Ce texte est issu d’une conférence prononcée dans le cadre des Midis-conférences du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) le 31 janvier 2012 à l’Université Laval.
Il s’agit d’une première livraison de deux. L’écriture comme chemin II suivra bientôt.
LE SILLON DU VERS
Le chemin est une métaphore usitée et ancienne de l’écriture. Écrire, ce serait cheminer, avancer, marcher. De cette vieille association, la langue française garde trace. Le mot « vers », par exemple, vient du latin versus qui veut dire « ligne, rangée, sillon » : parce que le vers, comme le sillon de labour, est ce qui se re-tourne en son bout ((Selon Le Littré, il faut aussi entendre « le tour de la danse, chaque vers accompagnant une allée, au bout de laquelle il y avait un tour et une venue ». Mais il est de toute façon encore fait référence au pas et à l’allée.)), se ren-verse. Alain Deremetz écrit, dans Le miroir des muses : poétiques de la réflexivité à Rome :
La métaphore du labour pour représenter la création poétique est très ancienne mais doit surtout être mise en rapport avec l’usage de l’écriture : les aulakes, qui désignent les sillons de l’araire, désignent aussi les lignes d’écriture et le boustrophedon est une ligne d’écriture « à la façon du laboureur », qui trace son sillon en allant de gauche à droite puis inversement, sans interruption. De la même façon, en latin, exarare signifie tracer un sillon, c’est-à-dire labourer et écrire sur une tablette ((Alain Deremetz (1995), Le miroir des muses : poétiques de la réflexivité à Rome, Lille, Presses universitaires du Septentrion (Racines & modèles), p. 92, n. 26.)).
L’écriture se conçoit donc très tôt comme une pratique du traçage, du sillonnement. Conception alors parfaitement dissociée de toute idée de voyage, d’« ailleurs » ou de nomadisme, le labour relevant de la vie pratique, immédiate, de l’ici-maintenant. C’est à l’aune de cette immédiateté que l’écriture, aussi employée originairement aux comptes et inventaires de la vie pratique, se réfléchit archaïquement.
Plus tard, on emploiera l’écriture pour raconter le voyage, les « grands chemins ». L’art du récit est lié de naissance, dans notre civilisation, au voyage : on pense évidemment à L’Odyssée d’Homère. Raconter, c’est transporter : le récit, comme le voyage, est fait de transformations et de variations, d’enchaînements de lieux et de temps, d’images. Selon Michel de Certeau, qui s’est beaucoup intéressé aux déplacements, au mouvement, « tout récit est un récit de voyage ((Michel de Certeau, cité par Marc Augé (1992), Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil (La librairie du XXe siècle), p. 107.)) ». Michel Butor, quant à lui, voyait dans le voyage une allégorie de la fiction :
Toute fiction s’inscrit […] en notre espace comme voyage, et l’on peut dire à cet égard que c’est là le thème fondamental de toute littérature romanesque; tout roman qui nous raconte un voyage est donc plus clair, plus explicite que celui qui n’est pas capable d’exprimer métaphoriquement cette distance entre le lieu de la lecture et celui où nous emmène le récit ((Michel Butor, cité par Gérard Coguez (2004), Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Seuil, (Points/essais), p. 214.)).
C’est ainsi que Cervantès articule, dans Don Quichotte, le rapport de la fiction au réel : le Chevalier à la Triste-Figure part sur les chemins, il voyage pour aller vérifier dans le monde la fiction dont il a hérité par ses lectures. La fiction quichottesque est voyage, non pas au sens commun où elle nous transporterait vers un ailleurs, dans un imaginaire, mais parce que, procédant d’un écart au réel, elle prend la forme d’une exploration anxieuse du monde, à la recherche d’un endroit où la fiction coïnciderait avec le réel (horizon sans cesse repoussé, inexistant).
Il reste que, anciennement, la métaphore n’est pas celle du voyage, pas celle des grands chemins, mais bien celle, toute simple et immédiate, des sillons de labour. J’insiste là-dessus, parce qu’il m’apparaît important de dissocier, dès le départ, le cheminer du voyager : à l’origine, ou du moins anciennement, l’écriture est cheminante, mais elle n’est pas voyageuse. La métaphore du voyage intervient secondairement, pour penser des usages plus complexes et plus élaborés de l’écriture tels que le récit et la fiction. Je rappellerai ici une affirmation simple reprise de Herder ((Johann Gottfried Herder ([1772] 1992), Traité de l’origine du langage, Paris, Presses universitaires de France (Écriture), p. 77.)) à Hegel ((Georg Wilhelm Friedrich Hegel ([1835] 1997), Cours d’esthétique III, Paris, Aubier (Bibliothèque philosophique), p. 222.)) et Walter Benjamin ((Walter Benjamin ([1940] 2000), « Les régressions de la poésie de Carl Gustav Jochmann », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (Folio essais), p. 406.)) : que la poésie est plus ancienne que la prose, et que donc l’idée du vers prime sur l’allégorie narrative ou fictionnelle du voyage. On pourrait dire d’une certaine façon que la poésie est à la prose ce que le chemin est au voyage : il n’y a pas de prose sans poésie, pas plus qu’il n’y a de voyage sans chemin, mais il peut en revanche y avoir poésie sans prose, chemin sans voyage. Tout cela pour dire que l’idée du vers – c’est-à-dire de la parole cheminant à l’image d’un sillon de labour – est ancienne et constitutive dans l’histoire de l’écriture.
GRAND ÉCART
Ce préambule antiquisant pourra surprendre ceux qui, me connaissant, s’attendaient à ce qu’il soit question de création littéraire contemporaine! Je me risquerai pourtant à ce grand écart entre les « origines » – ou plutôt les anciennetés – de l’écriture et la littérature de l’extrême-contemporain. Mon pari, c’est que la réactivation de ce vieux noyau métaphorique puisse ouvrir une voie d’accès à certains textes contemporains. Les anciennetés réactivées n’interviennent donc pas ici comme des arguments, mais comme des moyens, comme une méthode au sens étymologique : une voie, un chemin.
Bien qu’elle travaille souterrainement toute écriture, l’image du chemin s’efface la plupart du temps derrière la surface textuelle, particulièrement à l’intérieur de formes complexes comme le récit, la fiction, le roman – formes que travaillent, comme on l’a dit, d’autres métaphores, celle du voyage en particulier. Le chemin, au sens le plus élémentaire, demeure plus souvent en creux : il appartient à la création, et non à la monstration. Noyau métaphorique caché, il est rare qu’il se donne à voir dans la poésie ou le récit même.
Mais il existe un certain nombre de textes contemporains où le cheminement se fait au contraire visible. On ne parle plus alors seulement d’une métaphore travaillant sourdement la langue, mais bien d’une forme, d’une image apparente. Je donnerai tout à l’heure de multiples exemples de tels textes. Cette forme est-elle un privilège du contemporain? Je me garderais d’établir des limites trop strictes : en tant qu’elle se réfère à une très vieille métaphore, l’accès du chemin à la forme a pu se produire à presque n’importe quel moment de l’histoire de la littérature. Je ne donnerai qu’un exemple : La prose du transsibérien de Blaise Cendrars, publié la première fois en 1913, c’est-à-dire bien avant la période habituellement reconnue comme « le contemporain ». Il s’agit certes d’une prose voyageuse, mais solidement entée à une poésie du chemin : le texte même épouse la forme d’un chemin de fer, le transsibérien. Là déjà, on voit le chemin; il devient forme (esthétique).
N’empêche qu’on note une inflexion : il semble qu’il y ait à notre époque davantage de manifestations formelles du chemin. Je dis bien une inflexion : pas question d’établir des périodisations strictes délimitant le « contemporain », comme d’autres s’y sont dangereusement risqués. Je compte par exemple pour un récit cheminant important Les eaux étroites de Julien Gracq, paru en 1976, c’est-à-dire avant le tournant des années 1980 dont on convient habituellement qu’il marque le début de la « période contemporaine ». On voit ainsi émerger, non pas ex nihilo, mais depuis le fond même de l’histoire de l’écriture, une poétique contemporaine du chemin, qui se manifeste autant poétiquement que narrativement.
Côté poésie, je pense par exemple à Jacques Réda, qui, dans Les ruines de Paris (1977), L’herbe des talus (1984) ou Le sens de la marche (1990) par exemple, fait du chemin, et plus particulièrement du chemin de fer, une image récurrente et motrice où se réfléchit la marche même du poème. Je pense aussi au travail d’un jeune auteur français, Daniel Bourrion, chez qui on reconnaît l’importance du chemin au seul titre de certains de ses livres, parus en formats papier ou numérique : Chemins du vagabond (2004) et Chemins (2010). Mentionnons enfin – sans souci d’exhaustivité aucun – deux textes aux titres symétriques : le premier du Québécois Jacques Brault, Il n’y a plus de chemin, paru en 1990 au Noroît; le second, paru l’an dernier aux éditions numériques publie.net, du Français Jean-Yves Fick, Il y a le chemin.
Côté récit, outre le Gracq déjà nommé, il y a Le tramway de Claude Simon (2001) – texte récent tout entier bâti sur la mémoire d’un cheminement en tram. Il y a Paysage fer de François Bon (2000), texte construit sur la récurrence d’un trajet ferroviaire. Des textes de jeunes auteurs moins connus : Contact de Cécile Portier (2008) (récit automobile), Ferroviaires de Sereine Berlottier (2009) ou La Mancha d’Arnaud Maïsetti (2009) (deux récits ferroviaires).
Voilà qui suffit pour l’instant, je crois, à donner une certaine idée de la profusion contemporaine des formes poétiques et narratives du cheminement.
ÉCRIRE HORS
J’ai parlé de poésie et de récit. Il est important de dire que je ne les conçois pas comme des genres : ils renvoient plutôt à des usages de la langue très anciens et non catégorisés. La poésie, comme on le sait, constitue le noyau même de tout usage dense ou littéraire du langage. Comme l’a écrit Heidegger dans Acheminement vers la parole, « [l]a pure prose n’est jamais “prosaïque”. Elle est aussi poétique et donc aussi rare que la poésie ((Martin Heidegger ([1959] 1976), Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard (Tel), p. 35.)). » Pour ce qui est du récit, il s’agit d’une pratique qui échappe à toute notion de genre. Jacques Rancière disait déjà du roman que c’était un « genre sans genre » :
Le roman est le genre de ce qui est sans genre : pas même un genre bas comme la comédie à laquelle on voudrait l’assimiler, car la comédie approprie à des sujets vulgaires des types de situations et des formes d’expression qui leur conviennent. Le roman, lui, est dépourvu de tout principe d’appropriation. Ce qui veut dire aussi qu’il est dépourvu d’une nature fictionnelle déterminée ((Jacques Rancière (1998), La parole muette : essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette (Littératures), p. 29.)).
En abandonnant le roman au profit de ce que l’on a appelé le récit, des auteurs comme Pierre Michon, Pierre Bergounioux, François Bon ou Charles Juliet ont donné un tour de plus en ce sens. Je citerais aussi, pour le Québec, Dany Laferrière, dont « l’autobiographie américaine » relève à mon sens du récit, bien que l’auteur consente à l’apposition de la mention « roman » sur la couverture de ses livres.
Du point de vue de la création, de l’écriture, le genre n’est plus une catégorie active. Le récit n’est même pas « un genre sans genre » : il n’est pas un genre du tout. Il renvoie précisément à une pratique narrative non déterminée par la catégorie générique. Il est si général, si générique, pourrait-on dire de façon paradoxale, qu’il provoque l’implosion du genre et déjoue toute classification. Il appartient tout entier au genre narratif, qui n’est en vérité pas un genre du tout, mais un immense continent de langue. À la limite, le roman aussi pourrait être dit récit : il est récit dès qu’il ne se limite plus à des traits génériques définis, mais alors il s’abolit comme genre dans l’indétermination du narratif.
Cela expliquerait peut-être en partie pourquoi le cheminement se manifeste davantage dans les formes littéraires contemporaines. La courbe du roman, de Rabelais jusqu’à Beckett (grosso modo), épouse celle de la philosophie du sujet. Plus le concept de sujet est fort et rassemblé, plus le personnage et l’identité occupent le devant de la scène narrative. L’âge d’or du roman, au XIXe siècle, coïncide avec l’âge d’or du sujet. Le personnage devient alors le point focal de la construction narrative. Raconter, c’est créer des intrigues, construire des identités, mettre en relation des pseudo-subjectivités. Il y a du mouvement, du cheminement, bien sûr, dans les romans : Balzac a enregistré la rupture que constituait, par rapport à la voiture hippomobile (le coucou), le chemin de fer, et Proust a installé l’automobile dans le livre. Mais jamais encore – même chez Proust, où le sujet commençait à se diviser, à éclater en « moi multiples » – le cheminement n’avait été élevé au rang de principe structurant du narratif. On connaît tous des séquences de déplacements, de transports dans les romans : c’est un ressort romanesque très courant. Chez Jean-Philippe Toussaint, par exemple, on trouve plusieurs séquences de déplacements motorisés (auto, bateau, moto, etc.), mais rien de la radicalité formelle du Tramway de Claude Simon ou de Paysage fer de François Bon. Le retrait progressif du roman au profit du récit, qu’a étudié Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix (1999) par exemple, coïncide avec l’éclatement du sujet en littérature au XXe siècle, de Proust à Beckett, de Nathalie Sarraute à Claude Simon. Or, maintenant qu’il est acquis, voire consommé, cet éclatement libère un nouvel espace d’exploration pour le récit. Si le sujet-personnage n’est plus au cœur de la construction narrative, sur quoi repose désormais cette construction? Le cheminement, et plus généralement le mouvement, est une des réponses – parmi beaucoup d’autres, qu’il faudra un jour inventorier et étudier – qu’apporte la littérature contemporaine à cette question.
Le sujet se manifestait tout autant, quoique différemment, en poésie. Non pas comme personnage, mais comme je, comme sujet lyrique. Or, qu’advient-il quand ce je éclate? Il y a encore du je bien sûr dans la poésie contemporaine, comme il y a encore des figures et des voix – je n’ose pas dire des personnages, tant ce concept reste attaché à la notion de sujet – dans le récit contemporain. Mais c’est un je éclaté, je dirais presque mutilé, qui ne saurait plus être le foyer – le centre, le point focal – de l’énonciation poétique.
C’est ainsi qu’une certaine littérature contemporaine tend à substituer le paysage au personnage et le trajet au sujet. La construction narrative, alors, ne s’organise plus autour de l’« Homme » (au sens de Foucault) tel qu’il se reflète dans le personnage et dans l’intrigue. Les théories narratologiques fondées sur l’identité se révèlent alors insuffisantes pour l’approche du contemporain. Paul Ricoeur, dont la théorie principale (Temps et récit, 1983-1985) est fondée sur le concept de muthos défini comme « mise en intrigue », en vient plus tard (Soi-même comme un autre, en 1990) à conceptualiser l’éclatement de l’identité (à travers ses notions bien connues d’« identité ipse » et d’« identité idem »). Ce faisant, il ne dépasse pas l’horizon du sujet : il le repousse. Or, la part la plus vive des écritures contemporaines me paraît s’exercer en-dehors même de cet horizon. Dans Paysage fer de François Bon, par exemple, il n’y a pas de personnages, quasiment pas d’hommes : que des maisons, des usines désaffectées, des canaux, etc. Même le je-narrateur tend à s’effacer derrière la neutralité du « on ». Dire que c’est le paysage qui devient le personnage serait projeter sur ce récit nos habitudes de pensée du sujet. Non : un récit comme Paysage fer n’a pas besoin de personnages; il s’organise strictement autour de la succession des visions ferroviaires.
En poésie, le déplacement est le même. Il faut relire Dire I et II de Danielle Collobert, publiés la première fois en 1972 : le sujet y apparaît complètement morcelé, mais il faut écrire pourtant, et les premiers mots du diptyque disent l’effort difficile de cohésion du dire : « Une barre d’attache pour relier le discours ((Danielle Collobert ([1972] 2004), « Dire I – Dire II », dans Œuvres I, Paris. P.O.L., p. 115.)) ». Dire I est écrit sous la forme d’un itinéraire vers un tu indéfini (« J’ai marché toute la nuit peut-être. C’était ton itinéraire ((Ibid., p. 117.)) ») avec certaines séquences de transport en train, comme dans l’extrait suivant :
Au passage d’un pont, l’autre à côté se penche vers la fenêtre. Sa tête s’aiguise en profil pointu dans l’arrivée de la lumière blanche d’une aube à peine effacée. Tempes creuses. Il cherche. La rivière s’élargit après le pont et se vide par des chenaux, entre des îlots de terres rases, molles, vertes et épineuses, dans cette mer grise et froide. Un homme passe sous le pont et descend sur le bord glissant de la rivière. Il marche vers la mer – on le voit de dos – en imperméable beige, de gros souliers noirs. Par moments il glisse dans la glaise jaune. Le train part en courbe après le pont, et l’homme penché suit l’autre du regard, la tête maintenant presque entièrement retournée. Tu peux le voir ainsi de face. Qu’est-ce qui se passe. L’estuaire disparaît. Son corps s’apaise en arrière contre le bois, bien contre le bois. Le train, par les terres, coupe la presqu’île. Les premières maisons du port apparaissent en contrebas. Et puis une large vue sur toute la baie, la ville entière. Une heure. Avec un lourd sommeil qui grandit peu à peu avec le froid qui passe par l’interstice de la porte, en bas surtout, contre les jambes ((Ibid., p. 122.)).
Le mouvement devient, chez Collobert, un moyen de saisie des humanités dans leur diffraction, leur relativité que n’organise plus aucun concept de sujet unifié. Les relations, les rapports, les regards se voient redistribués dans un paysage mouvant que composent et les corps (vue du dos, silhouettes, tête tournée) et le dehors (chenaux, estuaire, ville).
Ceux et celles qui se mêlent d’écrire à l’époque contemporaine doivent composer avec un écroulement des grandes catégories qui ont gouvernées la littérature depuis quatre ou cinq siècles : le genre, le sujet, le roman. Et même : la fiction. Non pas que la fiction ait disparu (pas plus que le roman), mais elle n’est plus du tout une catégorie aussi structurante qu’elle l’a déjà été. Dans tous ses essais d’esthétique, Jacques Rancière a montré comment, dès à partir du XIXe siècle, la fiction n’est plus le principal critère d’identification de l’art d’écrire, c’est-à-dire le concept au moyen duquel on départage l’écriture artistique de l’écriture non artistique. La littérature contemporaine, qui redécouvre bon gré mal gré l’écriture hors-genre, hors-sujet et hors-roman, explore aussi l’écriture hors-fiction. On a l’habitude souvent, en particulier dans la critique journalistique, d’identifier récit et non-fiction. Sur le site des Prix littéraires Radio-Canada, par exemple, on définit le « récit » comme suit : « Un récit (histoire vécue) est un texte dans lequel l’expérience vécue prend le premier plan – voyage, aventure, épisode biographique ou autobiographique ((Radio-Canada, Zone d’écriture, [en ligne]. http://zonedecriture.radio-canada.ca/prixlitteraires/recit/#.Txmkv2NCfEQ (Page consultée le 20 janvier 2012).)). » L’identification du récit à la non-fiction passe alors par le biais de la notion de « vécu ». Or, ce n’est pas parce que le récit raconte des choses vraies, vérifiables, des faits vécus, qu’il se rapproche de la non-fiction. Ce n’est pas le contenu du récit qui est non-fictionnel, mais strictement son énonciation. La voix du récit a grosso modo le même statut que la voix du poème : elle est identifiable à l’auteur, si l’on veut, non en tant que personne mais en tant que locuteur, ce qui n’empêche pas que cette voix ait toutes licences de s’exprimer de manière folle, excessive et même invraisemblable. Quand je parle, je peux bien me mettre à dire n’importe quoi : cela n’enlèvera rien à la réalité de ma parole elle-même, du fait que je parle.
D’où découle que pratiques poétique et narrative se trouvent de moins en moins dissociées, aujourd’hui, et que la voix lyrique – je ne parle pas ici de sujet lyrique, concept qui paraît renvoyer à une philosophie du sujet, mais simplement de voix lyrique – se fait très prégnante dans plusieurs textes contemporains apparemment narratifs (exemples : Habakuk de François Bon (2009), où que je sois encore… d’Arnaud Maïsetti (2008)).
On a encore mal mesuré, il me semble, les implications d’un tel dépouillement, du fait que la longue aventure de l’écriture se poursuive maintenant hors-genre, hors-sujet, hors-roman et même hors-fiction. Je ne parle évidemment pas d’une tabula rasa des derniers quatre ou cinq siècles : la littérature d’aujourd’hui y puise encore, bien entendu. Mais les grandes catégories d’organisation du poétiser et du raconter sont maintenant relatives et de peu de secours en pratique. C’est pourquoi j’ai cherché, au début de ce texte, à réactiver certaines anciennetés de l’écriture : je cherche là des pistes qui peuvent nous servir dans la pratique de la littérature contemporaine, mais aussi dans sa théorisation, dans sa conceptualisation. Or, pour trouver des catégories de pensée de l’écriture hors-sujet et hors-roman, il faut remonter à Rabelais (en amont de l’apparition du sujet chez Montaigne, puis chez Descartes). Et pour trouver des catégories de pensée de l’écriture hors-genre et hors-fiction, il faut remonter bien plus loin encore, puisque c’est avec Aristote que ces notions sont formalisées (voir encore Rancière).
Évidemment, on peut aussi s’en tenir au présent, travailler à créer de nouveaux concepts, un peu à la manière – très créative – de Deleuze : cette tâche est importante mais difficile, parce que dépourvue d’assise conceptuelle. On peut aussi grappiller, à travers la littérature et le savoir des siècles dominés par le roman, le sujet, le genre et la fiction, des bribes de théories et de conceptualisations qui s’en écartent : il y en a certainement, il suffit de chercher. La troisième voie enfin – celle que j’ai privilégiée ici – consiste à remonter en amont des catégories hégémoniques, au temps où elles n’étaient pas encore inventées, pas encore actives. Cette méthode a l’avantage de garantir une sorte de pureté, si j’ose dire, des concepts : l’idée même de sujet ou de fiction n’existant pas encore à l’époque où l’on remonte, il n’y a pas de risque de s’y laisser reprendre. Mais cela exige, en contrepartie, de remonter si loin dans le temps – dans le cas des notions de genre et de fiction, tout particulièrement – que la mémoire tend à s’effacer et les concepts, à se raréfier.
Cet effort d’archéologie reste tout entier à faire, et devrait éventuellement s’appliquer à d’autres catégories que celles du mouvement ou du cheminement. J’en ai proposé une toute petite bribe ici en évoquant le boustrophédon, l’écriture en forme de sillons de labour pratiquée à une époque antérieure à Aristote ((L’arrêté qui prescrit l’emploi de l’écriture mono-orientée – ce qui signe la fin du boustrophédon – dans la Grèce antique date de l’an 403 avant J.-C.; Aristote vit au siècle suivant, de 384 à 322 avant J.-C.)) et, partant, aux concepts de genre et de fiction.