Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.
Le regard posé par François Ricard, en 1993, sur la production littéraire québécoise est pour le moins cynique. Prenant le point de vue de l’éditeur, il choisit de catégoriser les livres qui «restent dans l’ombre et la virginité de l’inédit ((François Ricard (1993), «L’écriture libérée de la littérature», Études françaises, vol. 29, n° 2, p. 128.)) ». Pour ce faire, il dresse avec ironie un portrait de ce qui s’écrit au Québec, en se basant sur la majorité de la production – ou pour le dire autrement, étant donné que le plus grand nombre des romans reçus par les éditeurs ne sont pas publiés, sur ce qu’on pourrait nommer la majorité silencieuse. On sent derrière sa catégorisation un certain amusement à décrire les traits communs des romans refusés, traits qui ne justifient pas pour autant leur refus – plutôt dû à «la brièveté, la simplicité [ou la langue] molle et crispée ((Ibid., p. 130.)) » de l’écriture; en d’autres mots, à la moindre qualité littéraire des romans. Ainsi, Ricard critique les six types de romans suivants : le roman light (un héros souvent désabusé, perdu entre bars, érotisme et cigarettes), le roman cute (un héros enfantin qui clame moult vérités sur la vie), le roman du vécu (une sorte de réquisitoire en forme de témoignage, qui se veut généralement choquant), le roman typiquement québécois (qui emprunte la langue du peuple et un certain discours nationaliste), le roman-jeunesse (une histoire «le fun» ou ce qu’André Brochu nommait la «littérature niaiseuse», selon Ricard toujours), et, bien sûr, le fameux «roman étudiant».
Qu’est-ce que le «roman étudiant»? Il s’agit, si on s’en tient à la définition que Ricard propose, de la production particulière «issue des cours de création littéraire ((Idem.)) » de premier cycle et des cycles supérieurs dans les universités. Une écriture, donc, «de type expérimental, visiblement fondée sur des prémisses théoriques tout ce qu’il y a de moderne, mais qui, hélas, sont parfois plus solides et évidentes que le texte lui-même ((Idem.)) .» Je ne crois pas me tromper en affirmant que, même si Ricard ne postule pas par là que la création littéraire étudiante est d’ordre absolument théorique, sa catégorie, comme il la définit, laisse croire à une visée unidirectionnelle de la production universitaire. Or, sachons-le, une grande part des textes de création écrits dans un cadre scolaire – qu’il s’agisse de réalisations lors d’ateliers d’écriture, de travaux formatifs ou d’un mémoire et même d’une thèse en création littéraire – ont plus à voir avec le roman light ou cute, ou encore avec d’autres types de romans (policiers, historiques, etc.) qu’avec une quelconque expérimentation théorique ou autoréflexive.
Cette réalité m’amène à préciser, dans le cadre de la présente réflexion, la définition du «roman étudiant», en retenant la proposition de Ricard : ce qu’il nomme «roman étudiant» ne désignerait donc pas tous les romans issus des études littéraires, mais davantage les romans qui interpellent la raison plutôt que la sensibilité – des romans intellectuels fondés non pas sur des affects, mais qui démontrent un engagement esthétique formel qu’on tend à rattacher à l’institution littéraire – et bien sûr écrits dans un contexte universitaire ou prenant racine en ce milieu. Le problème du «roman étudiant» serait, à en croire les propos de Ricard, qu’il ne répond pas précisément aux exigences du milieu de l’édition que lui-même prétend servir – mettant de l’avant son statut d’éditeur chez Boréal. Donc, le «roman étudiant» aurait ce «défaut» de n’être pas tout à fait conforme aux attentes de l’édition québécoise, mais la «qualité» de répondre à d’autres normes, de s’inscrire dans une visée littéraire et réflexive réglée par le contexte dans lequel il est créé, soit l’université, et d’approcher ainsi certaines notions théoriques ou esthétiques complémentaires à la démarche plus intuitive de création. Pourtant, bien qu’il réponde – disons généralement – aux normes de l’institution universitaire, le «roman étudiant» n’en acquiert pas pour autant un statut d’œuvre d’art, car non publié, il cherche toujours sa légitimation; il reste considéré comme un travail universitaire au même titre qu’une dissertation. Pour prétendre au statut d’œuvre d’art – pour exister pleinement – le «roman étudiant» doit sortir des couloirs de l’université et passer le seuil de l’édition, qui semble se placer dans une certaine lutte hiérarchique avec l’institution universitaire, du moins au Québec. C’est cette scission entre les différents milieux que j’observerai, afin d’évaluer la place de la création étudiante dans ce réseau complexe.
Artiste ou intellectuel?
L’usage du «ou» n’a rien d’anodin. Certains observateurs de la culture québécoise, en effet, tendent à considérer la chose ainsi : au Québec, on ne peut être que l’un ou l’autre. Artiste ou intellectuel. C’est-à-dire : il n’est pas fondamentalement impossible d’être à la fois artiste et intellectuel – après tout, l’artiste est intellectuel en ce que son œuvre appelle la connaissance et la compréhension du monde, et l’intellectuel est certainement créateur d’une forme de pensée ou de discours – mais il semble qu’on ne reconnaisse pas l’artiste – d’un point de vue social – pour sa pensée profonde, pour la portée intellectuelle de sa production, mais pour son élan naturel, pour la mise au monde de son œuvre artistique. Et on reconnait encore moins l’intellectuel pour ce qu’il crée, déjà qu’il peine à se faire reconnaître pour ce qu’il pense. Essentiellement, on tend à placer sur deux pôles séparés le créateur et le penseur.
C’est, d’une certaine manière, ce qu’Isabelle Daunais met de l’avant dans son article «Les intellectuels au pays de la création». En référence à une remarque de Victor-Lévy Beaulieu dans un entretien radiophonique, elle constate :
lorsque vient le moment de définir la culture et la vie de l’esprit, seuls les artistes et les «créateurs» nous semblent dignes d’intérêt. Dans la liste pourtant longue de ceux qui pratiquent le «métier de penser», eux seuls retiennent notre attention; tous les autres – philosophes, historiens, scientifiques, chercheurs, penseurs, essayistes – viennent loin derrière, s’ils ne sont pas d’emblée disqualifiés, comme si leurs moyens étaient moins nobles ou leurs intentions moins pures, ou, pour le dire autrement, comme si le fait de ne pas être des artistes faisait toujours plus ou moins peser sur eux le soupçon d’appartenir à l’autre camp ((Isabelle Daunais (2012), «Les intellectuels au pays de la création», L’inconvénient, n° 50 (automne), p. 8.)) .
Daunais explique d’ailleurs cette place dominante de l’artiste dans la vie culturelle québécoise et la marginalité de l’intellectuel. D’une part, l’artiste, «défenseur de l’imagination et de l’intuition, [aurait] sur l’intellectuel l’avantage stratégique de l’immédiateté ((Ibid., p. 10.)) », c’est-à-dire que, pour comprendre ce qu’il nous dit, nul besoin de raisonnement, d’étude ou de méditation profonde. Écouter, accueillir et apprécier sont les mots que Daunais utilise pour montrer que «ce qui compte, c’est le mode de communication, fondé sur une forme d’accès direct à la conscience ((Idem.)) » des lecteurs. D’autre part, elle souligne le côté spontané des artistes, dont on applaudit surtout le talent brut, non contaminé par la tradition, «libérés autant que faire se peut des manières, des formes et des œuvres du passé et de l’étranger ((Ibid., p. 13.)) », ce qui n’est pas le cas des intellectuels, qui «apparaissent d’une incroyable lourdeur, [c]harriant avec eux non seulement des années d’étude, de lecture et de méditation, mais aussi tout le poids de ce qu’ils tirent de la pensée de leurs prédécesseurs, du savoir accumulé et du réel ((Idem.)) .» André Belleau, en 1986, réfère à une opposition semblable lorsqu’il prétend que l’idéologie québécoise, donc le fait social, inciterait plutôt à utiliser des formes où s’inscrivent simplicité et naïveté, tandis que la pratique intellectuelle moderne du discours littéraire tend à questionner les tendances, «à réfléchir sur le langage, jouer et déjouer les codes, bref à abolir la distinction entre création et critique ((André Belleau (1986), «Les écrivains québécois sont-ils des intellectuels?», dans Surprendre les voix, Montréal, Boréal, p. 157.)) ».
Dans cette perspective, on peut certainement rapprocher le «roman étudiant», ou alors l’étudiant créateur, de l’intellectuel, si on pense notamment à l’appellation de plus en plus courante de «recherche-création» qui qualifierait les travaux des étudiants aux cycles supérieurs qui s’adonnent non seulement à l’écriture artistique, mais à une réflexion plus théorique qui vient questionner des enjeux littéraires tels que Belleau en énumérait justement. On tend également à se représenter l’étudiant du côté de l’intellectuel plutôt que de l’artiste, car on imagine bien l’influence que peut avoir sur sa production sa formation littéraire – ce que Daunais présentait comme la tradition littéraire, soit ce qui s’est déjà fait en littérature et présente un intérêt esthétique ou historique. Évidemment, il n’est pas fautif de mettre en lien la création des étudiants et leurs études littéraires : n’est-ce pas ce qu’ils sont venus faire à l’université : s’enrichir? Or, ce que l’article de Ricard amène à questionner, c’est l’idée que cette littérature, qui se veut en quelque sorte savante, ait du mal à franchir ensuite le pas de sa chaumière, à rejoindre la production courante, à s’émanciper dans le milieu culturel. Et lorsqu’elle y parvient, elle s’empresse de s’en excuser, comme s’il y avait là un défaut que d’avoir osé une recherche esthétique, alors que la littérature est censée être un foyer des libertés. À cet effet, je prends l’exemple de Nicolas Dickner, dont le roman Nikolski publié en 2005 est vite devenu une référence en littérature québécoise, tant pour un certain lectorat de masse que pour l’institution universitaire; rare phénomène que de toucher ainsi deux lectorats aux attentes si distinctes. N’empêche, plutôt que de vanter la valeur intellectuelle de son art, pour faire contrepoids à sa simplicité, Dickner se détache de l’université en se flattant d’avoir à tout le moins trouvé le moyen d’amuser les intellectuels en quête de défis littéraires. Dans un entretien portant sur Nikolski, l’auteur raconte :
J’ai fait des études en littérature, je sais comment ça se passe dans le cerveau d’un universitaire. […] [J]’ai désiré écrire une histoire qui puisse à la fois s’adresser à ma tante Georgette et à un chercheur universitaire. Ce que ça impliquait, c’était d’avoir un texte de surface relativement simple, […] mais en même temps, de pouvoir cacher sous cette surface tout un réseau d’indices, de sens cachés, des bilboquets intellectuels pour universitaires ((Sophie Benoit et Jeanne Mathieu-Lessard (2010), «Entretien avec Nicolas Dickner», Chameaux, n° 2 (hiver), p. 126.)) .
Pari réussi pour ce qui est de rejoindre un grand nombre de lecteurs, mais au détriment de la prétention d’une recherche littéraire dont la valeur est assumée. En somme, avec Nicolas Dickner, on ne se trouve pas très loin du Yves Beauchemin des années 1980 à qui on reconnaissait vraisemblablement une recherche intellectuelle, notamment dans son roman Le Matou, mais que l’auteur préférait refuser. Belleau s’exprime ainsi à propos de Beauchemin :
le voilà qui cherche à convaincre tout le monde de sa simplicité et de sa naïveté : à l’entendre, il écrit naturellement et spontanément, sans rien préméditer, pour le peuple, par le peuple, dans le peuple… Pourquoi donc Yves Beauchemin a-t-il assumé si facilement le rôle du «bon sauvage», sorte de case pré-existante dans laquelle il s’est installé sans qu’on le lui demande ((André Belleau, op. cit., p. 156.)) ?
Et donc, à trente ans d’intervalle, faut-il supposer qu’être un artiste veuille dire au Québec, dans bien des cas, éviter d’agir en intellectuel, éviter d’afficher un savoir trop grand… cela pourrait réduire la valeur de l’œuvre.
Légitimité littéraire : l’université et l’édition
Mais la valeur de l’œuvre justement, qui la désigne? Bourdieu souligne le rôle du système d’enseignement, qui
remplit inévitablement une fonction de légitimation culturelle en convertissant en culture légitime […] l’arbitraire culturel qu’une formation sociale pose par son existence même, et, plus précisément, en reproduisant, à travers la délimitation de ce qui mérite d’être transmis et acquis et de ce qui ne le mérite pas, la distinction entre les œuvres légitimes et les œuvres illégitimes ((Pierre Bourdieu (1971), «Le marché des biens symboliques», L’année sociologique, vol. 22, p. 70.)) .
L’université est ainsi, de manière générale, juge de la valeur ultime de la production, en d’autres mots, empruntés à Barthes, la littérature, c’est ce qui s’enseigne. Par ailleurs, il ne faut pas faire fi de la légitimation, au moins ponctuelle, que confèrent des organes tels que les médias, les éditeurs et certains prix à une production généralement plus consensuelle.
De fait, on peut parler d’une légitimation à deux vitesses : les éditeurs, médias, prix littéraires dans un premier temps et l’institution universitaire dans un deuxième – je n’invente rien ici, il s’agit, on le sait, du schéma institutionnel commun. En ce sens, il va sans dire que la légitimité accordée par les premiers peut se conclure – mais pas nécessairement – par une légitimité accordée par la seconde; il n’existe, pour ainsi dire, nulle autarcie dans ce système. Le procès de la valeur – qu’il soit appuyé sur le succès commercial ou sur une reconnaissance symbolique – appartiendrait donc, en première instance, aux organes non universitaires. Ces derniers répondent généralement à l’idéologie culturelle québécoise, qui, comme le souligne Daunais, tend à privilégier l’artiste (le discours spontané, simple et sensible) au détriment de l’intellectuel ou de l’artiste intellectuel (le discours raisonné, complexe et rationnel). D’ailleurs, cette suspicion vis-à-vis du créateur intellectuel a été relevée par Belleau dès 1986, alors qu’il demandait : «Les écrivains (québécois) sont-ils des intellectuels?» Sa réponse : «Oui, mais l’idéologie de leur société leur défend de l’avouer ((André Belleau, op. cit., p. 157.)) ».
À cette importance accordée aux pratiques artistiques s’ajoute une reconnaissance de la logique économique, accordée par ces mêmes organes non universitaires. Pierre Popovic l’a signalé, en 2011, en dénonçant le discours des médias, lieu de quelques exercices d’adoration extatique devant la fulgurance des ventes de divers objets culturels :
[les médias] laissent et font croire que le fait d’avoir vendu énormément est en soi un critère de qualité musicale ou littéraire et qu’il y aurait dans l’énormité des chiffres de vente une manière de vertu : les acheteurs seraient allés spontanément, naturellement vers la musique de X ou les romans de Y. C’est évidemment faux. La demande est créée de toutes pièces et l’émission dans sa forme même fait partie intégrante du processus de fabrication du succès ((Stéphane Baillargeon (2011), «Entrevue avec Pierre Popovic – Portrait de l’asservissement économique», Le Devoir, Culture, 8 juillet, [en ligne]. http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/327017/entrevue-avec-pierre-popovic-portrait-de-l-asservissement-economiste)) .
Popovic indique ici qu’il n’est pas naturel qu’un capital économique puisse mener à un capital symbolique; cette remarque est importante puisqu’elle souligne ce qui oppose les organes de légitimation non universitaire à l’institution universitaire. De fait, l’université doit chercher la Vérité – être «sans condition», nous dit Derrida – et par conséquent rester imperméable, du moins dans ses études esthétiques, à la consommation de l’objet littéraire. Plus encore, l’attache universelle de l’université l’amène à considérer, dans les œuvres littéraires, les enjeux formels et conceptuels, ce qui la pousse à consacrer des œuvres au fort potentiel intellectuel.
Dans tout cet exercice de légitimation, c’est quelque part entre les instances non universitaires et la logique académique que balance le cœur du «roman étudiant». On pourrait dire vaguement qu’il est doté d’un double non-statut : sa recherche «éhontée» d’un certain intellectualisme l’empêche d’obtenir une reconnaissance populaire marquée; le contexte d’écriture et la complexité ou la lourdeur de l’œuvre influencent ainsi, parfois, la réception médiatique, voire la décision éditoriale. Alors, le «roman étudiant» serait reconnu à l’université – organe légitimant ultime. Par des bourses peut-être, par des évaluations également, mais tel un travail, tel un apport à la recherche, bien qu’il soit une création.
Pour être une œuvre littéraire, en effet, le «roman étudiant» doit passer par le tamis de l’édition. Son double non-statut le place dans un paradoxe, qui en fait une sorte de démon (le terme est trop fort, mais tant pis) de la production littéraire québécoise. D’une part, le «roman étudiant» fait concurrence à l’édition, en l’enjambant si on veut – c’est-à-dire qu’il parvient, en dépit de son statut de production non publiée, à acquérir une valeur malgré tout, en tant que travail inscrit dans un organe légitimant – ce qui n’est pas le cas d’un texte écrit dans un cadre personnel et non publié, qui tombera simplement dans l’oubli à défaut de lecteurs et de considération. D’autre part, au cœur de l’université, le «roman étudiant» apparaît comme un loup dans la basse-cour : il est production dans un univers qui se veut et est originairement reconnu pour être juge. Il y a là un fait pour le moins suspect : le créateur côtoie ses juges, s’il ne se fait pas juge lui-même.
Quelques nuances : nouveau paysage éditorial
L’hypothèse du double non-statut du «roman étudiant», je l’admets, est osée. D’une part, pourrait-on me dire au sein de l’université (sans avoir tort, fondamentalement) : pourquoi chercher d’autre reconnaissance? Puisqu’il s’agit d’un travail? Le «roman étudiant» n’est-il pas objet d’expérimentation, lieu d’apprentissage? Qui a peut-être ses fins au cœur de l’université, oui, mais non sans influence sur une production future teintée elle aussi d’une recherche esthétique, sans le contexte académique astreignant. On pourrait me servir ce discours, mais on ne le fera pas, car l’on sait que la publication – qui implique d’être lu – est un but nécessaire, la reconnaissance souhaitée par tout créateur, et par ailleurs exigée par l’institution – si par exemple l’étudiant envisage y revenir par la porte des professeurs. Comme quoi, au fond, même si elles se font concurrence sur le marché des biens symboliques, l’université et l’édition vont de pair.
D’autre part, des éditeurs sauraient me dire (avec raison) que toutes les maisons d’édition n’ont pas comme but premier de répondre à la logique économique ni ne sont soumises à l’idéologie culturelle. De fait, le milieu éditorial québécois (est-ce parce qu’il est gentiment subventionné ou parce qu’il est composé de figures indomptables) n’est pas dépourvu de maisons d’édition audacieuses ou novatrices, qui flirtent avec le risque dans leur catalogue littéraire en proposant des projets arborant quelque expérimentation formelle ou recherche conceptuelle, à priori moins accessibles mais qui parfois peuvent entraîner une réception inattendue. Des maisons toutes jeunes : Le Quartanier, La Peuplade, Marchand de Feuilles, nommez-en. Elles naviguent néanmoins dans un univers où règne la logique marchande; quoiqu’à force de nager à contre-courant, elles parviennent à se constituer un réseau autonome très fort, un réseau fédéré autour de l’institution commerciale, avec ses figures de proue, intellectuelles, et ses lieux de prédilection. Lieux qui ne manquent pourtant pas d’être critiqués pour ces mêmes raisons, comme le fait Pierre Foglia dans La Presse, en dénigrant le «Port de tête, la librairie du Tout-Montréal littéraire, cette librairie d’où sortent les finissants des études littéraires comparées de l’UdM, les aisselles foisonnantes de Slavoj Zizek, Ariel Kyrou, Antonio Negri, Chris Hedges, bien sûr, et Jacques Rancière, forcément ((Pierre Foglia (2012), «Bonheurs», La Presse, Chroniques, 12 octobre, [en ligne].)) », tout en confortant, au passage, son lecteur. L’œuvre que Foglia nous vante comme étant le roman de l’année, soit La fiancée américaine d’Éric Dupont, est un roman écrit par un professeur en traduction littéraire de McGill certes, mais, dit-il, «je peux vous rassurer : son livre n’est pas un roman de prof ((Idem.)) .» Décidément.
Je conclurai en revenant sur le «roman étudiant». Si j’en ai brièvement interrogé la place dans le champ littéraire, observant par la bande la marginalisation du fait intellectuel dans une société qui soulève l’importance de l’artiste, je n’en ai qu’effleuré le contexte d’intégration. De fait, le «roman étudiant» est une pratique qui peut être observée dans certaines universités québécoises justement parce qu’y est présente, depuis les années 1980, la création littéraire. Évidemment, la position de la création littéraire en contexte universitaire est assez établie aujourd’hui, de sorte que, si quelques-uns la questionnent encore, elle jouit néanmoins d’une place justifiée et d’un essor certain : de plus en plus d’étudiants obtiennent un diplôme d’études supérieures grâce à un mémoire ou à une thèse constituée d’un volet en création. Il est intéressant, chemin faisant, de se questionner sur les effets possibles de l’intégration, au fil des ans, de la création dans les universités québécoises : se pourrait-il qu’ait eu lieu ainsi un changement de hiérarchie au niveau des organes légitimant?
De fait, tantôt l’on tendait à concevoir l’édition comme l’organe de légitimation premier, puis l’université comme organe de légitimation ultime – là où on étudie l’œuvre, où on l’analyse et où on lui octroie une valeur littéraire. Désormais, l’université devient aussi un lieu de production – là où naissent certaines œuvres appelées à être ensuite légitimées par l’édition, par la publication; ordre qui contrevient évidemment au modèle Bourdieusien de l’institution littéraire comme organe autonome ou, pour reprendre la formule de Derrida, au caractère inconditionnel de l’université. Cette contradiction pourrait mener à des dérives; alors que l’université a pour mission – utopique certes, mais tout de même – une recherche de la vérité fondamentale, la création littéraire à l’université peut chercher aussi – et à certains moments elle peut chercher uniquement – à générer une œuvre publiable, reconnaissant ainsi, pour finalité de ces études littéraires, une «marchandisation», et pour dernier juge, un éditeur.