Paul SAVOIE Acte de création : entretiens Ottawa, l’Interligne, 2006.
Né en 1946 à Saint-Boniface et résident de Toronto, Paul Savoie fait figure de pionnier au sein des institutions littéraires canadiennes-françaises qui se sont développées à partir des années 1970. Son recueil Acte de création ((Dorénavant, le sigle AC suivi du folio indiquera les références à cet ouvrage.)) propose vingt entretiens avec des écrivains canadiens francophones à propos de leur processus créatif. Plutôt qu’une entrevue face à face traditionnelle, Savoie choisit d’envoyer des courriels à ses confrères écrivains, leur laissant ainsi le soin de développer leurs réponses à leur rythme. Le choix de Savoie de solliciter des amis confère au recueil un ton intime qui s’avère selon moi une lame à double tranchant : si elle permet aux écrivains de se confier plus facilement, la proximité donne toutefois l’impression au lecteur à certains moments d’interrompre une conversation en cours depuis vingt ans. Néanmoins, la relation de compagnonnage qui rend possible ces entretiens traduit admirablement la situation particulière des écrivains canadiens-français, qui s’apparente au concept de communitas qu’a développé Michel Biron : « Les rapports entre individus sont moins déterminés par une hiérarchie verticale que par une sorte de hiérarchie horizontale qui n’obéit pas à la logique d’un classement établi d’avance, mais à un système peu déterminé dans lequel tout est affaire de contiguïté, de voisinage » (Biron, 2000 : 13). Cet état d’esprit de l’écrivain évoluant dans le Canada francophone hors-Québec, véritable terra incognita où la littérature se développe en absence de tradition forte et où tout est à faire, on le retrouve chez tous les interlocuteurs de Savoie, qu’ils viennent de l’Ontario (Jean Marc Dalpé, Pierre Léon, Pierre Raphaël Pelletier, Antonio D’Alfonso, Didier Leclair, Marc LeMyre, Marguerite Andersen, Andrée Lacelle, Gabrielle Poulin, Robert Dickson), de l’Acadie (France Daigle, Gérald Leblanc, Dyane Léger, Herménégilde Chiasson), du Manitoba (Lise Gaboury-Diallo, J.R. Léveillé et Savoie lui-même) ou qu’ils soient des nomades ayant habité de nombreux pays (Natalie Stephens, Aurélie Resch, Hédi Bouraoui et Michelle Matteau).
Pour ces écrivains, la littérature ne se définit pas uniquement en fonction des œuvres et des lecteurs, mais aussi par le milieu littéraire et les sociabilités qu’il permet. C’est pourquoi ils insistent sur la place prépondérante des pairs dans leur démarche artistique. Comme l’explique Antonio D’Alfonso, « au Canada, ce sont les pairs qui déterminent l’avenir de l’expression artistique » (AC : 64). Devant un public peu nombreux et un soutien gouvernemental moins assuré qu’au Québec, les créateurs doivent s’épauler pour la survie du champ littéraire qu’ils cherchent à développer. Ainsi, on retrouve dans les entretiens un nombre prodigieux de références à des projets collectifs auxquels les auteurs ont participé et de mentions d’autres écrivains canadiens-français. Les interlocuteurs de Savoie, rappelons-le, ont contribué dans les années 1970 à édifier les institutions et maisons d’édition qui ont mené à la légitimation de ces littératures aujourd’hui.
En outre, la situation de communitas libère les écrivains du poids de la tradition littéraire, ce qui explique peut-être pourquoi on retrace très peu de « lectures » d’œuvres canoniques dans les récits que les écrivains offrent de leur parcours. Certes, plusieurs nomment des auteurs marquants pour leur propre cheminement, mais peu prennent le temps, comme J.R. Léveillé avec Robbe-Grillet, Rimbaud et la bande-dessinée, Gabrielle Poulin avec Paul Éluard ou Gérald Leblanc avec la beat generation, de s’attarder sur leur propre expérience de lecteurs et sur la manière dont ces lectures ont alimenté leur imaginaire. À ce sujet, et ce détail m’a agacé, on retrouve beaucoup trop d’anecdotes sur leurs « premières expériences » de lecture et d’écriture : il me semble relativement trivial que tel auteur ait été fasciné par les contes de son grand-père ou tel autre par les rimes qu’il créait à l’école élémentaire. Ces banalités autobiographiques versent d’ailleurs souvent dans le lieu commun : « Du plus loin que je me souvienne, j’ai su que j’aurais à faire avec l’écriture » (AC : 235), affirme Gérald Leblanc. De telles interventions alimentent une sorte de vision romantique de la « vocation » d’écrivain qui ne rehausse pas notre compréhension et notre appréciation des œuvres de ces auteurs.
Le contexte institutionnel particulier de ces littératures déteint aussi sur les choix génériques de ces écrivains. Il n’est pas étonnant que la poésie et le théâtre prédominent dans leur pratique compte tenu du rôle rassembleur de ces genres qui convoquent la scène (pour les pièces ou les récitals). En contrepartie, l’interdisciplinarité que pratiquent Pierre Léon, Pierre Raphaël Pelletier, Dyane Léger, Marc LeMyre, Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc étonne. Comment expliquer une telle prédominance de la pratique picturale chez ces poètes? L’absence de tradition en milieu minoritaire encouragerait-elle un tel éclectisme disciplinaire? Dans le même ordre d’idée, à lire ces entretiens, on perçoit que l’hybridité et le métissage fascinent les écrivains. La littérature dialogue toujours entre les arts, entre les genres. Les préoccupations langagières des auteurs illustrent aussi cet effacement des frontières au profit du paradigme du métissage. On pense d’emblée au bilinguisme et à l’hétérolinguisme, notamment chez France Daigle − qui relate le processus particulier de traduction en anglais du chiac − ou encore à l’œuvre bilingue de Natalie Stephens. En plus, les écrivains polyglottes issus de l’immigration internationale comme Antonio D’Alfonso (Italie), Hédi Bouraoui (Tunisie) ou Marguerite Andersen (Allemagne) amplifient la question en faisant intervenir leurs langues et cultures originales dans cette recherche linguistique. L’hybridité semble dès lors caractériser l’expérience des écrivains canadiens qui pourraient, comme le suggère Patrick Imbert et sa métaphore du Canadien-français en tant que « caméléon social », « se fondre dans les dynamiques contemporaines liées à la société des savoirs en créant du nouveau par l’expansion des identités relationnelles aboutissant à des images de soi plurielles » (Imbert, 2009 : 38).
La situation particulière de ces auteurs pourrait également expliquer pourquoi la majorité insiste sur la finalité politique dans son acte d’écriture ((Certes, les écrivains, toutes nationalités confondues, connaissent la valeur politique intrinsèque de l’écriture. Or, l’insistance des interlocuteurs de Savoie sur cette finalité me pousse à croire qu’elle constitue une préoccupation fondamentale. )), qu’il s’agisse de relayer une voix féminine authentique (Stephens, Gaboury-Diallo), de promouvoir le pluriculturalisme (D’Alfonso, Leclair, Bouraoui), de donner une voix moderne à sa communauté (Lacelle et Dickson en Ontario français; Leblanc et Chiasson en Acadie) ou de prendre un engagement existentialiste (Pelletier et Léger). Les auteurs comme Andersen, Léon et Poulin, qui disent écrire par pur plaisir, constituent une minorité tandis que Léveillé, qui affirme que l’écriture ne porte fondamentalement que sur l’écriture elle-même, fait cavalier seul. Ces prises de position nous montrent que les auteurs gardent une certaine foi dans le pouvoir émancipateur et rassembleur de la littérature au sein de la communauté. Par contre, bien qu’on doive saluer un tel optimisme, plusieurs écrivains véhiculent des idées romantiques au sujet de leur processus d’écriture qui selon moi manquent de conceptualisation. D’aucuns traitent du « besoin vital » d’écrire (AC : 53 et 224), d’autres de « l’écoute de ses propres voix intérieures » (AC : 107 et 225), voire « de la petite voix » (AC : 231) ou d’« assumer la pulsion » (AC : 167 et AC : 142 sur le « cœur et impulsion »). Non seulement ces considérations abstraites n’améliorent pas notre compréhension de leur œuvre, mais elles ne renseignent pas un créateur en formation sur des méthodes de travail pour développer ses capacités.
Somme toute, Acte de création témoigne de l’évolution des littératures canadiennes-françaises lors des quarante dernières années, progrès qu’une majorité des écrivains de ce recueil a provoqué en se réunissant. En ce sens, que l’institution puisse se permettre de publier un tel livre constitue déjà une célébration de ces efforts et, aussi, celle d’une génération d’écrivains qui lègue à la relève une institution littéraire fière mais toujours précaire.
Bibliographie
BIRON, Michel, L’absence du maître : Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme, Montréal, PUM (Coll. « Socius »), 2000.
IMBERT, Patrick, « Francophonies minoritaires : de l’homogène enraciné à la transculturalité de la société des savoirs », dans Patrick Imbert [dir.], Américanité, cultures francophones canadiennes et société des savoirs, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2009, p. 15-66.
SAVOIE, Paul, Acte de création : entretiens, Ottawa, l’Interligne, 2006.