Le premier mouvement : l’impulsive, l’inventeure du roman Le Sucrier
Ce mouvement s’amorce avec l’écriture impulsive, instinctive, comme des bras tendus, des yeux qui cherchent. Il s’ébranle avec le jour, dans une petite pièce aux murs blancs, près d’une fenêtre vers laquelle je me tourne quand les bras encerclent trop de vide, que les yeux n’attrapent rien. Dans la fenêtre, je me repose. Je trouve quelque chose à étreindre, à fixer. J’embrasse le pré, la forêt, les montagnes et le ciel; je poursuis les nuages et j’entre dans la lumière.
Le mouvement m’entraîne dans les Caraïbes, à Saint-Martin, Friendly Island, un espace de la dimension de l’île d’Orléans où arrivent et repartent sur des bateaux des gens de partout, de toutes les couleurs. Il façonne Diane, l’héroïne. Elle vend des paréos et des sacs à la Marina Royale et à Orient Bay, une longue plage de sable en forme de demi-lune qu’elle sillonne à pied, dans un sens puis dans l’autre, sous un soleil de plomb. Pour entourer Diane, qui vit un amour naissant avec Christian, un skipper, le mouvement donne du souffle à d’autres marins, des commerçants, un jeune garçon, des touristes, des simples d’esprit, des animaux et des bateaux, lesquels possèdent aussi une âme.
L’âme, les bras essaient par tous les moyens de l’étreindre et les yeux de la percer : celle du voilier qui hante les rêves de Diane, celle du sucrier, l’oiseau avec qui elle converse et qui a donné son nom au roman, mais surtout celle des hommes, exaltée et blessée par l’amour, car le premier mouvement ne déploie aucune passion sans y allumer la souffrance. L’écriture fusionne le désir amoureux et la jalousie dans l’âme de Diane, pour ensuite les repousser, puis brutalement les rapprocher à nouveau avant de les éloigner encore.
Afin qu’elle dessine et peigne l’ivresse et la déchirure de l’amour, la sienne et celle des hommes qui l’accompagnent, le mouvement lui ouvre un cahier. Dans mon roman Le Sucrier, j’ai accordé le don de créer à Diane.
Le deuxième mouvement : la vigilante, la chasseresse dans À la recherche du temps perdu
Ce mouvement s’ébauche avec la lecture intuitive, silencieuse, comme des pas esquissés, une oreille tendue. Il se déclenche dans un vieux fauteuil, à la lumière du jour ou sous l’emprise d’une lampe; dans la chaleur du lit, près du sommeil et des rêves. Il fait rougir les yeux.
Il me pousse par hasard dans la Recherche de Marcel Proust, un univers sans limite pour marcher et écouter. Il entre dans Du côté de chez Swann comme un chasseur, il balaie devant et sur les côtés, ne rate rien de ce qui se passe derrière, laisse tous les chemins ouverts. Il me conduit à un homme amoureux et jaloux, Swann. Le mouvement de lecture ne peut faire de faux pas ou entendre une mauvaise voix, car il garde en mémoire l’écriture instinctive, impulsive. Le vertige et la tourmente de Swann, je les reconnais pour les avoir tissés dans l’âme de Diane.
Sur la piste de Swann, je découvre un autre personnage épris d’une femme et malade de jalousie, le narrateur de la Recherche, l’âme que le chasseur attendait. Ce héros, dont j’entends le moindre soupir et à qui j’emboîte le pas avec frénésie jusqu’à la toute dernière ligne du Temps retrouvé, va à la rencontre de Diane : Marcel Proust, porté par le premier mouvement, lui a remis le pouvoir de créer, d’écrire l’ivresse et la déchirure.
Le troisième mouvement : l’intelligente, la rate de bibliothèque
Ce mouvement naît avec la recherche persévérante, patiente, comme un corps au travail, un esprit accueillant. Il mûrit dans les rayons de bibliothèques, les écrans d’ordinateur, les résumés et les tables des matières.
Il se fond dans le mouvement d’autres chasseurs qui suivent la trace de Swann et du narrateur dans À la recherche du temps perdu. Je courbe les épaules, tourne les pages de dizaines de livres traitant des deux personnages pendant que mon esprit retourne les idées dans tous les sens. Le corps ouvre les bras, abandonne des chapitres à ses pieds et garde des extraits, éveilleurs de conscience. Il emporte sur son dos des phrases d’un chercheur sur l’ambivalence des jaloux, qui tour à tour idéalisent et détestent l’être aimé. Il accroche à son cou des paragraphes d’un autre, occupé à ratisser leur mémoire heureuse et malheureuse. Dans les moments d’accalmie, Swann et le narrateur évoquent des instants de bonheur partagé avec l’Autre, scènes qu’ils embellissent; en période de crise, ils ne se souviennent que des jours de trahison, jours d’ailleurs où parfois, manquant de preuves tangibles pour accuser l’aimée d’infidélité, ils en ont inventées.
Quand je referme le couvert d’un livre, l’esprit s’aiguise déjà pour le chasseur suivant, qui marche sur la piste devant et que mon mouvement rattrape. Le corps agit comme une serre : ici, il saisit un ouvrage avec une couverture rouge et une illustration discrète dans le bas, une image de Don Quichotte chevauchant Rossinante, et voilà que je m’éveille au monde du rival, dont l’amoureux se méfie, mais à qui il rêve de ressembler. Le rival au creux de la paume, je relève les épaules. Guidée par les idées du livre rouge, je fais un crochet et m’éloigne des chercheurs pour presser un romancier sur ma poitrine, Stendhal, La Chartreuse de Parme, un premier mouvement qui entraîne dans la tourmente et le vertige du désir. L’esprit scintille, je m’empare d’autres grands romans réalistes, où foisonnent les trios amoureux. Je les empile avant de me pencher sur un titre en noir et en rouge, une couverture jaune : ramenée à l’origine du roman, j’apprends encore, ma tête se développe en plongeant. Puis, je remonte pour me retrouver face à face avec Proust.
À présent, je connais bien ses héros. J’éprouve leur attirance et leur haine envers l’Autre, à la fois drogue calmante et poison selon qu’il apaise ou torture le jaloux. La fin de sa relation avec Odette laisse Swann anéanti, contrairement au narrateur dont la vocation d’écrivain se concrétise après le départ d’Albertine. Le narrateur réussit à transmuer sa peine en activité créatrice. Par l’écriture, il recrée sa vie à rebours. C’est à cause de lui, le personnage créateur, que je vois le ravissement et la blessure dans les aquarelles et les dessins de Diane, la protagoniste du Sucrier.
Souffrance, ravissement, mal et antidote au mal : mon front se plisse, le corps descend en lui-même pour ouvrir la mémoire. Je me souviens d’un livre qui dort dans ma bibliothèque. Ce livre renferme deux parties : Phèdre de Platon est suivi de La pharmacie de Platon de Jacques Derrida, un commentaire passionnant sur un des thèmes de Phèdre, le pharmakon.
Eurêka! Le pharmakon, mot grec signifiant douleur et remède à la douleur, philtre et venin, mémoire et travestissement de la mémoire, dedans (âme et parole) et dehors (écriture et art) : quelle découverte enivrante pour l’inventeure, la chasseresse, la rate ! Ce concept qui unit les contraires embrassait tous mes mouvements. Il me servirait à aborder l’exaltation et la brisure.
Le quatrième mouvement : l’intoxiquée, l’étudiante du pharmakon
Ce mouvement commence avec le discours puissant, fluide, comme le sang qui file, l’énergie invisible. Il se répand dans la Grèce ancienne et traverse le temps pour arriver jusqu’à l’étudiante en voyageant dans les livres.
Le mouvement s’infiltre telle une drogue dans mes veines lorsque je bascule dans Phèdre de Platon, un spectacle extraordinaire. Ravie par la beauté des arbres et des arbustes en fleur au bord de l’Ilissos, coulant sous une lumière envoûtante, j’écoute dialoguer Socrate et Phèdre, assis l’un près de l’autre à l’ombre. Les deux Athéniens discutent de la beauté, de l’harmonie, de l’amour qui rend heureux et triste, de la jalousie et de la valeur de l’écriture.
J’invente un visage cuivré et des sourcils circonflexes à Socrate; j’imagine Phèdre avec une silhouette fine et des yeux brillants. Je dessine un sentier le long de la rivière.
Le mythe de Theuth que Socrate raconte à son ami ouvre une autre porte dans mon esprit, lève le rideau d’un nouveau théâtre. Je vois Theuth, le dieu inventeur de l’écriture, soumettre sa découverte au roi Thamous. Grâce à l’écriture, les Égyptiens deviendront plus savants et davantage capables de se remémorer, affirme la divinité, la mémoire et le savoir ayant trouvé là une drogue bénéfique. Thamous évoque les dangers de ce philtre, un poison présenté par Theuth comme un remède selon lui, car, bien qu’il puisse stimuler la mémoire, il finira par l’engourdir. L’écriture affaiblira la mémoire, que les hommes cesseront d’exercer, se fiant dorénavant à des empreintes étrangères plutôt qu’à eux-mêmes.
Le rideau tombe sur les derniers mots du mythe. Je crée les mains de Socrate, je les joins sur ses genoux; j’esquisse des cheveux sombres à Phèdre et jonche le sentier de cailloux poussiéreux.
Socrate, a qui Platon prête ses idées, défend la supériorité de la parole sur l’écrit. Le langage oral refléterait l’âme, la vie, il garantirait la vérité; l’écriture se réduirait à un simulacre, à une copie défectueuse de la parole vive, à une chose morte. Illusionniste, l’écrivain ne produirait que l’apparence du savoir, il corromprait la mémoire, il mentirait. L’artiste, comparé à l’écrivain, s’avérerait également un empoisonneur, un magicien qui séduirait par des sortilèges.
Usant du pouvoir de la drogue, j’agrandis l’ombre sous les platanes et multiplie les gattiliers qui ploient sous les fleurs. Je trace une ligne de soleil sur la joue tannée de Socrate. J’ajoute une touche de blanc aux pupilles de Phèdre, car il faut, je crois, donner plus d’acuité à son regard.
La chaleur me semble moins torride quand Socrate, après avoir longuement entretenu Phèdre du côté obscur de l’écriture, fait l’éloge de sa face lumineuse. Même si elle dégrade la mémoire, elle préserverait tout de même un enseignement de l’oubli complet et permettrait de thésauriser des souvenirs pour les générations futures. Enfin, la meilleure écriture, la plus noble, serait celle ramenée au jeu, utilisée pour se divertir.
Une source éclate près des platanes. Des fleurs tombent au pied des gattiliers. Telle une magicienne, je m’amuse à diriger les yeux de Phèdre vers le plateau rocheux au-dessus de la vallée de l’Ilissos, où s’élève l’Acropole, un monument unique d’esprit et d’arts.
Dans les dernières lignes du livre, Socrate demande aux dieux de lui permettre d’acquérir la beauté intérieure, une harmonie que l’extérieur miroiterait. La beauté! L’harmonie! N’est-ce pas ce que l’étudiante du pharmakon, la magicienne, recherche elle aussi? Après sa prière, quand l’Athénien dit « En route! » à son compagnon, il m’exhorte à gravir la colline de l’Acropole, à ne pas freiner le mouvement, le sang.
Je glisse dans La pharmacie de Platon de Jacques Derrida, sorcier qui soustrait l’écriture à la dévaluation faite au nom du langage parlé, seul discours à pouvoir révéler l’âme selon Platon. Derrida loue l’écriture et l’art, les dissocie de l’artifice, de l’imitation et de la mort pour montrer qu’à travers eux la vie et la liberté se déploient. Le simulacre recèlerait le pouvoir de nier la frontière entre le dedans et le dehors. L’art ne se construirait pas sur la ressemblance avec le modèle, mais plutôt sur la différance, la disparition de la présence originaire. Drogue, puissant pharmakon, la création serait cette possibilité d’un espace à la fois de vérité et de non-vérité.
L’étudiante referme La pharmacie de Platon. Elle regarde les piles de livres sur sa table de travail et exhale un soupir.
Le cinquième mouvement : la consciente, la raconteuse de l’histoire
Ce mouvement se développe avec la récapitulation recueillie, méditée, comme la naissance revécue, la conscience intensifiée. Il apparaît au grand jour quand arrive le temps de tout vous raconter.
Voilà mon histoire. J’écris Le Sucrier, vous le savez. Un bon vent des Caraïbes me pousse, un alizé, mais je me sens seule là où je suis. J’entre au doctorat pour vous rejoindre. Je ne vous l’avais pas encore dit. Je m’inscris à un premier séminaire, consacré à l’étude de À la recherche du temps perdu, en ne sachant pas du tout quel serait mon sujet de thèse. J’opte pour ce séminaire parce que Jean-Noël Pontbriand, à qui je demande conseil pour mon choix de cours, m’assure que dans Proust on trouve de tout et que j’y dénicherai sûrement un mouvement pour mes études. Conseil de chasseur expérimenté!
L’écriture proustienne, quelle langue fertile pour me guider dans ma recherche et m’inspirer! Une voix parfaite pour l’impulsion, la vigilance, l’intelligence et l’intoxication. Sans elle, je ne saisirais pas aujourd’hui autant de choses sur l’ambivalence et la mémoire du jaloux. Je serais passée à côté de la couverture rouge et de la couverture jaune. Je n’aurais pas relu des grands romans réalistes, où évoluent tant d’amoureux brisés. Platon et Derrida dormiraient encore dans ma bibliothèque avec Phèdre, Socrate et l’inventeur de l’écriture, un poison dangereux qu’il fait passer pour un remède. Proust m’a conduite jusqu’ici, à l’amour, à la mémoire et à la création comme pharmakons, et c’est à cause de lui que maintenant je sens la drogue circuler dans les veines de Diane, l’artiste. Proust m’ouvre à une lecture différente du Sucrier.
Le sixième mouvement : l’anxieuse, la lectrice du Sucrier
Ce mouvement surgit avec la relecture lente, fatigante, comme une respiration difficile, des nerfs tirés. Il éclate devant l’écran de l’ordinateur, dans la petite pièce aux murs blancs près de la fenêtre. Il éclabousse le lit. Il garde éveillé, il isole.
Le mouvement m’envahit dès que je commence l’analyse du Sucrier. La tâche me semble énorme, contraignante, insurmontable. L’anxiété crée des problèmes : elle brouille les pistes dans le roman et cache des clés de lecture à portée de main. La poitrine oppressée, je remplis des pages de notes en me demandant comment j’arriverai à y mettre de l’ordre. Le pharmakon me mélange! Je doute de mes yeux et de mes oreilles. Avant mon travail avec Proust, je ne portais pas ce poids. J’écrivais Le Sucrier, toutes voiles dehors, sans me poser ce tas de questions difficiles à résoudre.
Avant, je ne m’interrogeais pas sur les rapports entre la parole vive et l’art. Que dit Diane sur l’amour et la jalousie? Peut-on y voir là le reflet de l’âme, le discours vrai dont parle Platon dans le dialogue socratique? Lorsqu’elle vit une crise de jalousie, l’héroïne déchirée se cache derrière ses mensonges. Une fois la crise passée, de nouveau confiante et passionnée, Diane se livre à l’Autre. Comment l’artiste représente-t-elle sa souffrance et son exaltation? Dans une de ses œuvres, elle déforme la parole vive. Pourquoi recourir à l’art pour déformer? Dans une autre, elle dévoile des vérités qu’elle a dissimulées à tous. Pourquoi la vérité émerge-t-elle ici du simulacre?
À quel moment le poison, l’art, se transforme-t-il en remède? Quand Diane prend-elle son cahier pour dessiner ou faire une aquarelle? Trop d’ambiguïté circule. Je n’obtiens aucune réponse claire. Le pharmakon a tout contaminé dans Le Sucrier.
La mémoire de Diane grossit, elle occupe de plus en plus de place dans ma relecture. Elle me pèse sur les nerfs. Elle m’inquiétait si peu, sa mémoire, avant que j’en entreprenne l’analyse. L’artiste mettait des souvenirs en images et lui faire tenir un pinceau ou un crayon m’amusait. À présent, Platon et Derrida ne cessent de m’interroger sur la création de Diane. Quels éléments du passé choisit-elle d’illustrer? me chuchote Platon. Travestit-elle le souvenir? enchaîne Derrida. Où est la vérité, Diane? Mes muscles se tendent : l’infiltration du pharmakon dans la mémoire, dans la création et dans le sentiment amoureux me prendra du temps à comprendre.
Si Le Sucrier apparaissait à l’écran de votre ordinateur, vous seriez surpris du nombre de trios amoureux que j’ai formés. Comment les rivaux et les êtres désirés, détestés, pouvaient-ils se répandre sans que je m’en aperçoive? Je sens leur présence à chaque page du roman et ils me fatiguent. Je sais que vous attendez que je parle d’eux, mais je ne veux pas bafouiller. Vous comprenez, je ne les connais pas assez encore. Mon Dieu, le temps file! Il y a tant de travail à accomplir! Je n’aimerais pas que mes études s’éternisent. Vite! Dépêchez-vous! dis-je à l’inventeure, la chasseresse, la rate, l’intoxiquée, la consciente. Le doctorat devient une charge si lourde entre les bras de l’anxieuse. Le soir, quand je m’étends dans mon lit, je m’efforce de ne penser à rien, j’essaie seulement de ressentir l’alizé sur ma joue. J’espère me réveiller le lendemain débarrassée du mouvement qui rend la vie difficile.
Le septième mouvement : l’apaisée, la femme à la fenêtre
Ce mouvement revient avec le voyage immobile, paisible, comme un être qui s’assoit, un doux baiser. Il grandit dans le texte que je vous écris.
Je vous entraîne avec moi dans le mouvement. Je vous assois à mes côtés dans la petite pièce aux murs blancs. Je vais vous montrer la fenêtre dans laquelle je me repose. J’y trouve toujours quelque chose à étreindre, à fixer. J’embrasse le pré et sa couverture de neige percée de graminées et d’une haie d’épinettes de Norvège qui brise le vent. Je tends les bras pour toucher les montagnes dans leur fourrure de conifères tachée d’ocres pâles se déplaçant avec les nuages. J’attrape un nuage mauve qui s’étire et j’y colle mes lèvres avant d’entrer dans la lumière décroissante. Je vous laisse seul.
Je vous laisse retourner à vos mouvements. La paix revenue, me voilà prête à rédiger le texte de l’examen de thèse, tâche que l’inventeure repoussait de session en session, ne voulant pas affronter cette épreuve. Vous parler me libère. Je comprends enfin que j’écrirai ma thèse de doctorat comme s’il s’agissait de construire une grande métaphore, de déployer son mouvement. Je crois avoir atteint un certain équilibre entre la création et la recherche.