Ce texte a été écrit dans le cadre du colloque « Une complémentarité à définir : le rapport du créateur à son récepteur », qui a eu lieu le 8 mai 2012, lors du 80ème Congrès de l’ACFAS, à Montréal.
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ŒUVRE
Dans le cadre de cette réflexion, je vais d’abord parler de la position particulière dans laquelle se trouve le créateur au cinéma en ce qui a trait à la réception de son œuvre au moment du processus de création. En effet, que ce soit le scénariste ou le scénariste-réalisateur, celui-ci voit son œuvre constamment reçue, analysée et remise en question dès les premières étapes de sa gestation, et ce jusqu’à ce que l’œuvre soit projetée sur les écrans. Pour les besoins de ma démonstration, j’illustrerai en second lieu mon propos au moyen d’un cas-type, soit un film que j’ai écrit et réalisé qui porte sur la vie et l’œuvre du peintre canadien d’origine suisse René Richard.
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Écrire pour le cinéma et voir son œuvre portée à l’écran relève d’un parcours de combattant. Contrairement à d’autres arts comme la peinture, la musique ou la littérature, l’aventure de la réalisation d’un film, qu’il soit de fiction ou documentaire, commence par l’écriture d’un scénario, considéré en quelque sorte comme l’embryon de l’œuvre et sur lequel on décidera de «miser» ou non afin que cette œuvre voie le jour.
En effet, le scénario sert essentiellement à donner une idée de l’œuvre à venir, du film, en termes d’histoire et de coûts de production, car le cinéma coûte cher, voire très cher. Recréer un monde fictif avec des objets réels n’est pas donné au premier venu, même s’il a du talent ou est chevronné.
Dès les débuts du cinéma, que ce soit en Amérique ou en Europe, chiffrer les coûts de production et trouver les fonds nécessaires pour tourner a toujours constitué le nerf de la guerre de la production cinématographique. Aussi a-t-on très tôt instauré un protocole d’évaluation des scénarios, notamment en engageant des lecteurs issus du milieu cinématographique, comme des pairs scénaristes, producteurs, réalisateurs; ou alors s’y apparentant, comme des écrivains, des metteurs en scène, des comédiens, des critiques ou des professeurs de cinéma.
Le scénariste ou le scénariste-réalisateur voit donc son embryon d’œuvre subir un premier test de réception, captée par l’inconscient de ces lecteurs choisis par les bailleurs de fonds, que ce soit les producteurs qui organisent des séances de lecture avec lecteurs ((Voir à ce sujet Esther Pelletier (1999), « Création et adaptation » dans Esther Pelletier et Andrée Mercier [dir.], L’adaptation dans tous ses états, Québec, Éditions Nota Bene, (Les Cahiers du CRELIQ), p. 139-153.)), le scénariste et/ou le réalisateur, ou alors des institutions et des télédiffuseurs qui font faire des rapports de lecture. Ces lecteurs décortiquent et mastiquent cet embryon avant de le régurgiter sur papier pour l’offrir à l’auteur, lui prédisant ou non une œuvre viable. Plusieurs œuvres en gestation meurent ainsi après avoir été triturées.
Mais si l’auteur, appuyé de ses producteurs, est tenace et persiste, il pourra adopter plusieurs stratégies pour arriver à ses fins :
1e cas de figure :
Apporter des modifications au scénario initial en tenant compte des commentaires des lecteurs tout en appuyant certaines de leurs considérations;
2e cas de figure :
Tenir son bout et ne céder en rien en essayant de trouver de l’argent à plusieurs sources de financement, dépendamment du sujet;
3e cas de figure :
Apporter des modifications au scénario initial pour répondre aux désidérata des bailleurs de fonds, quitte à tourner plutôt ce qui était prévu au départ.
Mais cette posture est de plus en plus difficile à tenir car plusieurs visionnements ont lieu en cours de production du film, avant que les investisseurs versent les différentes tranches du financement prévues au devis pour achever l’œuvre finale. Nous ne sommes plus dans les années 70, où l’on donnait souvent presque carte blanche à des créateurs comme Gilles Carle ou Jean-Pierre Lefebvre.
Enfin, il reste un dernier cas de figure.
4e cas de figure :
Faute d’obtenir l’entièreté du financement prévu au devis pour respecter l’œuvre initiale, remanier le scénario pour réduire les coûts de la production du film.
Ainsi, tout au long du processus de création d’un film, quel qu’il soit, le créateur est en quelque sorte encadré et limité dans l’expression de sa créativité. À toutes les étapes de la production du film, et ce depuis l’écriture du scénario jusqu’aux différentes étapes du montage menant à la copie zéro, l’œuvre en cours est reçue, lue, décortiquée, analysée et critiquée avant d’être renvoyée à l’auteur. C’est pourquoi, pratiquement, l’ensemble de la production des films compte, en plus de l’histoire à raconter à l’écran, celle des nombreux différends entre les auteurs, les producteurs et les autres bailleurs de fonds. La réalisation de chaque film est une aventure en soi, comme l’a si bien illustré à l’écran Robert Altman avec son film The Player, dont le titre a été traduit en français par Le Meneur ((Robert Altman (1992), The Player, fiction couleur, 2 hrs 4 min.)) .
LE CAS DU FILM SUR LES PAS DE RENÉ RICHARD ((Esther Pelletier (2003), Sur les pas de René Richard, docu-fiction, couleur et noir et blanc, 59 minutes.))
Dans le cadre du film Sur les pas de René Richard, que j’ai écrit et réalisé en 2003, voici trois exemples des conclusions de trois rapports de lecture évaluant mon projet au moment de sa présentation pour une démarche de financement à la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DU PROCESSUS DE CRÉATION
Voyons maintenant les différentes étapes du processus de création d’un film.
Toujours dans le cadre de la réalisation de mon film Sur les pas de René Richard :
Première étape : J’ai fait la recherche et écrit un document d’une trentaine de pages que j’ai présenté au réalisateur et directeur-photo Michel Brault, sachant qu’il avait une maison de production, Nanoukfilms. J’ai reçu une réponse positive mais j’ai dû attendre plusieurs mois avant que la recherche de financement se mette en branle car Nanoukfilms avait plusieurs productions en cours. Ils acceptaient de le produire. Ma sensibilité et la leur s’étaient donc rejointes.
Deuxième étape : Après avoir obtenu trois licences de diffusion de mon film de la part de ARTV, TV5 et le canal BRAVO (pour la version anglaise), j’ai pu déposer mon projet aux deux grands bailleurs de fonds canadien et québécois que sont Téléfilm Canada et la SODEC. Téléfilm Canada a refusé le projet et la SODEC, suite à trois rapports de lecture dont deux extraits ont été précédemment cités, a décidé de me demander un projet plus resserré. Ce que j’ai fait sans en changer l’essence.
Troisième étape : Nous sommes ensuite allés chercher ailleurs du financement, étant donné que le sujet pouvait permettre du financement canadien et québécois, le peintre René Richard ayant vécu la moitié de sa vie avec les Amérindiens et les Inuits du Nord de l’Alberta avant de s’installer au Québec, à Baie St-Paul, où il est décédé en 1982.
Quatrième étape : Nous avons dû cependant réduire le devis et donc sectionner une partie du scénario et du tournage en Europe. J’ai donc tenu mon bout, appuyée par Nanoukfilms, mais j’ai dû réduire l’ampleur de mon projet. Toutefois, je peux dire que j’ai fait essentiellement le film que je voulais!
Cinquième étape : Finalement, le film s’est fait et a connu un grand succès, au-delà de mes espérances. En effet, tout d’abord, le directeur du FIFA, le Festival international des films sur l’art, René Rozon, est venu voir le film en salle de montage au moment où il était presque terminé et il a décidé de l’inscrire dans la compétition officielle du festival. Puis, quelques mois plus tard, j’apprenais que Sur les pas de René Richard avait été choisi parmi plus de soixante documentaires et était retenu en nomination par l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision pour l’obtention d’un prix GÉMEAU.
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PLUSIEURS VERSIONS D’UNE MÊME ŒUVRE
Après avoir franchi les étapes de l’écriture et de la réalisation, il a aussi fallu répondre aux exigences de la diffusion du film. Les distributeurs en salle ont leurs exigences de même que les télédiffuseurs, surtout dans le cas des documentaires. Par exemple, un documentaire qui s’est vu acheté par plusieurs télédiffuseurs avant même d’entrer en production, garantissant ainsi une partie de son financement, pourra se retrouver dans trois cases-horaires de durées différentes et, dépendamment du nombre de messages publicitaires diffusés pendant l’émission, ceci pourra nécessiter plusieurs versions différentes du même film pour chacune des chaînes qui le diffuseront. Ainsi, il existe trois versions de mon film Sur les pas de René Richard : une pour ARTV, une pour TV5 et une pour la chaîne BRAVO.
DISTRIBUTION
Un autre aspect non négligeable concernant la distribution et la reconnaissance des œuvres entre en ligne de compte si les créateurs veulent de nouveau poursuivre leur Œuvre. En effet, la reconnaissance par les pairs dans les festivals et les galas arrive en bout de ligne avant ou après que le public ait reçu l’œuvre. Être en nomination dans ces manifestations est déjà un signe de succès qui peut jouer dans la poursuite des projets, mais, encore une fois, il faut recommencer le long chemin des multiples évaluations de la chrysalide qui deviendra peut-être un jour un papillon.
CONCLUSION
En résumé, la chaîne du processus de création et de réception d’un film est complexe et, j’avancerais que, dans le cas du cinéma, la réception subjective des différentes instances de production influe sur la création de l’œuvre, beaucoup plus, à mon avis, que pour n’importe lequel des autres arts ((Pour en savoir plus sur le peintre René Richard et voir plus de photographies de ses toiles et du tournage du film Sur les pas de René Richard se référer au lien suivant : http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-386/René_Richard,_peintre_paysagiste.html.)) .