[information]Ce texte a été écrit dans le cadre du cours Écriture de fiction I (roman), donné à l’Université Laval par Pierre-Luc Landry à l’automne 2012.[/information]

Dans ma cuisine, ce matin, je n’avais aucune envie d’écrire cet essai pour deux raisons précises. La première était une frustration. Je préparais mon déjeuner frugal (trois crêpes avec sirop d’érable, deux toasts margarine-beurre-d’arachide-confiture-bananes, un bol de Lucky Charms baignés de lait écrémé (je surveille ma ligne)) et, en ouvrant le réfrigérateur, l’horreur : j’étais à court de jus d’orange! Sachez que, pour moi, un repas matinal ne peut être complet sans un bon verre de jus d’orange. Bref, devant la porte ouverte du réfrigérateur, la bave au bord des lèvres, rien ne m’excitait moins que l’idée de mettre sur papier mon constat sur l’art du roman, issu de mes lectures d’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (Haruki Murakami, 2009) et de La pratique du roman (Isabelle Daunais et François Ricard [dir.], 2012). Donc, pour me donner l’appétit de philosopher sur le genre romanesque, j’ai joint mon intérêt pour les agrumes à la tâche : je m’apprête à vous vanter le jus d’orange tout en vous parlant (vaguement) du roman. En ce qui concerne la seconde raison pour laquelle je n’avais pas envie d’écrire cet essai, vous verrez bien à la conclusion!

Haruki Murakami, dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, prône un sain équilibre naturel : entretenir son corps pour poursuivre l’écriture (2009 : 218). Et tout le monde sait que l’apport en vitamine C du jus d’orange permet de garder une bonne santé. Grâce à l’énergie de ce nutriment, nous pouvons continuer d’avancer, de donner le meilleur de nous-mêmes. C’est justement ce que Murakami préconise : selon lui, pour écrire, il faut savoir se montrer exigeant envers soi-même. Il dégage, pour la  pratique de l’écriture du roman, quatre qualités essentielles : le talent, la concentration, la persévérance et la patience (Murakami, 2009 : 98-100). Ces traits s’appliquent effectivement très bien à l’art romanesque à mon sens : quiconque veut écrire une fiction doit faire preuve de rigueur (qui s’accompagne des qualités susnommées, évidemment), puisque l’écriture du roman se présente, toujours selon moi, comme une exploration du réel. Et pour que cette exploration soit fructueuse, que le fait d’écrire permette de déterrer les secrets du monde, il ne faut pas niveler par le bas. En fait, il s’agit là du plus grand message de Murakami : ne pas se laisser abattre par les obstacles (souvent psychologiques) et continuer coûte que coûte à écrire, explorer, avancer dans la découverte de l’univers. Pas étonnant que cet auteur japonais veuille que soit écrit sur sa tombe : « Au moins, jusqu’au bout, il n’aura pas marché. » (Murakami, 2009 : 214) Mais puisqu’au Japon, on ne cultive pas d’oranges, il est temps pour nous de quitter Murakami et ses idées de persévérance.

Maintenant que le sujet est entamé, des ressemblances concrètes entre le jus d’orange et l’écriture du roman s’observent aisément. J’utiliserai, à titre accessoire, le livre La pratique du roman pour appuyer mon propos. D’abord le roman, tout comme boire du jus, requiert l’incitation à une attitude active de son destinataire. Avec le jus, la raison est simple : il ne se rendra pas seul à votre bouche. Il faut d’abord le verser puis le boire. Le roman, lui, est écrit pour inviter son lecteur d’être actif mentalement. Selon Dominique Fortier, Monique LaRue et Trevor Ferguson, le roman doit faire réfléchir celui qui en lit les lignes; il doit lui faire prendre conscience des réalités humaines, mais à la suite d’un effort réflexif d’exploration du roman. L’écriture doit donc mener à cette réflexion. Gilles Archambault et Robert Lalonde, eux, attendent de leurs lecteurs qu’ils perçoivent leur propre mystère à travers la fiction. Le roman produit par l’écrivain permettrait, selon le constat dans l’introduction d’Isabelle Daunais et de François Ricard  une exploration du monde et de l’existence, qui se rapproche du mystère exposé par Archambault et Lalonde (2012 : 7). Le fait d’écrire serait alors, comme il a été mentionné en parlant de Murakami, une façon de décortiquer l’univers, de raisonner sur ce qu’il est, d’y creuser pour en sortir les secrets. Cela rappelle le jus d’orange qui, lorsqu’on le consomme, nous fait nous demander de quoi ont l’air les pays du sud qui font pousser son fruit. Également, la pratique du roman se place comme un lien concret avec le monde. Ainsi, plus qu’une simple exploration, l’écriture romanesque est un acte de « jonction de l’écriture et de la vie » (2012 : 57). Écrire une fiction peut changer notre relation avec le réel, puisque son écriture doit amener l’auteur à parler de la réalité. Et pour ce faire, il doit y jeter un regard critique et surprendre les incongruités humaines en flagrant délit, souvent en se surprenant lui-même. Le jus, lui, est un lien concret entre le monde cultivateur du sud et les consommateurs du nord. D’après le collectif La pratique du roman, l’écriture romanesque est tout autant un lieu d’émotion et d’épiphanie. Écrire un  roman serait, selon LaRue, Ferguson et Archambault, une recherche de ce qui frappe l’imaginaire, qui suscite une soudaine prise de conscience. La fiction romanesque, en tant qu’art, illumine alors le destinataire, au même titre que la peinture peut frapper par ses couleurs ou la musique, transporter celui qui l’écoute. Comme le jus d’orange emporte sur le fil de ses arômes l’homme béni qui y trempe ses lèvres… Tout compte fait, sur le même pied que mon breuvage d’agrumes, le roman, selon les auteurs de La pratique du roman, est un lieu de réflexion pour le lecteur et d’exploration de ce qui l’entoure.

Maintenant que certaines bases ont été posées, permettez-moi d’aller plus loin et de donner mon propre constat sur l’écriture du roman (je délaisserai donc l’orange le temps d’un paragraphe). Premièrement, pour ce qui est de Murakami, je partage son point de vue : la rigueur est la clé d’une écriture efficace du roman. En ce qui concerne les études dans La pratique du roman, cependant, je dois avouer avoir été déçu par l’analyse de plusieurs auteurs. Non pas que leur vision n’était pas éclairante, mais celle-ci se limitait trop souvent à la réception de l’œuvre (parlant davantage de la lecture du roman que de son écriture). Néanmoins, comme je l’ai illustré dans la partie précédente, certaines perspectives qu’ils ont apportées rejoignent ma propre perception de l’art romanesque. Lorsque je prends la plume, c’est dans le but de me questionner sur les énigmes du monde, celles que je ne comprends pas. Pour trouver des réponses, je fais intervenir la fiction comme moyen d’exploration. La plupart du temps, je termine cet approfondissement par davantage de questions que de réponses, mais c’en est que plus satisfaisant. Ainsi, je partage avec le lecteur le fruit de mes cogitations. L’écriture, autant que la lecture du roman, devient alors une sorte de méditation.

Voilà. Grâce au jus d’orange, j’ai pu formuler ce commentaire en dégageant des ressemblances convaincantes entre ce breuvage parfumé et le roman. Murakami et le collectif dirigé par Isabelle Daunais et de François Ricard mettent en lumière certains aspects importants de l’écriture du roman : le besoin de rigueur, la réflexion active du lecteur, l’exploration et la concrétisation du monde ainsi que la recherche d’épiphanie. Ma synthèse a révélé que l’écriture, tout comme la lecture, s’incarnerait alors en une méditation sur le monde. Je tiens maintenant à révéler la seconde raison pour laquelle je n’avais pas envie de me lancer dans cet essai (n’en déplaise à ceux qui attendaient de moi une révélation-choc sur le jus d’orange). En fait, il s’agit d’un problème pratique. Dans ma vision des choses, l’analyse de l’écriture du roman ne se fait pas dans un essai, mais plutôt au front, au moment où la création prend place. Lorsqu’on se lance dans la rédaction d’une fiction, notre cerveau étudie les moyens de rendre des idées et explore les possibilités épiphaniques du monde qu’implique le roman. Je vous quitte donc et retourne à l’écriture de fictions, pour pousser plus loin l’expérience. Car le roman est expérience, par le fait qu’il en crée et en fait vivre.


[heading style= »subheader »]Bibliographie[/heading]

MURAKAMI, Haruki, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, Paris, Belfond (10/18), 2009.

DAUNAIS, Isabelle et François RICARD [dir.], La pratique du roman, Montréal, Boréal, 2012.