« Toi là-haut sur les cimes, tu ne te souviens point,

Ni des mots ni des rimes ayant marqués tes pas?

Dans l’oubli et le doute, attendant le trépas,

Tu t’endors sur la route et ne ressembles à rien. »

-Gregory Gorki,

Chroniques des bas-fonds intempestifs, Acte II, Scène IV.

 

Gregory Gorki, qui avait déjà cogné le maire en pleine poire par simple défi personnel, ne s’en faisait pas trop avec les choses et torturait son chat pour passer le temps. Et il dormait ce matin-là quand l’envie lui prit de se réveiller.

De l’apparence de Gregory Gorki, qui buvait son café noir et très amer, rien à dire, sinon cette courte phrase, qui se termine d’ailleurs à l’instant. À titre de précision, osons pourtant l’hypothèse selon laquelle, beau sans être laid (et vice-versa), Greg – sa famille l’appelait plus simplement Gregory – se confondait sans effort à la masse terrienne environnante en ce que l’extraordinaire banalité de sa physionomie physique ressemblait si peu à quoi que ce soit qu’il en devenait comme à peu près tout le monde – du moins celui que l’on connaisse (et l’on en connaît un paquet). Sitôt malencontreusement bousculé dans la rue, et sitôt faites les brèves excuses de circonstance, parions que vous l’auriez tout de suite oublié – pour peu que vous vous en soyez déjà rappelé.

C’est donc une tête ne ressemblant à rien (mais qui n’avait rien de surprenant) que Gregory avait adoptée en s’ouvrant les yeux. Il faut dire qu’il faisait la même tête depuis des temps immémoriaux et que, quand bien même en aurait-il changé ce matin-là, nous n’aurions pas été présents pour admirer la métamorphose et vous en faire part ici. Bornons-nous donc à décréter que les probabilités nous enjoignent à considérer que Gregory Gorki ressemblait alors exactement à la description exhaustive que nous en avons dressé précédemment.

Plus tard dans la journée, Gregory Gorki ira trop loin. Beaucoup trop loin. Nous raconterons peut-être cette histoire un jour. Pour l’instant, contentons-nous de préciser que le comportement des plus farfelus qu’il adoptera au pique-nique de la famille Becken, en plus de causer trois explosions – qui réduiront littéralement en cendres le Centre Funéraire Joshua B. Iceberg (dont les fours crématoires, de qualité supérieure, faisaient la renommée depuis des générations), une chaîne de restauration rapide (au bord de la faillite, mais quand même) ainsi que le musée d’art contemporain (qui, Dieu soit loué, n’exposait rien d’intéressant à ce moment-là) –, de libérer trois fauves affamés au centre-ville en pleine heure de pointe et de voir le chien de madame Ursula Becken (dite Ursula-tête-de-gras) se faire piétiner la queue par un marcheur inattentif, causera aussi le plus important vol de têtes de poisson jamais répertorié. Mais passons.

Il faut dire aussi qu’à plus de quarante ans (des sources, dont l’absence de crédibilité reste à prouver, pour peu que l’on puisse prouver une absence, prétendent qu’il avait plutôt dépassé les soixante-dix ans), Gregory Gorki n’avait jamais connu l’amour et en avait pour ainsi dire, à la longue, développé une sévère tendinite dans le membre supérieur droit, ce qui expliquait peut-être, du moins en partie, son invariable caractère de cochon.

On se souviendra que Gregory Gorki – qui détestait le citron mais tolérait la lime –, dans ses plus sublimes élans oratoires, se plaisait à répéter, l’auriculaire pointé vers le ciel, pour la énième fois, que le vermouth de marque Cinzano, à condition d’être ingurgité dans une proportion raisonnablement déraisonnable, procure à celui ou celle qui le consomme le double avantage d’être imbibé la veille et d’avoir tout oublié le lendemain. Pour un individu, disons, de sa trempe (c’est-à-dire : dont les comportements les plus imprévisiblement excentriques l’avaient fait bannir d’à peu près tous les lieux fréquentables qu’il lui était possiblement possible de fréquenter – de même que de ceux, par la suite, dits pas si tant pires [sic]), l’amnésie accompagnant la traditionnelle gueule de bois s’avérait un avantage des plus sublimes dont il ne fallait se débarrasser pour rien au monde, pas même un vermouth de marque Cinzano – encore que, cette boisson en particulier lui eut souvent sauvé la mise, à la dernière minute, quand ses souvenirs de la veille, contre toute attente, semblaient vouloir refaire surface.

Ainsi ne se souvenait-il jamais de rien – au même titre d’ailleurs qu’il oubliait toujours tout –, pas même, et c’est là que la chose devient difficile à s’expliquer pour l’homme seul que nous sommes, qu’il répétait soirs après soirs les mêmes inepties concernant l’amnésie des lendemains de vermouth de marque Cinzano, avec sa tête de damné datant de temps immémoriaux.

On déduira donc, sans craindre de trop perdre de notre superbe que, ce matin-là, quand Gregory Gorki, amoureux fou de la limonade (si faite à base de lime), ouvrit les yeux sous sa table de cuisine – achetée des années auparavant par feue sa mère chez ce même brocanteur qui fournirait à Sandra Sardine, des années plus tard, le célébrissime Collier de Crystal ayant fait sa marque de commerce pendant près d’une décennie et avec lequel, comme nous l’apprenait récemment le journal Vie nouvelle, elle fût empaillée, selon ses dernières volontés, après la fusillade de la Place Musac où, en plus de madame Sardine et sa conjointe, Olga Moissa (mieux connue sous le pseudonyme de Max Atiff, identité sous laquelle elle avait connu la gloire à Broadway, avant de vivre une lente et hautement médiatisée agonie artistique, suivant la spectaculaire catastrophe qu’avait été l’avant-première des Chroniques des bas-fonds intempestifs – pièce écrite et mise en scène par nul autre que Gregory Gorki –, qu’un redouté critiqueGary Goulu en l’occurrence, trois fois champion d’échecs interrégional (dont une par disqualification, inutile de le nier), peint par ses pairs comme quelqu’un de particulièrement imprévisible, voire même dangereux si l’on se moquait de son accent, mais affable le reste du temps  – avait décrite comme « […] une pièce faite tout croche qui fait penser aux mauvais devoirs d’un enfant de huit ans, […] pour tout dire, le pire désastre auquel on m’a forcé à assister depuis l’ignoble        Parrain  IV » – rappelons que le quatrième volet de cette colossale galère cinématographique (qui avait déjà remporté neuf oscars et dont on attendait la suite depuis 1990), présenté comme un hommage au Magicien d’Oz de Victor Flemming, n’avait que bien peu rapport aux précédents opus de la famille Corleone, notamment lors des scènes chantées mettant en vedette le regretté Marlon Brando, recréé maladroitement par ordinateur pour l’occasion), l’on avait dénombré quatorze blessés et quatorze morts (coup de bol : c’était les mêmes) –, ses souvenirs de la veille, alors même qu’il ne tentait pas de les éclaircir, demeuraient bien obscurs.

Pardon? Non, Gregory Gorki n’aimait pas le citron.

Récapitulons donc : Gregory Gorki, dramaturge raté dont l’indécrottable solitude avait considérablement abimé le bras droit, étendu sous la table de cuisine, ouvrit des yeux ne ressemblant à rien sur un visage d’une banalité désolante; il ne se rappelait de rien et ne fit pas d’effort pour remédier à la situation. Le reste, c’est de l’histoire.