Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Portrait de l’artiste en intellectuel: enjeux, dangers, questionnements », qui a eu lieu les 26 et 27 octobre 2012, à l’Université Laval.
Une intuition que je voudrais bien m’expliquer : celle qui ferait de la littérature, de la poésie, un enseignement. Il ne s’agit pas ici de l’enseignement de la littérature, mais de la littérature conçue comme une forme particulière d’enseignement. Il me semble parfois qu’au-delà de toutes les fonctions possibles et impossibles de la littérature dans la grande écologie culturelle, enseigner fut son activité première et constante, jusque dans son déni, jusqu’à incarner de nos jours ce qui la détourne de son jeu propre.
Si je dois me l’expliquer, c’est que, même si je la sens juste, cette idée m’est suspecte. Car le message qu’une œuvre pourrait porter la diminue en tant qu’œuvre, l’humilie, n’est-ce pas, depuis que la littérature est devenue la littérature que l’on sait quant aux discours, mais aussi aux lieux, à l’auteur, à l’histoire, au langage usuel, qu’elle inclut mais transcende, liée au monde et aux visions, mais absolue à la lettre, dans sa création propre, dans son expérience, dans son ironie. Qu’un livre de littérature puisse être conçu comme enseignement et du coup il se dédouble d’une thèse, comme s’il n’habitait plus son corps. Le voilà soumis à renoncer à sa question, à répondre. Un absolu trop dépendant.
Le paradoxe est qu’ainsi, absolutisée comme le démontre Jacques Rancière dans La parole muette, la littérature n’occupe-t-elle pas justement la place du maître ? Prenez une classe autour d’un livre. Il est sous-entendu alors que le livre aura le dernier mot ; sa neutralité fait loi. Égaux devant lui, et même, de son côté, l’auteur. Il ne nous sert que dans la mesure où nous le servons. Le professeur en disciple et, si l’on veut, l’étudiant en apprenti-disciple. Leçon implicite d’aujourd’hui : « La littérature est un don qui ne se donne pas ; elle est un don parce qu’elle ne se donne pas ; c’est un Autre. » Et voici l’œuvre en hérault de silence, pleines de mots et, en même temps, sans mots pour, intransitive. Ce qu’elle peut enseigner alors, si elle enseigne, se limite à une forme d’attention détachée : lire. Mais n’allons pas plus loin. Il suffira de montrer à l’œuvre ce qu’elle est.
La révélation du littéraire en enseignement, c’est-à-dire en signes qui ont aussi lieu en « soi », nous forment et nous déforment, est semi-consciente, tout comme elle est déniée (jetée avec le « vécu » vulgaire) dans nos écrits sur la littérature, non-scientifiques ou scientifiques. Pourtant, pourquoi semble-t-il parfois qu’à mots couverts, nos analyses rétives à toute interposition subjective ne recherchent que cela : dégager une ou des manières d’être, ou comportements écrits, les confronter, s’y enligner… Vous pourriez donc étudier la littérature pendant une vie, et vivre d’elle, en ne prêtant qu’une attention oblique à cette impression de plus en plus forte avec le temps que les points que vous marquez sur le mur un peu au hasard, une fois reliés, comme dans la nouvelle de Borges, dessinent en fait une constellation, un visage, le vôtre. D’ailleurs, quand j’y repense, mes premiers mots lus comme des mots, ceux qui m’aiguillonnèrent en ces terres inconnues, une ligne de L’amour la poésie d’Éluard, me tendaient la clef depuis le début : « Il fallait bien qu’un visage réponde à tous les noms du monde. ((Paul Éluard, Capitale de la douleur, suivi de L’amour la poésie, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1987, p. 176.)) » Pourquoi, en aval et en amont du livre ouvert, un visage ? Parce qu’il le fallait bien…
La littérature est-elle au-delà ? Elle devient littérature par une sortie : je la conçois, elle est de moi, et pourtant elle me met en ignorance, m’excède ; un monde. Et comme un monde, elle s’impose à moi et aussi peu que possible, en bon lecteur, en bon scribe, moi à elle. J’en dispose. Humilité de la pensée : elle se retire, elle y est bien obligée, mais c’est aussi son rôle de se retirer, d’être celle qui ne s’éprend pas, qui saisit plutôt. D’accord, mais comme le demande un grand absolutiste de la poésie s’il en est, Heidegger : « Peut-on parler sur un poème ? » Ce qui voudrait dire : « Légiférer sur ce qu’il est (…) depuis en haut, et partant depuis l’extérieur ((Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 241.)) ». Heidegger demande : « De quel droit, à partir de quelle connaissance cela pourrait-il avoir lieu ? ((Ibid., p. 241.)) » Est-ce donc que je suis dedans, que le poème me contient ? Ne m’autorise-t-il pas seulement à parler de lui, depuis lui. Dans son exigence de retrait, et pour saisir dans son intégralité ce qu’un poème fait, son œuvre, l’interprétation devra alors envisager de s’inclure dans l’équation, de voir comment le poème arrive à elle, en quoi lui-même est saisissement. Le poème, poursuit Heidegger, « vient toujours à nous sur le mode du partage, en ce sens qu’il nous dicte à nous-mêmes le partage dans lequel nous nous tenons. ((Ibid., p. 242.)) » La question décisive est de savoir si je consentirai à figurer dans cette relation, à endosser la matière du poème, car notre échange, lui, a lieu « que nous le sachions ou non, que nous soyons prêts ou non d’en prendre notre parti. ((Ibid., p. 242.)) »
Notons le glissement : en approchant la littérature comme un enseignement, nous voici en train de parler de poésie. La poésie serait-elle un absolu plus absorbant, un meilleur maître ? Le silence du poème est-il plus grand ?
Quiconque étudie un peu la poésie sera parfois tenté de croire que son effort de pensée est une spéculation inutile. Il s’en trouvera toujours un pour lever la main : « Pourquoi faire ? » Vanité de l’effort, velléités explicatives, comme si le meilleur moyen d’aborder un poème était de le laisser être en silence, dans un pur état de reconnaissance, comme la musique. Un bon poème incline à l’acceptance : cela est, point. En rompant le silence, ne risquons-nous pas de perdre le poème qui s’y tenait, de fabriquer de l’insensé avec du sens ?
Ainsi, quelque chose dans notre appréhension de la poésie fait qu’à son contact, la pensée est au bord d’abandonner, de s’abolir dans ce qui serait un chemin de connaissance plus adéquat : une présence. Le fantasme est mallarméen : que la littérature ait son principe, sa fin, dans la poésie et la poésie, dans la musique, c’est-à-dire dans un langage dégagé du souci de représentation et des mots monnayeurs qui la supportent, au sein duquel les images et la prose du monde s’évanouiraient en révélant leur fond spirituel, transposés en rythme, en expression libre. Si la pensée appliquée au poème comporte le risque superflu de nous éloigner du poème, c’est que celui-ci est rêvé, écrit Rancière, comme « un milieu d’idéalité où l’âme parle à l’âme le langage de l’âme ((Jacques Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2011, p. 133.)) ». C’est pourquoi beaucoup sont portés à croire que la poésie seule (sinon le silence, sinon la musique…) peut répondre à un poème, comme si le rapport du poème à la pensée le contredisait en son principe. Dans ce contexte, le pauvre intellectuel est un peu devant la poésie comme la pensée devant l’être. Et si je pense, je suis dissocié, je ne suis pas présent, je ne suis pas, non ?
C’est pourquoi nous aimons tant les haïkus. On peut discourir sur la fabrique de son évidence, mais il faudra d’abord accepter d’en sortir, peut-être de l’appauvrir par supplément de sens. Mais faire silence autour d’un haïku mène-t-il seulement à un plus grand silence ? Si un haïku devait dégager ou provoquer une pensée, pourquoi ne serait-elle pas son épanouissement ? Autrement dit, pourquoi le rôle d’un poème ne serait-il pas de créer les conditions de vie d’une pensée ? Pourquoi son activité ne serait-elle pas justement de générer cela qui rend la pensée possible, cela où la pensée se dépense et se repense ?
La question nous ramène à Heidegger. Que trouve-t-il, ou retrouve-t-il, chez ses poètes préférés, Hölderlin et Rilke ? Un espace où l’être et la pensée ne sont pas dissociés. C’est cela aussi qui le sollicite autant chez les présocratiques : entrer dans le sens premier d’un mot, le logos, avant que celui-ci ne soit réduit par la philosophie occidentale à une logique telle que nous l’entendons aujourd’hui. Il fut un temps en effet où la pensée à son principe, la logique, désignait aussi l’être en œuvre. Précisons : le terme était identifié à la fois à une recollection, au fait de colliger, comme la lecture, et à la permanence de ce rassemblement. Le mot pour dire le rapport d’une chose à une autre désignait aussi la matrice de ces rapports : la collaboration à l’œuvre dans le jeu des antagonismes. C’est ainsi que cette vieille opposition, penser et être, est la version moderne d’une alliance oubliée. Selon Heidegger, toute pensée, dans son écart, dans l’altération qui s’opère en elle, dans sa possible médisance, demeure dans l’obédience de l’être. Elle assume un risque, le risque du détournement de fonds, mais sans ce risque l’être ne serait pas en jeu. Comme tout un chacun, la pensée joue le jeu de l’être en le misant dans le monde.
C’est donc simple : la pensée est ce qui tire, du poème, des possibles. Si, comme je le crois, un poème est une forme de vie, un moment de conscience éclaté dans ce mouvement de complexification infinie que nous nommons le monde – et qui est finalement son infrastructure – alors lui-même est un phénomène fait pour donner à vivre, pour se démultiplier. Ne serait-il pas un fécondé qui féconde à son tour ? À travers lui comme à travers moi qui le lit, le monde prend une fois de plus conscience de lui-même, se contemple dans une nouvelle forme, une nouvelle image. Et ce produit, ce processus, je n’ai pas de meilleur mot pour le décrire que celui-ci : un enseignement. Il est un enseignement à la fois comme poème et comme pensée du poème, et un meilleur mot au sens où il confond le poème, sa pensée et sa lecture dans une même actualisation du sens. Il est enseignement d’abord en tant que simple (et complexe !) mise en signes, un ensignement, la formation d’un nouvel agencement à la fois unique et sériel comme un flocon de neige, mais aussi dans le sens étymologique d’une indication, d’une assignation : un enseignement à partir duquel d’autres enseignements sont possibles. Car, comme toute forme de vie, un poème a ce qu’on appelle en physique des « propriétés émergentes ». Il crée en son sein les conditions de son propre dépassement. Il parvient à engendrer, à partir du même, des autres. « The teacher, écrit Elbert Hubbard, is one who makes two ideas grow where only one grew before. ((Elbert Hubbard, The Philosophy of Elbert Hubbard, Whitefish, Kessinger Publishing, 1998, p. 81.)) »
Alors, que fait le poème ? Il génère de la potentialité, de la latence. Il est en attente de son propre dédoublement dans un lecteur. Il attend qu’un visage accomplisse la conversion de la mise en signes en enseignement, ou, comme le dit Mallarmé, en emblème. Il suffira de montrer à l’œuvre ce qu’elle est, oui. Mais « ce qu’elle est » grandit par le milieu, du lecteur à l’œuvre et de l’œuvre au lecteur, si bien qu’on est amené à croire que le lecteur, en recréant l’œuvre, devient son œuvre à elle, devient l’œuvre de sa propre lecture.
Le poème, la littérature, ne cesse de désigner le monde et de répéter à son lecteur : « C’est à toi ; c’est à toi ; cela aussi est à toi. » C’est une responsabilité : le possible retour à soi qui s’orchestre en elle n’est pas une appropriation narcissique, mais une intériorisation qui se fait par en dehors, un empaysagement, un empersonnagement qui n’a pas de fin.