Anecdote inquiétante # 1

Encore, pense Marcus en s’approchant de la maison, encore la moustiquaire trouée par Iode la mercenaire, qui doit râteler avec ses griffes le potager de maman, papa va fulminer, il va me menacer à grands éclats de phrases verbeuses de rendre Iode à la rue, car c’est à ce monde d’asphalte et de lignes jaunes que la chatte appartient au fond, maman devra recommencer ses plants, ça demande du temps, ce qui est une denrée rare, tu le sais, nous le répétons sans cesse, pourquoi n’as-tu pas fermé la porte-fenêtre, Marcus? Ce scénario fond sur sa langue, un goût amer se répand dans sa bouche alors qu’il examine l’ouverture dans le grillage et se surprend à analyser la direction des mailles de fer, comme s’il espérait qu’étrangement, cette fois-ci, quelqu’un ait tenté de percer un trou de l’extérieur, pour entrer, pour voler, c’est fréquent dans le voisinage et ça a lieu à toute heure du jour ou de la nuit, plutôt que de l’intérieur, ce qui incrimine assurément Iode puisqu’elle erre dans la maison aux heures où le juge Samson, son épouse vétérinaire-végétarienne, le fils Marcus et sa sœur Chloé vaquent à leurs occupations habituelles : le travail, le travail, l’école, et l’école buissonnière.

 

Puis Marcus traverse la cour, sort sa clé, déverrouille la serrure. Il entre dans la demeure le premier, toujours le premier, tellement le premier que parfois même cela donne l’impression qu’il habite seul dans cette grande maison de silence, il dépose son sac et appelle Iode la mercenaire, mais rien. Il s’approche de la porte-fenêtre, replace le grillage déchiré, hésite. Ne veut pas empêcher la chatte de rentrer si ça lui prend, mais ça ne lui prend pas, et Marcus extirpe un billet de dix dollars de sa poche, car c’est ainsi avec Iode, le froissement de l’argent la ramène toujours à bon port, alors il le chiffonne, mais cette fois elle ne revient pas. Elle doit s’accoupler avec le matou de Noëlange, pense Marcus, un jour elle nous rapportera une portée de chatons bien empilés dans son bas-ventre et ce sera la fin, papa la saisira par le collet, la jettera dans le foyer, on observera en famille les flammes lécher son pelage et tout à coup des petites boules de chair rose sortiront par centaines de son abdomen, miaulant à l’aide à mesure qu’elles s’enfonceront dans la mort, comme tous ces enfants noyés dans l’immensité de nos rivières.

 

Marcus replace le billet dans sa poche, s’assoit sur le sofa et enfonce son visage dans ses mains. Il se met à sangloter. Pas pour la chatte, non ce serait absurde. De toute façon, si le juge Samson en vient à retourner Iode à ses poubelles, Marcus prendra soin de la confier à la petite Laïla, qui passe tout son temps à ventiler sa robe en dansant dans la rue, entourée d’une demi-douzaine de chats gris que la famille nourrit comme s’il s’agissait de bétail à engraisser pour l’abattoir. Non, ce n’est pas pour la chatte qu’il pleure, bien que de toute évidence elle trotte dans ses pensées, miaule au fond de sa tête. Car avouons-le, Iode ne représente pas pour Marcus qu’un simple animal de compagnie qu’il caresse pour passer le temps, mais également et surtout un acte de rébellion, contre son père le juge Samson, convaincu que dans ce monde chaque geste a une portée nocive, contre sa mère Granola, dévouée envers son époux même si elle aime les animaux, mais seulement ceux des autres. Iode, c’est sa façon de tester la ligne de faille de ses parents, de repousser leurs limites, sa technique de chimiste en herbe pour répandre un gaz irritant dans l’air, faire monter la tension, jusqu’à ce qu’ils craquent. Devant eux, Marcus ne l’appelle pas Iode, ça entraînerait des réactions; le juge Samson, toujours un sourcil relevé, se poserait des questions; connaissant les propriétés de cet élément chimique rare, il jouerait à l’injurié. Son fils alors ne pourrait plus cacher sa révolte derrière la pauvre Iode, ou publiquement La mercenaire, en l’honneur de cet argent pour lequel toute la maisonnée travaille si fort. Excepté Marcus, on l’aura compris.

 

Non, il ne sanglote pas pour sa chatte, bien qu’il éprouve une réelle affection pour cette petite pelote de poils qui normalement l’empêche de sombrer dans la solitude, quand elle n’est pas partie à l’aventure dans le potager ou sur les monticules de sable qu’ont érigés quelques travailleurs de chantier près de la clôture du cul-de-sac. Marcus ne pleure pas pour Iode et pourtant il ne peut s’empêcher de répéter son nom, de le murmurer puis peu à peu de le crier, de le crier si fort, si fort et si souvent, si souvent et si vite que les syllabes en viennent à se confondre, que des lettres intruses éclosent entre les mots, qu’un nouveau nom se substitue à l’ancien, de sorte que n’importe quel voisin qui passerait sur l’avenue à ce moment-là s’inquiéterait d’entendre à travers la moustiquaire un jeune homme se traiter inlassablement d’Idiot.

 

Il se lève, s’avance de nouveau vers la porte-fenêtre et, porté par une rage immense, assène un coup de pied féroce au grillage de métal qui se déchire sur toute sa largeur; pousse aussitôt un grognement de pure satisfaction, mais passagère, brève, très brève, qu’une seconde de soulagement avant que le malaise ne le rattrape et qu’il se remette à pleurnicher comme ce n’est pas permis. Encore heureux qu’il capte, entre deux larmes, l’éclat rougeoyant des phares de la Mercedes de son père le juge Samson, qui se gare dans l’allée en faisant crisser les pneus pour attirer l’attention d’on ne sait trop qui ou par impudence peut-être, difficile à dire, le juge Samson est un homme impossible à saisir. Son épouse vétérinaire-végétarienne-prétentieuse-et-docile ouvre la porte du passager, sort de la voiture en faisant un accroc dans ses bas-nylons à motifs égyptiens. Le problème ne la quitte plus. Elle emprunte une démarche de pingouin nordique en traversant la cour, le corps vouté, se pinçant l’entrejambe à deux doigts pour éviter que la maille ne s’élargisse, ne sillonne le long de sa cuisse, comme une cicatrice de putain. Pour éviter que la faille ne s’accroisse, Marcus cesse de pleurer, se précipite hors du salon, court jusqu’à sa chambre dans laquelle il s’enferme. Pas question d’en ressortir; il n’a pas soupé tant pis, n’aura qu’à apprivoiser la faim. Il perçoit la colère de son père dehors à travers les murs de la maison ou alors les murs de sa tête.

 

Le juge Samson explose devant la porte-fenêtre, explose sur le terrain devant la demeure, explose devant le couple Lourdeau qui prend sa marche quotidienne et fait semblant de rien. Le juge Samson jargonne, impose sa sentencieuse posture, les bras courbés en corne d’abondance, les genoux pliés son pantalon sur le point de fendre. La mère Granola d’une main lui fait signe de se taire, de l’autre farfouille sous sa jupe. Le juge Samson tempête. Le couple Lourdeau presse le pas. L’épouse végétarienne-vétérinaire-prétentieuse-docile-et-honteuse clopine jusqu’à la porte d’entrée puis se retire à l’abri des regards dans le hall de la maison silencieuse. Le juge Samson laisse des empreintes dans la pelouse, la fureur de ses pas. Il poursuit son spectacle à l’intérieur. « Je n’y crois pas. Où est Marcus? Je n’y crois pas », clame sa grosse voix d’austérité, tandis que l’épouse Granola soulève sa jupe et fait glisser avec une infinie précaution ses bas-nylons troués le long de ses cuisses, de ses mollets osseux. Enlever à un bouleau malade une couche de son écorce, c’est un peu la même chose. La même image sordide.

 

« Où est Marcus? Marcus! Où caches-tu ton chat de gouttière, je vais lui entailler le ventre, et l’offrir aux vidanges, Marcus tu as vu la pagaille, c’est tout à refaire maintenant la moustiquaire, je te l’avais dit, quel saccage et qu’est-ce que c’était cette fois, un raton laveur, un ours, on dirait que ta crapule s’est propulsée dans le grillage, tu y es pour quelque chose Marcus, Marcus, ça ne se passera pas comme ça, si elle a ravagé le potager de ta mère, je l’éventre Marcus, Marcus, où est Marcus? », reprend le juge Samson. L’épouse Granola hausse les épaules en même temps qu’elle enduit la maille de ses bas-nylons d’un trait de vernis à ongles translucide pour éviter que la fissure ne prenne de l’expansion. « Marcus, ne joue pas avec moi, je t’avais averti, ta mercenaire je vais lui tordre le cou, Marcus tu vas payer de ta poche cette moustiquaire et puis tous les légumes, tu vas te mettre à genoux, recommencer le potager de ta mère, te salir les mains, et je vais étriper ton chat, Marcus, tu m’entends, je veux que tu m’entendes Marcus. »

 

L’épouse Granola emprunte le long couloir et va étendre ses bas-nylons sur un support de la salle d’eau; au bout du corridor, la porte fermée de la chambre de Marcus. Elle tente de tourner la poignée. « Il est ici », dit-elle à son époux. « Marcus, sors de là, ton père te parle, c’est compris? » Sa tâche accomplie dans cette affaire, elle retourne à la salle d’eau pour vérifier l’adhérence du vernis à ongles, pour s’assurer que les deux pattes de ses bas-nylons ne soient pas soudées l’une à l’autre, son vêtement inutilisable, même si porter deux fois le même collant, bien qu’il soit impeccable, n’est pas pour autant admissible. « Marcus, tu as vu le trou béant dans la moustiquaire, Marcus, ce n’est pas l’œuvre d’un chat, j’en suis sûr, et ne me raconte pas tes histoires de voleurs, Marcus, qu’as-tu fait à la porte-fenêtre et où se trouve ta crapule, nom de… » L’épouse Granola retourne dans la cuisine, ouvre la porte du réfrigérateur, en ressort une pomme de salade et se met à la râper comme un bloc de fromage en sifflotant un air de toupie tournoyante. Le juge encore : « Marcus, tu vas ouvrir cette porte maintenant où je défonce, et je n’épargnerai ni ta mercenaire ni toi. »

 

« Où est Chloé? », demande l’épouse vétérinaire-végétarienne-prétentieuse-docile-et-indifférente-à-tout-ça. « Je n’en sais rien », répond le juge Samson en s’agenouillant devant la porte-fenêtre avec comme outil sa mallette de jurons. « Tu as vu, ils ont charrié des poches de sable près de la clôture, ils commencent le travail », dit son épouse en terminant de distribuer sa laitue effilochée dans les quatre assiettes. Le père de Marcus se relève. « Ils ont du culot, je sais, mais qu’ils osent retirer cette clôture et ils entendront parler de moi! » L’épouse saupoudre les assiettes de poignées de noix. « Tu devrais contacter la ville, crois-tu que tu devrais? » Le juge Samson enfonce son poing dans la chair du sofa. « Oui, je vais appeler le maire; ils rient de nous, je le sermonnerai, je déteste qu’on rie de nous, ils auront affaire à moi! » L’épouse délaisse ses assiettes et retourne évaluer l’efficacité du vernis sur ses bas-nylons à jeter. « Ils ne riront pas de nous. Ha ha! S’ils enlèvent cette clôture, ils vont devoir la remettre dans l’heure! Ha ha! Ce ne sera pas beau, ce ne sera pas beau, crois-moi! » La mère de Marcus revient à ses assiettes et dispose dans chacune d’elles quelques framboises et autres baies. « Ton fils ne sort pas de sa chambre, que vas-tu faire? » Le juge Samson grogne entre ses dents : « Je vais tuer son chat. »

 

La fille des parents Samson entre dans la maison sans avertir. Elle pianote sur les marches, sur le parquet avec ses talons à aiguille, jette mollement sa veste sur le sol. « Où étais-tu? », demande son père le juge Samson, qui reluque du même coup la porte éternellement fermée de la chambre de son fils. « À l’école », affirme Chloé en reniflant la salade de sa mère. Le juge Samson enfonce son poing dans la chair du sofa. « Impossible! Tu as vu l’heure, tu vas nous dire où tu traînais, ça suffit les secrets les retards les intrigues, je veux la vérité, la vérité un point c’est tout! » L’épouse Granola dépose les assiettes sur la table.

 

Le juge Samson s’assoit en premier, toujours le maître en premier, c’est une habitude qu’ils ont prise et personne n’a jamais tenté de déroger à cette règle et nul ne sait pourquoi. « Chloé, j’ordonne, Chloé j’exige des explications, ou je coupe sur le champ les aiguilles de tes souliers et tu marcheras comme une sirène sans pieds, où étais-tu? » La fille Samson s’assoit à table, la mère aussi. « Chloé, as-tu vu la chatte de ton frère? », demande l’épouse Granola en se taillant le doigt avec la lame de son couteau, oui, elle aime les feuilles de salade très finement coupées. Du sang s’agglomère au bout de son index. « Non, mais ils ont laissé des sacs de sable au fond du cul-de-sac. » Le juge Samson enfonce son poing dans la table, les verres tremblent, les fourchettes tintent. « Ils entendront parler de moi! », vocifère-t-il. « Marcus! », crie l’épouse vétérinaire-végétarienne-prétentieuse-docile-et-impatiente.