce qui m’apparaissait souhaitable pour la société – « Tu t’opposes malgré / tes aveux d’ignorance » (Dumont, 2005 : poème 128). Alors, je n’ai pas résisté : je me suis laissé emporté par le vivant courant de l’humaine hilarité. Ma vision s’était considérablement élargie, ma famille s’était multipliée : j’avais à présent des frères et des sœurs par milliers. Je demeurais toutefois conscient que cette familiarité n’abolissait pas nos différences, et c’est pourquoi j’avais cherché une façon bien à moi de joindre le mouvement. Ce faisant, j’avais pris position publiquement sur une question d’actualité, affirmant du même coup l’importance de l’engagement.

Cette notion d’engagement, pourtant, m’avait toujours laissé plus ou moins indifférent. Un peu comme la notion de littérature nationale, pour laquelle je n’éprouvais initialement aucune sympathie. Il aura suffi d’un essai et d’un printemps pour me faire changer d’avis. Comme je le notais il y a quelques mois, j’appartiens à une génération qui n’a pas connu « l’élan des années 1960 et 1970, la montée du nationalisme québécois, le sentiment de participer à la création d’un pays et d’une littérature » (2013a). Je n’ai pas connu cette fusion du littéraire et du politique. Lorsque j’ai publié mon premier livre en 2004, la littérature québécoise était déjà un ensemble hétérogène, éclaté : « à la littérature conçue comme un projet fondé sur une mémoire collective et une visée totalisante, [s’étaient] substituées la pluralité, la diversité, la mouvance des textes, comme l’eau toujours changeante d’un même fleuve » (Nepveu, 1999 : 14). D’une certaine façon, il me suffisait d’écrire – et d’être publié – pour y participer. Quant à la politique, elle m’apparaissait comme un mélange assez confus d’hypocrisie et de médiocrité, de projets fades, d’idées plates et d’insignifiants concours de personnalité. Mon opinion n’a pas beaucoup changé depuis. Me verrais-je porter à bout de bras le projet souverainiste, faire de ma prose un hymne au pays à venir? Non. Définitivement, non. Surtout pas maintenant, alors que le débat sur la Charte-qui-fut-un-jour-dite-des-valeurs-québécoises-mais-dont-personne-aujourd’hui-ne-peut-dire-le-nom-sans-se-tromper fait rage et qu’on voit à quel genre de discours imbéciles cette position nous associe. D’autres sujets m’intéressent, d’autres objets m’appellent qui nécessitent moins une foi aveugle en un quelconque projet fédérateur qu’une attention soutenue aux failles, aux fractures, aux béances qui font la richesse de ce que nous sommes à la fois individuellement et collectivement.

Pourtant, je ne peux non plus me résoudre à rester les bras croisés devant les menaces qui planent sur notre société. J’écoute, je lis, je regarde. Je ne suis pas insensible aux échos que me renvoient les médias, mon entourage et les séminaires qu’il m’est donné de suivre à l’université. Véronique Lalande s’inquiète des conséquences des activités du Port de Québec sur la santé des résidents ((Véronique Lalande, qui s’est d’abord fait connaître en attirant l’attention du public sur la présence de poussière de nickel  dans Limoilou, est depuis à la tête d’une initiative citoyenne de vigilance qui vise à « colliger et diffuser l’information et les témoignages sur les impacts environnementaux des activités industrielles au Port de Québec » (Lalande et Duchesne, 2014).)). Mon frère Moïse s’inquiète de la militarisation des corps policiers, et de l’espèce d’omertà qui semble planer sur leurs méthodes et leurs activités ((Documentariste indépendant, il a réalisé autour de ces questions plusieurs films et articles qui peuvent être consultés dans les sections « Films » et « Publications » du site où il fait état de ses activités : http://moisemarcouxchabot.com/ [site consulté le 16 janvier 2014].)). Isabelle Daunais s’inquiète de la dévalorisation de la littérature dans notre société ((C’est du moins ce qui ressortait de sa conférence : « Quelle perception avons-nous aujourd’hui de la littérature? », dans le cadre du séminaire du CRILCQ « Questions à la littérature québécoise », Québec, 23 septembre 2013.)). Pour des raisons différentes, ces questions m’interpellent, et tant d’autres encore que je ne saurais toutes les nommer. Je sens qu’il ne suffit pas d’y réfléchir, qu’il faudrait, sur chacune d’elle, prendre position, s’engager : « Ne pas faire de bruit, / c’est lui céder le monde. » (Dumont, 2005 : poème 15) Mais que faire, grands dieux, que faire? Je refuse de me contenter d’une seule cause. Pourtant, je ne saurais toutes les embrasser. « Vertige de l’arbitraire / dès que tu combats. » (Dumont, 2005 : poème 109) Lesquelles choisir? Lesquelles laisser tomber? Et comment le justifier? Et que faire une fois la cause choisie, une fois l’objectif identifié? Quelles actions entreprendre, quels gestes poser? Un statut Facebook ne change pas le monde, une lettre aux journaux ne transforme pas la société. Il ne suffit pas de se prétendre artiste engagé pour être d’une quelconque utilité.

Au printemps 2012, j’ai porté le carré rouge, je suis allé manifester. Confronté au mépris des puissants, devant l’insuffisance des méthodes adoptées, j’ai cherché d’autres façons de faire, d’autres moyens de lutter. J’ai écrit quelques textes que je qualifierais de « pastiches engagés », mais c’est évidemment avec le personnage de Banane Rebelle que j’ai eu l’impression d’avoir un réel impact sur la société (quoique ma carrière de fruit jaune révolutionnaire ait connu quelques ratés ((Ayant eu l’occasion de les identifier ailleurs, je les évoque ici en aparté : « J’ai essayé d’être utile. Je ne l’ai pas toujours été. Je l’ai dit, je ne suis pas un militant. Démocratie directe, diversité des tactiques, ce sont des concepts qui m’échappent en partie. Il m’est arrivé d’inciter publiquement les manifestants à fournir leur itinéraire aux policiers. À l’époque, cela me semblait la seule chose pertinente à faire. J’en suis beaucoup moins sûr aujourd’hui. Pendant la campagne électorale, j’ai joint ma voix et mon image à celles de ceux qui voulaient faire sortir le vote. La philosophie des abstentionnistes m’échappait complètement. Je savais qu’une élection n’allait pas régler tous les problèmes, mais je considérais qu’il s’agissait d’un outil à ne pas négliger. Depuis, j’ai appris. Considérant l’attitude du gouvernement actuel, je ne crois pas que ma démarche ait été d’une quelconque utilité. Enfin, ce sont des choses que je regrette, mais il faut bien assumer. » (2013b).))). Écrivain engagé, c’est en dehors de l’écriture que j’ai finalement trouvé le moyen d’être utile à ma société.

Je crois en effet être parvenu à marquer les esprits. Mais ai-je pour autant réussi à marquer les mémoires et les consciences? J’en doute aujourd’hui. Visitant récemment l’exposition que le Musée de la civilisation consacre à Pierre Gauvreau, j’ai été frappé par cette phrase reproduite sur l’un des murs de l’institution : « Il faut poser des actes d’une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous. » (Gauvreau, 1977 : 748) J’en ai presque pleuré. Cinquante-six ans plus tard, nous avons agi et nous avons été réprimés. Certains ont pris conscience de la cage, mais qui oserait affirmer que nous avons collectivement conquis ne serait-ce qu’un pouce de délivrance? Réfléchissant à ces questions, je ne peux m’empêcher de songer à ce court poème de François Dumont : « Tu manques / 1. de courage et 2. de liberté. » (Dumont, 2005 : poème 108) Il a raison. J’ai manqué d’audace. Nous avons tous manqué d’audace, et le monde n’a pas changé.

Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne changera pas, ou que nous ne puissions rien faire pour le changer :

[blocktext align= »gauche »]Le premier aspect de l’événement turbulent qui frappe par sa pertinence […] est celui de son émergence imprévisible, souvent violente ou brusque, dans un contexte qui ne semble pas propice à une telle intensité […]. Des événements intenses se développent sans que l’on puisse identifier clairement la source de leur puissance et la portée de leur effet. Dans la multitude d’événements qui se produisent dans un écoulement turbulent, plusieurs n’auront pas d’effet majeur et il est difficile d’identifier ceux qui marqueront l’écoulement. (Cambron et Roy, 2012 : 220)[/blocktext]

Qui peut prédire les effets à long terme de cet inqualifiable printemps dont les turbulences auront au moins eu le mérite de nous faire rêver? Quels événements proches ou lointains porteront sa signature? Déjà, dans son sillage, et sans qu’on puisse dire qu’il lui soit directement lié, le mouvement Idle No More est né. En décembre 2012, il n’aura fallu que l’initiative de quatre femmes de la Saskatchewan, quatre Amérindiennes, pour déclencher un mouvement pancanadien de résistance aux politiques (anti)environnementales de Stephen Harper. Aujourd’hui encore, il poursuit en sourdine ses activités. Au Québec, Natasha Kanapé Fontaine y participe avec vigueur et fierté.

En 2012, défendre l’accès à l’éducation m’apparaissait important. Deux ans plus tard, il me semble plus fondamental de réapprendre à aimer cette terre qui supporte nos pas. Dois-je l’avouer? Je ne suis pas totalement insensible au charme de la métaphore qui fait d’elle notre mère, et de tous ses habitants, nos sœurs et nos frères. Peut-être est-il temps de revoir nos liens de filiation, de délaisser la question des frontières pour nous intéresser plus concrètement à cette terre-Québec à laquelle d’autres ont rêvé, mais qu’il serait peut-être temps de commencer à habiter. Ce que nous en ferons n’est pas clair. Mais j’ai là-dessus ma petite idée. Sans doute ne suis-je pas le seul à percevoir le cri du tambour. Plus que jamais, nous avons besoin de ces messieurs de Lorette et de Caughnawaga, de ces dames de Saskatoon et de Pessamit, de ces enfants d’Oka. Suivons-les, emboîtons leur pas. Meshkanaun. Ils nous montrent la voie. Technique européenne, motifs amérindiens, il est encore temps d’apprendre à tisser des ceintures fléchées. Peut-être, au bout du compte, aurons-nous gagné un pouce de liberté.

 

[heading style= »subheader »]Addenda[/heading] Ces derniers mots, je les ai écrits dans l’euphorie des conclusions. C’est un trait caractéristique de mon écriture, qu’elle se veuille essayistique, romanesque ou même poétique : vers la fin, je me laisse emporter. Les idées mises en place, même laborieusement, finissent toujours par trouver un point d’équilibre, d’harmonie. Ébloui par mes propres conclusions, je jouis de l’ampleur de mes phrases, du choc des mots, du sens produit. Vers la fin, je m’enivre, je m’enflamme, je m’oublie, et je jure qu’à cet instant, je crois sincèrement à tout ce que je dis. Mais, aveuglé, j’oublie les failles, la face cachée de la lune et l’envers de toutes les médailles. Ces zones d’ombres reviendront plus tard me hanter. Le moment venu, elles me serviront d’amorce, d’introduction. Ce sera le début d’un nouveau texte, d’une nouvelle réflexion. Mais cette fois, dois-je l’avouer, au moment où je mettais en mots cet hymne au territoire, cet appel au dialogue et à la réconciliation, j’ai senti se matérialiser dans mon dos la silhouette grésillante de mon cher Obi-Wan Kenobi. Sur le coup, j’ai préféré taire les mots qu’il a alors prononcés. Mais malgré moi, dans l’obscurité de ma nuit, ils continuent de me hanter : « Au fond, ton espérance / n’est qu’intense ignorance. » (Dumont, 2005 : poème 129)

 


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

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