Pour Louis-Félix, Marc-Olivier, Laurence, Camille, Madeleine et les autres
Rouge prolétaire. Rouge colère. Rouge combat. Rouge aux joues. Le calendrier, depuis quelques temps, se décline dans un camaïeu de couleurs révolutionnaires. Je sais que ce n’est pas exactement une guerre, ni même un conflit armé, ce que l’on vit actuellement avec la grève étudiante. Or, il s’agit bel et bien d’un combat où s’opposent deux visions de l’éducation : l’une axée sur la performance mercantile, l’autre prônant l’accessibilité, l’équité et l’universalité. Les uns se prétendent réalistes, les autres se disent justes et égalitaires. Pendant ce temps, la vie continue (quoique…) et je profite de ce samedi ensoleillé pour accueillir chez moi Petit Padawan.
Assis par terre sur le tapis de l’entrée, il enlève avec peine ses bottes. Il se tourne vers moi. Deux billes immenses me fixent : « C’est quoi la pancarte? » Je balbutie. Comment lui expliquer? Comment lui faire comprendre, dans ses mots à lui, Petit Padawan de cinq années, que je m’oppose à la hausse des frais de scolarité? Je me lance et utilise les termes « école », « dollars », « grève », « égalité ». Il hoche la tête. Je ne suis pas certaine qu’il ait vraiment tout saisi, mais au moins, il en vient vite à la conclusion qu’une sorte de combat se trame. Et le combat pour lui, fan de Star Wars, ça veut dire quelque chose. Il ajoute : « Et le rouge? Pourquoi ta pancarte est rouge? »
Je vais te raconter une histoire, petite enfance, à laquelle tu n’entendras probablement rien en ce moment, du haut de tes trois pommes. Plus tard, peut-être que cela vous servira, à toi et aux autres. Mais ne t’attend pas à un dénouement. Mes histoires, comme tu le sais, demeurent suspendues, en signe d’espérance. C’est mon histoire. Qu’il n’y ait aucune confusion là-dessus.
D’abord, les nuits précédant une journée de piquetage, le sommeil ne vient pas. Trop d’agitations. Je me sens pareille qu’à la veille d’un combat. Je suis sur les dents. La crainte de la confrontation violente hante mes insomnies. Fébrile, j’appréhende la chamaille, les paroles amères des briseurs de grève, les regards intimidants, les filles en talons hauts qui martèlent qu’aux États-Unis c’est bien pire qu’ici, les coups d’épaule des grands gaillards dans les corridors, les sacres de certains étudiants irrités de nous voir marcher dans les cafétérias, d’un pas allègre, avec nos pancartes.
Les matins où je dois aller piqueter des cours d’administration, de droit, de génie, dès le réveil, je me sers un thé bien fort pour être alerte, à même de déployer ma verve rhétorique. Je sais que je ne suis pas Olympe de Gouges ou Rosa Luxembourg, mais le matin, en passant le pas de la porte, mon cœur se gorge d’une vigueur peu commune. J’exulte. J’appartiens à une cause. C’est rare qu’une lutte collective m’habite avec autant d’ardeur.
Mais, hélas, je m’en rends bien compte : je suis mal préparée pour faire la révolution. Je constate que d’autres piqueteurs se montrent amusés par la confrontation. Ils en ressortent galvanisés comme si c’était un jeu. Or, moi, je peine à soutenir une discussion haletante sans que des scénarios de violence me viennent à l’esprit. Parfois, je le concède, une envie irrépressible monte en moi : celle d’arracher des têtes. Je l’avoue : je suis faible. Il me manque la patience, une patience qui aurait fait de moi quelqu’un de solide et résolu, capable de soutenir la confrontation. Parce que la révolution ne survient que lorsque chaque individu prend en main son destin et celui du monde, il me semble donc important, Petit Padawan, de s’engager, de se commettre, de s’exprimer et surtout, de confronter sa pensée à l’exercice du dialogue.
À toi, petite enfance, et aux autres qui tenteront peut-être un jour une révolution, j’aimerais formuler certains conseils pour terminer ce récit. En aucun cas, tu ne devras franchir une ligne de piquetage. C’est sacré. Ne crains pas la discussion. Participe aux assemblées. Tu iras voter à chaque fois que le devoir le commandera. Tu existes dans le monde, sois-en conscient. Et par pitié, n’ose jamais remettre un travail le jour d’une grève générale. Peut-être me trouves-tu rabat-joie. En dépit de ces propos autoritaires, sache que toute cette résistance que je mène t’est destinée. Ce récit est sans aboutissement parce que la lutte est constante, infinie. Que la force soit avec toi, Petit Padawan, et avec tous les autres.