[heading style= »subheader »]Essai sur la littérature québécoise et le concept de littérature nationale[/heading]

Même la plus petite ouverture

 est béance.

François Dumont

Il m’arrive de plus en plus souvent, en remplissant des formulaires, en préparant des demandes de bourses ou en rédigeant je ne sais quels documents officiels destinés à me mettre en valeur, de me présenter à la fois comme écrivain, chercheur et éditeur. J’endosse volontiers ce triple statut, dans la mesure où il correspond bel et bien à mes activités et, surtout, parce qu’il donne de ma personne une image qui me plaît assez : celle d’un homme de lettres participant activement  à la  vie  culturelle  de  son  temps.  J’aurais  aussi  bien  pu  dire  « à  la  littérature québécoise »;   évidemment,   puisque   mes   livres   sont   publiés   par   des   maisons   d’édition québécoises, que le centre de recherche auquel je suis rattaché se consacre à l’étude de la littérature et de la culture québécoises et que la maison d’édition que j’ai fondée est enregistrée au Québec. L’ai-je mentionné? Par mon père, son père et tous mes ancêtres jusqu’à Mathurin Chabot, premier du nom en terre de Canada, je suis moi-même Québécois. « De souche », pourrais-je même ajouter. Pourquoi alors cette réticence (ou plutôt cette indifférence) à employer l’expression « littérature québécoise » pour désigner ce milieu culturel dans lequel je m’évertue pourtant à multiplier les signes de mon existence? De façon plus générale, pourquoi le concept de « littérature nationale » suscite-t-il en moi si peu d’enthousiasme?

Ces questions ne se seraient peut-être pas présentées à mon esprit avec autant d’insistance si une conférence d’Élisabeth Nardout-Lafarge ((Élisabeth NARDOUT-LAFARGE, « La littérature québécoise et le concept de littérature nationale : enjeux historiques et politiques », dans le cadre du séminaire du CRILCQ « Questions à la littérature québécoise », Québec, 30 septembre 2013.)) n’avait attiré récemment mon attention sur ce point aveugle, cet angle mort de ma triple démarche d’écrivain, de chercheur et d’éditeur. La réflexion qui s’est imposée à moi en filigrane de cet exposé en est encore à ses balbutiements. Je ne prétends donc pas cerner l’ensemble des enjeux que ces questions sous-tendent, ni en saisir tous les tenants et les aboutissants. Il m’importe simplement dans les pages qui suivent de réunir les fils épars de ma pensée en les attachant à un problème dont elle n’a pas l’habitude de se soucier, dans l’espoir d’arriver à mieux me comprendre ou, à tout le moins, de démêler quelque peu l’écheveau de mes rapports complexes à la notion de littérature québécoise.

D’où me vient donc cette indifférence vis-à-vis une notion pourtant clé de mon domaine d’activité? Dois-je en accuser les professeurs et le système d’éducation qui m’ont formé? Bien sûr que non. La littérature québécoise est aujourd’hui largement enseignée, tant au cégep qu’au secondaire ou à l’université. J’ai donc lu Yves Thériault, Anne Hébert, Gaston Miron, Gabrielle Roy, Réjean Ducharme et Louis Hamelin, et j’ai eu à consulter diverses anthologies de littérature québécoise. Force m’est de l’admettre, toutefois, les auteurs de fiction qui m’ont le plus marqué, ceux dont les œuvres m’ont depuis l’enfance incité à pousser toujours plus loin mon exploration du monde des lettres, ceux-là n’ont pour la plupart rien de très québécois : de J.R.R. Tolkien à François Rabelais, en passant par Jorge Luis Borges, Alessandro Baricco, Sergio Kokis, Sylvie Germain, Robertson Davies, Milorad Pavić et Italo Calvino, on n’en compte qu’un seul.

Il ne faudrait cependant pas voir là une forme de méconnaissance ou de dédain de la littérature produite au Québec. La situation est en effet très différente en théâtre et en poésie, puisque je tiens Gilles Cyr au-dessus de tous les poètes, toutes nations confondues, et qu’aucune 














































œuvre littéraire ne m’a touché aussi profondément que Brisures, de François Dumont, à part peut-être la pièce Incendies, de Wajdi Mouawad : dans les deux cas, j’ai pleuré comme un veau. Par ailleurs, ma passion pour Le dictionnaire khazar de Milorad Pavić ne se double nullement d’un intérêt équivalent pour la littérature serbe, pas plus que ma lecture enthousiaste de Calvino ou de Baricco ne m’a conduit à approfondir ma connaissance de la littérature italienne en général. J’en  conclus  donc  que  mon  intérêt  pour  la  littérature  s’est  cristallisé  autour  d’œuvres individuelles et d’auteurs singuliers, sans que la question de leur origine, de leur nationalité ou même de leur langue d’écriture n’ait joué quelque rôle que ce soit dans mon appréciation.

Peut-être, en ce sens, suis-je un homme de ma génération. Né en 1982, je n’ai pas connu l’élan des années 1960 et 1970, la montée du nationalisme québécois, le sentiment de participer à la création d’un pays et d’une littérature. Je n’ai pas non plus été affecté par la dépression post- référendaire des années 1980 et 1990 : j’ai grandi en plein dedans, aussi indifférent aux questions d’ordre social et politique que peut l’être un enfant ou un adolescent rêveur, trop occupé à s’amuser avec les ressources d’une imagination plutôt repliée sur elle-même pour s’inquiéter de l’espèce d’apathie qui s’était emparée du Québec de l’époque. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser plus sérieusement à la littérature, le cap de l’an 2000 avait déjà été franchi. L’institution littéraire québécoise était relativement stable, soutenue financièrement par deux paliers de gouvernement. Les publications étaient nombreuses et diversifiées. De plus, comme le note François Ricard dans un article auquel Élisabeth Nardout-Lafarge faisait référence dans son exposé, on assistait depuis déjà quelques années à une sorte de « “normalisation” de la littérature québécoise, c’est-à-dire [à] une atténuation de ses traits distinctifs et [à] son alignement de plus en plus net sur la littérature […] des autres pays industrialisés » (Ricard, 1998 : 12). Pourquoi, dans les circonstances, me serais-je davantage intéressé à la littérature québécoise qu’à celles d’autres contrées?

La notion même de « littérature québécoise » semblait d’ailleurs avoir perdu une bonne part de sa force d’attraction et de mobilisation. Le concept était né au milieu des années 1960, au moment où l’on avait préféré l’épithète « québécois » à celle de « canadien-français ». Ce faisant, on avait proclamé l’indépendance littéraire du Québec face à la France et au reste du Canada, ce qui cadrait parfaitement avec le projet politique qui prenait forme alors : il fallait créer une littérature, il fallait créer un pays. Mais ces deux projets, d’abord indissociables, ont depuis lors pris leurs distances : sans cesse remise à une hypothétique « prochaine fois », l’indépendance du Québec ne semble pas près de se réaliser, tandis que la littérature québécoise, elle, existe bel et bien. Difficile, en tout cas, de nier l’existence au Québec d’une institution littéraire forte qui, si elle ne concurrence nullement les littératures de pays tels que la France ou les États-Unis sur le plan international, permet néanmoins à nombre d’écrivains et d’éditeurs de subsister. Mais, désormais séparée du projet indépendantiste, cette institution peut-elle conférer un sens concret et rassembleur à l’expression « littérature québécoise ((C’est une question que Pierre Nepveu se pose en des termes relativement similaires dans un chapitre de L’écologie du réel auquel Élisabeth Nardout-Lafarge faisait référence dans son exposé (Nepveu, 1999 : 14). Ma façon d’aborder le problème est cependant assez différente de celle de l’auteur.)) »?

Il  me  semble  qu’en  choisissant  un  ancrage  strictement  géographique  plutôt  que linguistique ou géolinguistique, la littérature québécoise s’est construite autour d’un certain nombre de failles qui apparaissent aujourd’hui clairement. Que faire, en effet, des littératures franco-canadiennes actuelles, qui prennent racines dans le même terreau historique et linguistique que  la  nôtre,  mais que  l’expression  « littérature  québécoise »  exclut  d’emblée ?  Faut-il  se contenter de les ignorer? Ou faut-il au contraire les intégrer plus ou moins contre leur gré, comme on a souvent tendance à le faire avec les écrivains franco-canadiens qui acquièrent une certaine notoriété? Aujourd’hui, les deux tendances se côtoient. Combien de lecteurs québécois peuvent en effet se targuer de connaître les noms de Pierre Albert ou de Gérald Leblanc? Combien d’autres encore ignorent que Patrice Desbiens et Gabrielle Roy ne sont pas, à proprement parler, des auteurs québécois? Dans un cas comme dans l’autre, le Québec se trouve d’ailleurs à imiter l’attitude nombriliste de la France vis-à-vis des littératures de la francophonie, et il m’apparaît ironique de constater qu’après avoir lutté contre l’impérialisme culturel de la mère-patrie, notre belle province se contente de reproduire à une échelle plus réduite ses manières et ses manies.

À l’opposé, cet ancrage géographique oblige à reconnaître comme appartenant à notre littérature nationale les textes d’écrivains dont la langue et la culture ne sont pas nécessairement celles des Québécois « de souche ». Je pense entre autres aux auteurs autochtones ou issus de l’immigration. Peut-on vraiment parler de Naomi Fontaine et de Kim Thúy en les présentant comme des romancières québécoises ? Bien sûr, elles vivent, écrivent et publient au Québec. Pourtant, toutes deux semblent bien conscientes qu’une sorte d’altérité fondamentale les habite, altérité qu’elles vont jusqu’à inscrire dans la langue des titres de leurs romans − Ru et Mãn pour l’auteure d’origine vietnamienne, Kuessipan pour l’écrivaine innue. Et que faire des écrivains anglophones vivant au Québec, dont la langue et la culture s’opposent si fortement aux nôtres dans notre imaginaire nationalisant? N’y a-t-il pas une sorte d’inconfort à traiter des écrivains tels que Hugh MacLennan ou Mordecai Richler comme d’authentiques auteurs québécois? Une chose est sûre : cela ne fait pas partie de notre « tradition de lecture ((« S’il existe bel et bien une tradition de lecture au Québec, elle ne fournit pas toutes les réponses, puisqu’elle maintient aussi un certain nombre d’usages plus ou moins artificiels qui demandent de toute façon à ce qu’on éprouve leur résistance par la relecture. C’est le cas de la place qu’il convient d’accorder aux œuvres de langue anglaise. Dans l’historiographie littéraire du Canada, il existe, comme on le sait, deux ensembles parallèles : d’un côté, l’histoire littéraire canadienne, qui englobe en général la littérature de langue anglaise écrite par des Québécois, tout en excluant la littérature québécoise de langue française; de l’autre côté, l’histoire littéraire québécoise, qui intègre l’ensemble de la littérature canadienne-française, tout en excluant la littérature de langue anglaise écrite par des Québécois. Il y a certes des exceptions, mais l’usage s’est installé, sans qu’on sache trop s’il se justifie pour des raisons esthétiques ou idéologiques » (Biron, Dumont, Nardout-Lafarge, 2010 : 14).)) ». Pourtant, ce constat n’empêche nullement les auteurs de la plus récente Histoire de la littérature québécoise de consacrer un chapitre entier aux écrivains anglo-québécois. Mais avaient-ils le choix? Avons-nous le choix?























































« Même la plus petite ouverture / est béance », affirme François Dumont dans un poème qui m’a un jour tordu le cœur (Dumont, 2005 : poème 9). Il a raison. Toute faille est béance. Et c’est l’essence même du concept de littérature québécoise qui semble appelé à disparaître, aspirée par celles, nombreuses, autour desquelles la notion s’est développée. C’est à peu près ce que constate  Pierre Nepveu  lorsqu’il  remarque  que  « cette  appellation  ne  recouvre  plus  rien d’essentiel ou de substantiel » puisque, « à la littérature conçue comme un projet fondé sur une mémoire collective et une visée totalisante, se sont substituées la pluralité, la diversité, la mouvance des textes, comme l’eau toujours changeante d’un même fleuve […] » (Nepveu, 1999 : 14). Pouvait-il en être autrement? En privilégiant dans sa dénomination l’ancrage territorial aux relais historique et linguistique, en passant de « canadienne-française » à « québécoise », notre littérature s’est en quelque sorte coupée de ses racines et ouverte à l’inconnu, sans prendre assez conscience de l’instabilité du sol sur lequel elle était en train de s’édifier. Sans emprunter exactement les mêmes chemins, ce constat rejoint celui de Nepveu, qui voyait bien dans le projet littéraire des années 1960 et 1970 les germes de sa propre négation ((Par effet de miroir, ces observations permettent à mon avis de mieux comprendre les difficultés que rencontre le projet indépendantiste. Comment en effet arriver à mobiliser la population québécoise autour d’un projet de souveraineté qui rejette une bonne part des citoyens qui lui sont historiquement et culturellement liés (les Franco- Canadiens) tout en intégrant des communautés ethno-linguistiques dont le rapport au territoire est très différent du leur (les autochtones, les immigrants et les anglophones)? Le délire actuel entourant le projet de Charte des valeurs québécoises auquel, ironiquement, environ 50 % des Québécois et 50 % des Canadiens semblent adhérer, témoigne à mon avis du genre de bourbier idéologique vers lequel ce problème peut mener.))  (Nepveu, 1999 : 15-16).

Ainsi, ces « failles », comme je les ai appelées, compliquent énormément la tâche de ceux et celles qui cherchent dans la notion de littérature québécoise un concept opératoire permettant de l’étudier, de  la  comprendre  ou  de  lui  donner  un sens  global, qui  pourrait  ou  non  être politiquement orienté. Toute faille est béance. L’inverse est aussi vrai : toute béance est ouverture, possibilité nouvelle.  De  ce  point  de  vue,  les  failles  de  la  littérature  québécoise  constituent autant d’invitations à explorer les aspects méconnus et potentiellement problématiques de notre identité nationale, sans pour autant chercher à les assujettir à une entreprise totalisante. Selon moi, le Québec gagne aujourd’hui à être considéré non plus comme un projet lié à l’affirmation monolithique  d’un  peuple  prétendument  homogène,  mais  comme  une  entité  géographique précise, un lieu déterminé. Il ne s’agit pas pour autant de considérer le Québec comme un simple espace de production, mais de l’envisager comme un milieu, c’est-à-dire un « lieu que l’on habite, que l’on partage avec autrui », « un nœud de relations concrètes, affectives, imaginaires » « dont l’étoffe réelle s’oppose à l’espace abstrait rationalisé par les planificateurs » (Zummo, 2013 : 6). Dans cette perspective, il ne s’agit pas de tolérer la fragmentation interne de la nation québécoise, ni même de chercher à la subsumer, mais de l’investir, de l’habiter, bref, de l’aimer tant pour ce qu’elle est réellement que pour les possibilités qu’elle offre à l’imaginaire.

C’est dans ma démarche d’écrivain que j’assume le plus clairement cette position. Le héros de mon dernier roman, Tas-d’roches (à paraître en 2015), est en effet issu d’une certaine forme d’immigration : né au Chili, il a été adopté en bas âge par une famille de cultivateurs québécois. La femme de sa vie est, quant à elle, acadienne, ce qui en fait une pure Franco- Canadienne. Sur le plan stylistique, une narration complexe où se croisent l’influence de François Rabelais, le vocabulaire de Chrétien de Troyes ainsi qu’une forme de poésie mêlant français et innu témoigne également de ce désir manifeste d’explorer notre altérité méconnue. L’oralité des dialogues, enfin, expose un ancrage qui est certes québécois, mais également rural et contemporain.

À bien y penser, ma démarche de chercheur n’est pas, sur ces questions, totalement en reste sur mon travail d’écrivain, quoique l’élément « québécois » y soit plus diffus. Les travaux qui m’inspirent dans le cadre de ma maîtrise et de mon doctorat sont en effet pour la plupart anglo-saxons, et mes réflexions portent de façon assez large sur les rapports entre le prosaïque et le poétique, sans souci de langue ou de nation. Dans les exemples que j’emploie, toutefois, je m’efforce de faire alterner avec plus ou moins de régularité les auteurs français et québécois, une manière sans doute de reconnaître l’importance de notre héritage européen, sans pour autant lui céder entièrement le terrain.

Plus limité, mon travail d’éditeur ne me permet pas pour l’instant une telle hauteur intellectuelle, une telle liberté créatrice : je ne fais en effet que publier les textes issus d’un atelier d’écriture que j’arrive encore trop rarement à donner dans les écoles primaires et secondaires, où j’ai le bonheur d’être invité. Au moment d’écrire ces lignes, toutefois, des idées me viennent et l’envie me prend de reconduire cet atelier dans les réserves indiennes et dans les écoles où les enfants d’immigrants sont très présents. Je voudrais bien faire la même chose dans les écoles anglophones, et peut-être ailleurs au Canada, mais ma piètre maîtrise de l’anglais m’interdit, du moins pour l’instant, d’espérer des résultats intéressants de ce côté.

Force  m’est  de  le  constater,  cette  réflexion  m’aura  permis  d’envisager  la  notion  de « littérature québécoise »  sous un jour beaucoup  plus  stimulant  que  ce  que  j’avais  d’abord envisagé. Ses limites apparentes m’agaçaient, je crois, et je préférais esquiver la question plutôt que de la creuser. Je me rends compte à présent que le concept m’intéresse, non pas dans son aspect totalisant, mais dans ses failles qui m’invitent à les explorer. Lire, écrire et publier l’Amérindien,  l’Anglophone,  l’Immigrant,  le  Francophone  d’Amérique  et  le  Québécois  de souche, les faire dialoguer, voilà qui me semble aujourd’hui une façon légitime d’interroger ma propre identité et de me positionner, de façon sans doute très discrète (mais qui sait) entre les Cyr, Rabelais, Pavić et Calvino qui continuent de me faire rêver.

Québec, 13 novembre 2013


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

BIRON, Michel, François DUMONT et Élisabeth NARDOUT-LAFARGE, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2010 [2007].

DUMONT, François, Brisures, Montréal, Noroît, 2005.

MARCOUX-CHABOT, Gabriel, Tas-d’roches, Montréal, Druide, à paraître en 2015.

NEPVEU,  Pierre, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise, Montréal, Boréal 1999 [1988].

RICARD,  François, « Remarques sur la normalisation d’une littérature », dans Écriture, no  31 (automne 1998), p. 11-19.

ZUMMO, Raphaël, « Habiter les milieux », dans Milieu(x), no 1 (2013, p. 5-7).