Je croyais aborder une vieille dame, mais je me trompais; il s’agissait plutôt de ce célèbre homme d’affaires américain à la coupe de cheveux farfelue. Il portait un pardessus informe et fouillait dans un sac de voyage; comment aurais-je pu le reconnaître? J’ai posé ma main sur son épaule :
— Puis-je vous servir quelque chose à boire, madame?
Il a sorti le nez de son sac et m’a détaillée avec de gros yeux :
— «Madame»? If this were my plane, miss, you’d be fired.
Il parlait fort, avec beaucoup de gravier dans la voix et une main en l’air, en forme de pistolet; un gros doigt pointé vers moi et les autres repliés, prêts à appuyer sur une gâchette invisible qui
Vous faites trop de style. Tenez-vous en aux faits.
Comme vous voulez.
Je lui ai donc répondu :
— I apologize, sir. Would you like anything to drink?
Il a secoué la tête, les lèvres aplaties, les yeux inquisiteurs, et j’ai continué à faire le tour des passagers. Une secousse de l’appareil m’a projetée sur une petite vieille qui m’a lancé une grossièreté. Au poste des hôtesses, Lisa m’a accostée :
— L’homme au A-32, est-ce que ce serait pas
— Oui, c’est lui.
— Qu’est-ce qu’il fait sur un vol commercial? Ce type doit bien posséder son propre appareil.
— Sans doute, oui.
Je l’ai bousculée. Avec Lisa, c’était toujours difficile de garder son calme.
Pourquoi ça?
Parce qu’elle n’a pas de cerveau.
Nous survolions l’Ontario lorsque la nuit est tombée. Lisa et moi avons parcouru les allées plusieurs fois, moi pour m’assurer que les passagers ne manquaient de rien, Lisa pour se dandiner devant l’Américain. Sur l’écran plat, à l’avant, plusieurs noms de villes encerclaient le petit avion. Toronto, Detroit, Chicago, Buffalo.
Vous trouviez-vous alors au-dessus du lac Érié?
Pas encore. Non, c’était des terres que nous survolions.
Et puis nous avons regagné nos sièges. C’était toujours le moment que choisissait Lisa pour enfiler des perles de plastique colorées sur du fil à pêche – elle appelait ça «bijoux de fantaisie» et elle les portait–, et celui que je choisissais pour jouer à Tetris ou pour
Tetris?
Un jeu électronique. Vous savez, des formes géométriques qui tombent et qu’il faut emboîter les unes dans les autres. Juste un truc pour passer le temps. Je ne supporte pas la lecture, en avion.
Je sortais tout juste la console miniature de mon sac à main lorsque j’ai entendu quelqu’un claquer des doigts. J’ai étiré le cou. Le corps incliné dans l’allée, l’homme du A-32 me faisait signe.
Comme je marchais vers lui, une dame a parlé dans son sommeil :
— Ça pique, ça pique, ça pique partout.
Lisa l’aurait probablement grattée quelque part, mais moi j’ai continué vers Monsieur A-32, qui m’a agrippé le bras :
— Who does a man have to sleep with to get a glass of champagne around here?
J’ai pensé «Lisa», mais j’ai dit :
— Of course, sir.
Et bien sûr, au poste, ma collègue m’a mitraillée de questions :
— Il t’a demandé du champagne? Il t’a rien dit d’autre? Il avait l’air fâché?
Après avoir répondu «non» trois fois, je
Pourquoi avoir répondu «non» à la première question? L’homme vous avait bel et bien demandé du champagne.
Vous êtes pointilleux. Vous savez, je n’écoutais jamais vraiment ce que me demandait Lisa; je répondais invariablement par la négative, et à vrai dire, elle ne m’a peut-être posé aucune de ces questions, peut-être voulait-elle savoir de quelle couleur étaient ses yeux, qui occupait le siège à côté de lui, et pourquoi je n’avais pas soulagé la dame aux démangeaisons, mais avec Lisa, vraiment, peu importe.
Au contraire. Tout nous importe. Mais continuez.
Après avoir répondu à Lisa, je suis retournée porter son champagne à Monsieur A-32, et il l’a avalé d’un coup sec.
— Thank you, miss. Miss…
— My name is Lisa.
Pourquoi lui avoir menti?
S’il devait se plaindre de quoi que ce soit, au moins ce serait Lisa qui porterait le blâme.
Vous n’êtes pas très scrupuleuse.
Je peux continuer?
Bien sûr.
L’avion s’agitait un peu, à ce moment-là; je m’en souviens bien parce qu’un homme s’est levé et s’est précipité aux toilettes. Je l’ai entendu régurgiter. Une simple zone de turbulence. Normal.
À présent, parlez-nous du siège A-34.
À côté de l’Américain? Une femme. Vous n’avez pas consulté la liste des passagers?
Ce que nous voulons, c’est que vous nous décriviez cette femme.
Jeune et blonde.
C’est tout?
Avec de très gros seins. Vous êtes difficiles à contenter; que voulez-vous tant savoir?
Vous n’avez rien remarqué d’autre à propos de cette femme?
Non, je ne sais pas. Elle portait un vêtement rouge un peu criard. C’était probablement sa fille, ou sa jeune maîtresse. Elle ne m’a rien demandé de tout le vol, mais chaque fois que l’Américain m’accostait, elle me lançait un regard charbonneux. Lisa m’en a parlé à plusieurs reprises, elle la trouvait belle.
Et après?
Après, après… vous connaissez la suite, non?
Vous devez tout nous raconter. Nous tentons de faire la lumière sur cette histoire.
Soit.
Après, Lisa s’est mise à délirer avec ses histoires de perles de plastique : elle en avait laissé tomber tout un bocal par terre, qu’elle ramassait, mais elle craignait que quelques précieuses gemmes aient roulé sous les sièges des passagers – l’avion tanguait. J’ai essayé de lui expliquer qu’on s’en fichait, mais elle arguait que les voyageurs risquaient de chuter s’ils posaient le pied sur une perle.
Ce qui semble logique, vous ne trouvez pas?
Probablement, mais vous n’avez pas connu Lisa. Pour elle, un drame n’attendait pas l’autre – je vous épargne le récit du vol où elle a mis le feu à ses tresses. Avec le temps, j’ai appris à la dompter.
Alors?
Alors j’ai décrété que le risque que quelqu’un se casse le cou à cause d’une bille en plastique était négligeable et je suis retournée à mon Tetris. C’est là que les ennuis ont commencé. Écoutez, je ne connais pas les détails techniques, je ne peux pas savoir ce qui s’est réellement passé, mais je me souviens que l’avion s’est mis à pencher d’un côté; je veux dire qu’il penchait beaucoup et qu’il ne se redressait pas. Bien sûr, Lisa s’est assise au poste et a pris tous les oreillers qu’elle a pu trouver pour s’en faire une armure, alors que je demandais aux passagers de boucler leur ceinture de sécurité. Monsieur A-32 s’agrippait à son siège et me regardait avec des yeux à la Harrison Ford. Lisa pleurnichait et me donnait des ordres sans queue ni tête. Je me souviens que ses bocaux de perles ont été propulsés et que l’un d’eux a atterri sur les genoux de la jeune blonde du A-34.
Et puis je me suis assise près de Lisa, je me suis attachée. J’ai repris mon Tetris, parce que c’était mon bien le plus précieux. Les petites formes géométriques du jeu continuaient à tomber. Je voyais qu’elles ne s’emboîteraient pas comme il faut.
Ensuite, l’avion a plongé.
Avez-vous des souvenirs de ce moment?
Oui. Toutes les billes de plastiques de Lisa se sont mises à flotter en apesanteur. Dit comme ça, c’est étrange, mais sur le coup, c’était magnifique. Comme dans mon Tetris, lorsque je le mets sur pause. Même Lisa semblait apprécier. Ça paraît idiot, mais c’est tout ce à quoi nous avons pu nous raccrocher pendant la chute. Tout ça est tellement irréel, maintenant que je le raconte. Mais vous ne pouvez pas comprendre. Le sentiment de tomber, la détresse de tomber. Il faut l’avoir vécu.
C’est tout ce que vous vous rappelez?
Oh, et l’Américain a dit quelque chose :
— Well, it’s been a good life, hasn’t it?
Maintenant que j’y repense, c’était d’une cruauté sans nom. La jeune blonde du A-34 pleurait en lui tenant la main. Lui, il souriait.
Et?
Et puis les formes du Tetris ont atteint le bas de l’écran.
Bon. Nous allons tenter d’être clairs. Ce que nous essayons de comprendre, c’est le comment. Comment se fait-il que vous ayez survécu à l’écrasement de cet avion? Comment avez-vous pu flotter pendant des heures en plein milieu du lac Érié? Comment n’avez-vous pas été pulvérisée par l’impact, comme les autres?
Je vous l’ai dit. La dernière chose dont je me souviens, c’est le Tetris. Les formes qui ont heurté le bas de l’écran. Elles ne s’emboîtaient pas parfaitement, mais je n’avais pas le cœur à reprendre la partie. Je pensais que j’allais mourir. Après ça, il n’y a plus rien dans ma mémoire. Que les perles de plastique et les formes géométriques.
Nous sommes désolés de vous l’apprendre, mais bien que nous entendions tout ce que vous nous racontez, votre témoignage présente un problème.
Ah bon? Lequel? Je vous ai dit tout ce que je sais.
Aucune Lisa ne travaillait sur ce vol.
Comment? Mais oui, elle y travaillait, elle y a travaillé du début à la fin, enfin, puisque je vous le dis.
Votre Lisa n’était pourtant pas dans cet avion.
Ça n’a aucun sens; et le truc des perles de plastique? Vous l’oubliez? Ça ne s’invente pas, ce genre de détail.
Faites entrer le témoin.
Un témoin de quoi? De l’écrasement? Un passager? Je croyais que tout le monde avait péri.
Contentez-vous de répondre simplement : reconnaissez-vous cette femme?
Oui! C’est la blonde du A-34.
Mademoiselle, can you identify the young lady sitting in front of us?
— Yes. She was the first-class flight attendant, on the plane.
Do you know her name?
— It’s Lisa. I heard her tell my father.
Êtes-vous la Lisa dont vous nous parlez?
Je ne suis pas Lisa. Je ne sais pas ce que vous manigancez. Et d’abord, pourquoi cette femme ne subit-elle pas le même interrogatoire, puisqu’elle aussi a visiblement survécu?
Cela ne vous regarde pas. Qui êtes-vous?
Je vous l’ai dit. Je ne suis pas Lisa. Lisa est africaine. Elle a des petites tresses plein la tête, et la peau noire, noire. Je ne suis pas Lisa. Vous vous trompez. Elle ment.
Vous dites que Lisa a la peau noire?
Comme la nuit. Presque mauve.
Derrière vous, il y a un miroir.