Un fils téléphone à l’hôpital. Sa copine, Simone, est assise sur le lit. La chambre, exigüe, austère, est tapissée de livres. Le fils lit surtout de la poésie, mais il garde quelques romans pour Simone, quand elle vient. Elle aime lire là, blottie dans ses couvertures. Une nuit, après l’amour, le fils lui a trouvé le surnom de Fleurdeli. Le surnom rappelle la bulle d’intimité qu’ils ont créée autour d’eux, un microcosme, avec les pique-niques, les canards sur la rivière, les longues promenades dans les rues de la ville, la nuit, et les cahiers remplis de photos d’elle qu’il collectionne. Ils n’ont pas encore compris que leur histoire s’achève. Elle, peut-être, le devine déjà, ou bien elle a toujours su, sans se l’avouer, qu’il y avait trop d’enfance entre eux.
Le fils parle à la préposée. Il cherche sa mère, il dit son nom. La préposée le met en attente, revient. Non, il n’y a personne de ce nom à l’hôpital. Il dit « elle est morte hier », pas à l’hôpital, chez elle, mais le décès a été constaté à l’hôpital. Non, il n’était pas présent. Oui, on lui a indiqué cet hôpital. Oui, il est de la famille. La préposée le remet en attente.
Sur le lit, Simone attend. Elle sait que la mère a laissé trois messages sur le répondeur le mois dernier, et d’autres avant. Que la mère est morte seule, officiellement du cancer, officieusement d’épuisement. Tout de la vie l’a brisée. Elle n’a jamais pu naître complètement. Simone imagine les choses ainsi, en tout cas. La préposée revient bredouille, vérifie l’orthographe, le nom de jeune fille. Elle demande les noms des parents de la mère, mais il ne sait pas. Il raccroche.
Il ne crie pas, ne pleure pas. Il dit « ils ont perdu ma mère ». Simone se mord la langue. En quatre ans avec lui, elle a appris que la mère buvait, que le père n’était pas le père, qu’à tous les deux ans la mère faisait le coup de la phase terminale, que le fils ne la voyait plus. De son enfance à lui, elle connait les longues journées à bicyclette dans les rues du quartier, son royaume. Il refusait de dire à sa mère où il allait et il ne rentrait qu’après la tombée de la nuit. Elle sait aussi qu’il aimait accompagner son père quand il livrait des pizzas, que les clients le trouvaient mignon et que son père lui laissait garder le pourboire. Quand le jour tombe, elle le prend dans ses bras et ils essaient de dormir.
Simone se rappelle le jour où elle a vu le fils pleurer. C’était en faisant l’amour, avant qu’elle parte pour son stage en Chine. Elle avait les yeux fermés, et une larme était tombée dans son cou. Il pleurait, avec tout le haut de son corps secoué de spasmes qui partaient du ventre. Elle avait enroulé ses jambes autour de lui, pour le serrer plus fort contre elle. Elle avait caressé son dos et son cou, longtemps, jusqu’à ce que les sanglots s’épuisent.
Le matin, le fils rappelle la travailleuse sociale qui lui a annoncé le décès, et tous les hôpitaux. On ne comprend pas, on est désolé, on prend son numéro. Il va voir l’appartement. Après, il raconte à Simone le demi sous-sol sur la rue de la Reine, la rue des prostituées. L’odeur d’abord, un mélange d’eau de javel, de cigarette et de sueur. Les fournitures médicales usagées, le soluté, le café instantané froid sur la table. Les murs jaunis, avec des cernes de fumée, le lit défait et la trace du corps sur le drap, l’odeur, encore, et le vomi sur l’oreiller. Il est resté cinq minutes, s’est enfui, a dû retourner verrouiller la porte. Elle demande « et après? », parce qu’il est tard, parce que son absence a duré des heures. Il regarde sa montre, puis, perdu, dit « je ne sais pas, j’ai marché. »
Il parle en fixant le mur. Elle remarque au bout d’un moment la bosse dans son manteau. Il met la main dans sa poche, étonné. Il ne se rappelle pas. Il sort un objet blanc qui tient dans le creux de sa paume, le pose sur le bureau. C’est une paire de bottines de bébé, à peine assez grandes pour contenir son pouce. Alors elle dit « tu les as trouvées là-bas », mais c’est une évidence, elle cherche comment continuer, se rattraper, ajoute « ta mère les avait gardées », sans réfléchir, et au moment où elle prononce les mots elle sait que ce ne sont pas les bons.
Le soir, l’hôpital rappelle. Ils ont retrouvé le corps de la mère, c’était une erreur de classement. Désire-t-il porter plainte? Qui s’occupe des obsèques? Le fils hausse les épaules, « moi, ce sera moi, elle n’a personne ». Il raccroche, se prend la tête dans les mains puis, d’une voix très douce, « va-t’en, s’il te plaît. » Les bottines sont encore là, à côté du téléphone, quand elle part.