Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.
Il est des débats qui prennent forme autour d’un usage contradictoire, conflictuel ou simplement confus de certains termes. Sans doute que tous les débats reposent – mais sans repos – sur une embrouille de la signification, sur une mésentente du sens. Prenez les termes «artiste» et «intellectuel». On ne peut pas dire qu’ils soient controversés. On les utilise sans ambages, sans faire de façons, comme s’ils allaient de soi. Précisément : comme si. Car, pour peu qu’on les examine, on y découvre un fouillis de présupposés et de préjugés sociaux, des distinctions spécieuses ou si vagues qu’elles ne distinguent plus rien. Un bref questionnement socratique suffit pour nous jeter dans l’embarras. Diriez-vous qu’un artiste peut être un intellectuel? Certainement, et même parfois un théoricien de l’art. Diriez-vous qu’un intellectuel peut être un artiste? Certainement, voyez l’écrivain; après tout la littérature est un art, n’est-ce pas? Mais est-ce que tout écrivain est pareillement un intellectuel? N’y a-t-il pas une légère différence entre un Bryan Perro et un Robert Musil? Légère, sans doute, enfin, pour le moins. Nous pourrions deviser longtemps ainsi, et cela, même si nous arrêtions au préalable des définitions strictes et faisions valoir des références communes (Sartre, Debray, Chomsky, etc.). Nous pourrions certes identifier de grandes lignes et des phénomènes généraux, mais les innombrables exceptions, les laissés-pour-compte de nos définitions, viendraient tôt ou tard hanter notre réflexion.
Pour éviter cette impasse, remarquez que nous pouvons en sortir, j’approcherai le sujet qui nous occupe, le portrait de l’artiste en intellectuel, par le biais d’une variante, soit l’autoportrait d’un écrivain en écrivain, plus précisément le portrait que Pierre Bergounioux fait de lui-même, en tant qu’écrivain, au fil de son journal. La redondance – écrivain en écrivain – n’est pas seulement un moyen de couper court à une querelle terminologique et surtout idéologique, mais la plus juste formule pour désigner un processus créateur qui, à bien des égards, prend les aspects d’une intellectualisation d’une pratique artistique. Chez Bergounioux, cette intellectualisation, qui va de la description de l’acte d’écrire à la conceptualisation de l’écriture, ne contredit ni ne dénature son art littéraire; au contraire, elle est partie prenante de celui-ci, elle y contribue au même titre que les romans et les récits. À partir de l’observation de trois facettes de cet autoportrait d’écrivain, je donnerai un aperçu de l’intellectualisation d’une pratique littéraire spécifique, en indiquant comment elle se produit dans le texte et ce qu’elle peut produire chez le lecteur.
1re facette: la figure du scripteur
Dans son discours pour la réception du prix Nobel de littérature, Orhan Pamuk confie ceci à son auditoire :
L’écriture m’évoque en premier lieu, non pas les romans, la poésie, la tradition littéraire, mais l’homme qui, enfermé dans une chambre, se replie sur lui-même, seul avec les mots, et jette, ce faisant, les fondations d’un nouveau monde. Cet homme, ou cette femme, peut utiliser une machine à écrire, s’aider d’un ordinateur, ou bien, comme moi, peut passer trente ans à écrire au stylo et sur du papier. En écrivant, il peut fumer, boire du café ou du thé. De temps en temps il peut jeter un coup d’œil dehors […]. Il peut écrire de la poésie, du théâtre ou comme moi des romans. Toutes ces variations sont secondaires par rapport à l’acte essentiel de s’asseoir à une table, et de se plonger en soi-même ((Orhan Pamuk, « La valise de mon papa » dans D’autres couleurs, Paris, Gallimard, 2009, p. 651-652. Marcel Labine évoque aussi, mais de manière interrogative, la figure de l’écrivain-scripteur dans un entretien avec André Lamarre : « Finalement, l’écrivain à sa table de travail m’a toujours fasciné : qu’est-ce que ce type, assis seul et qui s’acharne à construire des équivalents linguistiques du monde? » Voir « Le chiffre de l’émotion » dans Papiers d’épidémie, Montréal, Les Herbes Rouges, 1997, p. 112.)) .
L’écrivain à sa table de travail, en train d’écrire, ou qui s’apprête à le faire, ou qui, en tout cas, désire le faire, c’est la figure du scripteur. Cette figure, qui est aussi un lieu dans le sens de topos, est d’une nature particulière ou, pour reprendre l’analogie picturale, elle n’est pas un trait qui se confond avec les autres. Comme l’indique Pamuk, il s’agit d’une représentation «essentielle» qui donne corps dans le discours à la création littéraire; sans elle, sans cette configuration élémentaire et ce lieu d’origine, la littérature serait une pure abstraction, plus encore, quelque chose d’inanimé – d’inerte. Le romancier turc, mine de rien, nous rappelle que la littérature a une origine organique. Avant le discours (auto)critique, il y a donc cette figure projetée, fantasmée, ou plus délibérément reflétée par l’écrivain, et c’est le cas de Bergounioux, dans le miroir d’encre de son journal.
Au long des 3600 pages qui composent le Carnet de notes de Bergounioux, la figure du scripteur se fait plutôt discrète aux côtés de celles du père – du chef de famille –, de l’enseignant, du lecteur et de bien d’autres qui évoluent loin du bureau et de la table de travail. Rien d’étonnant à cela, puisque nous avons affaire à un journal qui tient majoritairement de la chronique familiale. Cependant, si la part réservée à la chronique littéraire est plus modeste, celle-ci n’est pas pour autant périphérique ou négligeable, comme un récent entretien radiophonique ((Christine Lecerf, Figures libres. Pierre Bergounioux : l’écriture en vacances, une émission diffusée le 5 août 2012 sur les ondes de France Culture.)) pourrait le laisser croire. La figure du scripteur n’est pas une figure comme les autres, pas plus que le bureau est une pièce comme les autres; la chambre d’écriture n’est pas un espace que l’écrivain habite, mais où il se retire et peine; c’est «le monde séparé, tout mental ((Pierre Bergounioux, Carnet de notes. Journal 1980-1990 [ J1 ], Lagrasse, Verdier, 2006, p. 426.)) », dirait Bergounioux. À ce sujet, ce dernier consigne notamment : «Au bureau, mais ça ne va pas bien. L’animal bronche et cherche à esquiver l’obstacle ((Ibid., p. 337.)) »; «À une heure, à la table de travail, tâtonnant dans le vide, m’efforçant de percer la muraille sans y parvenir. Je me réveille un peu plus tard. M’étais endormi, la tempe dans la main, sans même sentir que je m’endormais ((Ibid., p. 344.)) »; «J’ai regagné la table de peine et m’y tiens […]. Me fais l’effet d’être arc-bouté contre une masse écrasante et de pousser à contre-pente ((Ibid., p. 420.)) »; et finalement ceci : «Une hâte sombre me jette à la table de travail […]. Je me porte au degré de contention requis. Me fais l’effet d’une machine à vapeur qui monte en pression, d’un ressort qu’on tend à bloc, d’un treuil auquel on s’arc-boute pour déplacer un très pesant fardeau ((Ibid., p. 698.)) ». L’expression «table de peine», chère à Bergounioux, est un raccourci éloquent pour signifier une relation malaisée et laborieuse à l’écriture; la table, ainsi rebaptisée, désigne la lourde tâche et le travail de résistance de l’homme attablé et qui écrit – qui essaie cahin-caha d’écrire. Seuls quelques rares passages de Carnet de notes témoignent d’un plaisir d’écriture. Ces autoportraits – et il y a en plus d’une centaine – en scripteur, en écrivain à l’ouvrage inscrivent non seulement le corps de l’écrivain dans l’espace, celui du bureau et celui du texte, mais aussi ils décrivent comment il se tient à l’œuvre et expriment, parfois métaphoriquement, les affects et les sensations qui le parcourent. La figure du scripteur, ici et chez d’autres diaristes, saisit et communique les conditions physiques de l’expérience, ou plutôt de l’épreuve scripturale. Cette saisie et cet échange constituent une première étape – ou forme – d’intellectualisation d’une pratique artistique, un effort de l’esprit pour représenter le corps à pied d’œuvre.
2e facette : le métier d’écrire
Du point de vue de la dynamique narrative-discursive du Carnet de notes, la figure du scripteur agit comme un point d’ancrage et de départ – un embrayeur, par elle commence et recommence la chronique littéraire ou encore le journal de l’œuvre en cours. Les expressions fréquentes «au bureau», «à la table de peine» ou «repris la plume» avertissent le lecteur que le diariste délaisse le registre familial et familier pour tenir celui de l’écriture, plus hostile, plus étranger. Chez Bergounioux, ce livre des comptes littéraires est dominé par une description méticuleuse d’un art de faire, en l’occurrence du métier d’écrire. Cette description, ou plutôt cette série de descriptions est composée de plusieurs éléments hétérogènes et complémentaires (parmi eux, ce que D. Maingueneau appelle des « rites génétiques ((Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. 49.)) »). Le registre se lit d’abord comme un horaire de travail et un compte rendu de la production littéraire quotidienne. Bergounioux note l’heure à laquelle il commence à écrire, celle-ci est des plus matinales, et l’heure où il s’interrompt; parfois il pousse le souci du détail jusqu’à calculer le total des heures consenties à la tâche. La même attention est portée au papier noirci, au nombre de pages, au nombre de lignes écrites. Cet extrait de l’entrée du 2 octobre 1985 en est un exemple parmi tant d’autres : «Au bureau dès le réveil avec la froide détermination d’avancer. […] À midi, j’ai couvert une page […] Je reviens encore à la charge et m’enlise, un peu, dans le marais des fins d’après-midi […]. Ultime séance au bureau. Lorsque j’abandonne, à dix heures, j’ai dépassé d’une douzaine de lignes la deuxième page ((Pierre Bergounioux, op. cit. p. 426-427.)) ». Il y a des centaines de passages comme celui-ci dans le Carnet de notes; si on les met bout à bout, on peut observer une discipline rigoureuse, une main de fer qui astreint l’écrivain à sa «table de peine». On peut également y déceler une croissance de la production. En 1985, Bergounioux se démène pour écrire ses deux pages quotidiennes; vers la fin des années quatre-vingt-dix, il lui arrive d’en remplir cinq et il trouve le moyen de s’en plaindre!
Au-delà de ce relevé d’une ascèse d’écriture, la description du métier d’écrire prend également et surtout la forme d’autoportraits de l’écrivain en action. Ceux-ci dépeignent l’écrivain à la tâche, suant sang et eau pour trouver le mot juste, pour trouver la ligne du récit et couvrir la page; ceux-ci témoignent du pas gagné du jour, du progrès quotidien. Bergounioux note : « Je m’avance dans le chapitre deux. […] Je reste et m’acharne à écrire. Effort violent, prolongé, alternance de haltes stuporeuses et d’avancées saccadées ((Ibid., p. 421.)) ». Plus loin, il écrit : «Je reviens au bureau en début d’après-midi et m’efforce de fixer les images d’un Paris nocturne et déserté. Mais les mots me fuient, les images se dérobent, ce qui m’assombrit encore. Je progresse peu à peu, par à-coups brutaux, cherchant le terme exact, le contact de la chose même ((Ibid., p. 430-31.)) ». Si on regarde de plus près ces autoportraits de l’écrivain en action, ceux-là et beaucoup d’autres, on remarque la récurrence de la métaphore spatiale : l’écriture est un cheminement, une marche à tâtons, une pénible avancée. Et si on regarde encore plus près, on devine que cette expression poétique témoigne en fait d’une conception matérialiste de la littérature, c’est celle d’un artisan pour qui les mots sont une matière récalcitrante, pour qui le papier se noircit, pour qui un texte exige rabotage et polissage. Autrement dit, ces autoportraits montrent autre chose qu’un écrivain à l’ouvrage, déjà ils nous entraînent dans l’ordre d’une réflexion sur le métier d’écrire. Maintenant, si on prend du recul et met bout à bout les progrès quotidiens, on voit apparaître une progression d’ensemble, une espèce de récit génétique des œuvres, allant de la première ébauche à la révision finale des épreuves. Si la figure du scripteur inscrit l’écrivain dans l’espace, celui du corps, du bureau et du texte, l’autoportrait de l’écrivain en action, lui, inscrit la pratique scripturaire dans le temps, dans la durée courte de l’ouvrage quotidien et dans la longue durée du «faire œuvre» ou de l’œuvre à faire. Ce procédé constitue une deuxième forme d’intellectualisation, un effort de l’esprit pour représenter le temps de l’œuvre et le temps à l’œuvre.
3e facette : les raisons de l’écriture
Lorsque Pierre Bergounioux commence à tenir son journal en décembre 1980, il est âgé de trente et un ans, n’a pas encore entrepris son œuvre (il entame son premier roman en 1983) et se trouve à un tournant de sa vie. Ce geste inaugural n’a rien d’innocent, et dès la première entrée, le diariste s’explique à ce sujet : «Ce cahier parce que je sens que s’effacent, à peine posées, les touches légères qui confèrent à nos heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement, que des blocs de quatre ou cinq années teintés grossièrement dans la masse ((Ibid., p. 7.)) ». Écrire contre l’effacement, contre l’oubli. Écrire en couleurs, dans le détail, en répétant, s’il le faut, les mêmes motifs, les mêmes données, les mêmes faits. Il faut écrire, car la mémoire défaille et affabule. «Il faut saisir, écrit Bergounioux, dans le flux mêlé des jours, les instants fugaces qui furent événements, asseoir sur un sol plus ferme la conscience de soi, rendre sens et forme à la vie ((Ibid., p. 122.)) ». Le Carnet de notes répond à cet impératif, et puisque l’écriture est l’un des métiers de Bergounioux, celui-ci en rend compte pour en garder trace, pour témoigner à chaud, dans le vif du sujet, de ce qui lui en coûte d’écrire. Car c’est une chose de noter «écrit toute la journée, couvert trois pages»; une autre d’écrire «le vide où j’avance est tel que c’est au prix d’une contention violente, qui me laisse tremblant, agité de tics, que je poserai les premières lignes ((Ibid., p. 259.)) ». On songe à la citation de Céline qui clôt Le Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier : «La pire défaite en tout c’est d’oublier et surtout ce qui vous a fait crever ((Nicolas Bouvier, «Le Poisson-Scorpion» dans Œuvres, Paris, Gallimard (In Quarto), 2004, p. 811.)) ». Les vivants autoportraits de l’écrivain en action inscrivent par touches successives, par répétition et linéarité, l’œuvre – le faire œuvre – dans une durée, mais aussi ils incorporent et transmettent la peine endurée.
La raison d’être du Carnet de notes est solidaire d’une conception de l’écriture empreinte de la pensée de deux grands philosophes, Descartes et Hegel. Bergounioux conçoit l’écriture comme un moyen de connaissance et de compréhension du monde, un instrument rationnel permettant de percer l’opacité de l’univers phénoménal et d’atteindre une intelligibilité – une intelligence des choses et des êtres; ou encore, un mode de recherche – une heuristique – pour revenir sur le passé, pour dégager les significations enfouies dans le souvenir d’instants vécus dans l’ignorance ou dans la confusion. Cette conception n’est jamais aussi clairement exposée dans le journal de Bergounioux; celui-ci la diffuse ici et là au long des années. Elle se construit au fil de passages, comme ceux-ci : «Il m’a fallu entrer dans la trentaine pour reconsidérer cette vie que j’ai eue, au commencement, la seule, et les mystères qui l’encombrent toujours et leur ombre portée sur l’heure présente. Et désirer qu’ils entrent, rétrospectivement dans la lumière de la conscience où je me suis avancé à dix-sept ans. Oui, mais alors il a fallu les questionner, la plume à main, écrire ((Pierre Bergounioux, op. cit., p. 458.)) »; ou encore : «J’ai atteint l’âge où l’on peut tenter de comprendre, de porter dans l’ordre second, distinct, de l’écrit ce qu’on a confusément senti ((Ibid., p. 470.)) ». Bergounioux diariste ne fait pas de théorie littéraire, ne s’attarde pas non plus à formuler une esthétique, comme le fait Cesare Pavese dans Le métier de vivre, puisque son journal n’est pas dédié à de telles élaborations intellectuelles. Toutefois, comme la grande majorité des écrivains diaristes, il témoigne de sa relation à l’écriture et, dans son cas, ces moments mettent en relief la dimension philosophique, la visée cognitive de sa pratique littéraire. Ce regard de l’écrivain porté sur son métier – qui institue un rapport d’intentionnalité -, fait apparaître les bases d’un engagement, de ce qui l’engage à écrire; ici, l’obligation de ne pas oublier et de comprendre ce qui s’est passé. Sans cet engagement, on voit mal comment Bergounioux aurait pu exercer son métier d’écrivain et demeurer rivé à la «table de peine»! Cette réflexion sur les raisons de l’écriture constitue une troisième forme d’intellectualisation, un effort de l’esprit pour représenter le désir du «faire œuvre».
4e facette ou la réflexion d’un lecteur
Il y a des écrivains qui ne disent et ne diront rien du métier d’écrire, de leur engagement à l’écriture. Puis, il y a des écrivains, et leur nombre est grandissant, semble-t-il, qui se prononcent quant aux mobiles et aux motifs de leurs œuvres, n’hésitant pas à faire part publiquement de leur régime d’écriture. «Notre époque, écrit Barthes, en quelques-uns de ses plus grands écrivains pourrait bien se définir par ceci que l’artiste y démonte lui-même les procédés de la création et s’intéresse à eux presqu’autant qu’à son œuvre ((Roland Barthes, « Notes sur André Gide et son journal » dans Œuvres complètes I, Paris, Seuil, 1993, p. 44.)) ». Est-ce que cette activité critique fait d’eux des écrivains plus intellectuels, moins artistiques, que les premiers? Non. Cela fait d’eux simplement des écrivains qui écrivent sur leur pratique littéraire. Voir dans ce témoignage une marque d’intellectualisme, c’est non seulement reconduire des préjugés, souvent issus de la tradition littéraire, mais aussi, et ce qui est plus grave, c’est escamoter la complexité d’un art de faire. Bergounioux affirme que «[s]es notes quotidiennes ne diffèrent pas, dans le principe, de ce [qu’il] a pu écrire ailleurs. [S]es autres livres se rapportent aux lieux, aux jours du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent ((Pierre Bergounioux, Carnet de notes. Journal 2001-2010, Lagrasse, Verdier, 2012, quatrième de couverture.)) ». C’est toujours le même désir de connaissance et de compréhension qui est à l’œuvre, le même engagement à ne pas oublier, la même manière d’être dans l’écriture, le même style. La différence est ailleurs, elle s’insinue entre l’œuvre et le lecteur; c’est le lecteur qui fait ou non la différence entre le témoignage diaristique et le reste de la production littéraire.
Le Carnet de notes n’est pas un journal politisé ou polémique, comme celui de Philippe Sollers ou celui de Witold Gombrowicz par exemple. La vie privée, rendue publique, qu’on y découvre tient de l’intimité familiale. Bergounioux nous laisse entrer dans sa maison, nous présente les siens, ses proches, puis nous invite à passer dans cette pièce, le plus souvent dérobée par l’œuvre ((L’œuvre publiée, roman ou nouvelle, ne dit rien de son lieu de création et des conditions physiques de son élaboration. L’écrit – le monde du texte – éclipse l’écriture. Autrement dit, l’œuvre littéraire dissimule la chambre de l’écrivain, comme le tableau exposé, l’atelier du peintre. Seuls quelques formes de témoignage (journal, correspondance, entretien, etc.) donnent accès à une représentation du lieu et du processus de création. Sans témoignage, on peut toujours, à l’instar de Pamuk, rêver (à) l’écrivain à l’œuvre.)) , qu’est le bureau, ou selon l’expression de Pamuk, la chambre de l’écrivain. Si le lecteur est curieux et patient, s’il s’attarde à l’intérieur, il découvrira un personnage qui ne se trouve nulle part ailleurs, ni dans la cuisine, ni dans les récits, ni même dans les discours publics de l’auteur; il découvrira l’écrivain à l’ouvrage, et ce faisant, il entrera progressivement en contact avec l’imaginaire d’une pratique artistique, plus précisément avec un imaginaire de la création littéraire. Maintenant, si le lecteur est ambitieux et décide de se mêler des affaires de l’écrivain – après tout la porte est ouverte –, il fera l’apprentissage d’une matière inédite, qui ne se résume pas à un savoir génétique sur les œuvres produites; une matière qui informe sur le «faire œuvre» et qui éclaire le processus créateur lui-même. Dans la chambre de l’écrivain, le lecteur observera comment le métier d’écrire prend corps, comment il s’inscrit dans la durée et dans l’ordre du désir. Cet apprentissage ne débouche pas sur une connaissance objective, ni même exemplaire. Le témoignage diaristique de Bergounioux n’a pas cette prétention. Toutefois, et peu importe les intentions de l’écrivain, le Carnet de notes contribue à une réflexion sur la création littéraire. Il permet de penser l’écriture – la pratique scripturaire – au milieu des choses et des êtres, au sein d’un quotidien, en relation avec d’autres arts de faire, d’autres passions. Est-ce que cela signifie que Pierre Bergounioux est un intellectuel? Non. Cela signifie que ce lecteur ambitieux pense à l’écriture et qu’il va par le monde poussant sa charrette pleine de questions. Voulez-vous dire qu’il n’aime pas les réponses? Exactement, il préfère les questions.