Les contenants utilisés renfermaient jadis sauces et confitures maison. Ouverts et disposés en groupe sur l’herbe et sur la pierre, ils étaient jalousement surveillés pendant toute la durée de nos travaux amateurs, leurs couvercles étant rangés à part. Nous veillions à chaque détail avec sérieux, car nous avions peiné fort ma sœur et moi pour les soustraire à notre mère qui conservait tout ce qui pouvait encore servir. Ces réceptacles étaient destinés à contenir notre nouvelle lubie. Nous allions créer des fragrances pour se parfumer.
Nous affectionnions particulièrement les petits bocaux aux couvercles dorés, étanches, dont le verre était stylisé à la base. Nous les emportions à l’extérieur pour nous livrer à nos expérimentations. L’eau de pluie les remplissait à un rythme inconstant. Nous ne brusquions rien. Notre méthode était naturelle jusqu’à la dernière goutte. On pouvait attendre longtemps, à détester le soleil persistant qui allongeait les délais de notre production. Parfois, la tentation devenait trop forte. Voyant la rangée de pots nous attendant sur le muret de pierres, vides, secs, qui se renvoyaient le soleil les uns les autres le long de leur robe de verre, nous cherchions une solution de rechange. Nous nous approvisionnions à la cuve, derrière la maison. L’ingrédient principal dormait au fond. Un filet d’eau permanent s’écoulait de notre arrosoir brisé. Nous y déposions les bocaux afin de les emplir du liquide, puis nous essuyions, à même nos chandails, l’excédent qui coulait sur la paroi vitreuse. On pouvait voir maman par la fenêtre, sa tête penchée sur la chaussette qu’elle reprisait; elle semblait rire. Je ne saurais dire si c’était à cause de nous, ou si c’était une réaction normale devant une chaussette.
La chasse aux fleurs venait ensuite. En silence, répétant nos gestes presque sacrés, nous nous laissions guider par les éventails de couleurs dans le champ voisin, s’étalant, immense, avec les mauves, les oranges et les rouges de l’été 1995. Les têtes parfumées de nos proies suivaient le vent, embusquées, en touches discrètes dans les buissons. Nous restions sur nos gardes. Les herbes étaient hautes, les mauvaises surtout, et nous fouettaient les jambes. Les plantes qui bavaient ralentissaient notre progression, nous les évitions. Nos mains glissaient sur les tiges, que l’on agitait pour faire circuler les doux effluves, les semer à tous les vents, en attraper quelques-uns au passage. Puis l’on grappillait, selon nos besoins, emportant par poignées les petites corolles. Nous revenions à la course, même pas essoufflées. Heureuses. Convaincue de mon flair, je m’occupais moi-même des mélanges avec entrain, séparant, classant, étalant sur chaque marche de l’escalier de la maison les pétales arrachés un à un.
J’aimais bien les fleurs de trèfle. Elles rajoutaient une petite note sucrée. Les boutons de rose appelaient une autre technique d’extraction. Je pelais d’abord leur petit manteau vert et j’essayais d’écraser le reste de la fleur entre mes doigts. Les pissenlits : éjectés. Les pensées violettes de la voisine avaient peu de potentiel. Elles servaient seulement d’appoint, pour équilibrer le corps du parfum. Les lilas qui poussaient tout près, eux, étaient notre manne. Parfois, la famille nous ramenait des spécimens qui nous étaient encore inconnus. Mon premier lys avait fait le trajet Baie-Comeau – Mont-Joli par voie fluviale pour arriver jusqu’à notre foyer, trônant dans un bouquet avec des petits souffles de bébés pelliculeux et des feuilles vertes et tendres. Nous en avions hérité juste à temps, lui évitant une sécheresse fatale.
Mes compositions alliaient créativité, audace et début de savoir-faire. J’ai même un jour tenté d’inclure dans la mixture de la chair de cerise. L’odeur était épicée et douce à la fois, mais la texture devenait granuleuse et demandait beaucoup de doigté pour la filtrer parfaitement. Chaque mélange était étiqueté par nos soins et le bocal, refermé. Dans une espèce d’attente parfumée.
Bientôt, ma jeune sœur et moi ne suffisions plus à la tâche. Nous avions alors pensé que d’autres personnes auraient peut-être envie de s’imprégner de ces odeurs fabuleuses qui grouillaient au fond de notre cour et de ce paysage d’infini devant la maison. Notre parfumerie artisanale était en pleine expansion. Il fallait agrandir.
Je gérai donc une équipe inexpérimentée, moi-même connaissant bien peu mon affaire. J’étais malgré tout la plus âgée et je guidais nos expériences. La marmaille de la rue joignit nos rangs : les petits Bérubé, les jumeaux Fraser et le dernier des Allaire, sans compter ma cadette qui prendrait la relève dans la tâche de classement. Considérant mon armée de soixante doigts cueilleurs et de six fins odorats, nous allions sans doute percer le marché. Notre équipe était soudée. On trempait des cotons-tiges, imbibés des nouveaux mélanges. On se les passait à tour de rôle. Essayant de mettre des mots sur nos impressions. On pouvait toujours ajouter des éléments, les combiner entre eux. Certains jours, nos découvertes étaient minces, on n’arrivait presque plus à sentir. On s’écorchait les régions olfactives, on ne savait plus ce qu’on cherchait dans cet abime où l’on avançait, les yeux fermés, les poumons gonflés d’espoir. Pendant ce temps, je préparais les cartons, inscrivant sur chacun, de mon écriture rose et encore incertaine, les noms de nos produits : Rose-à-rose, Pousse printanière, Cerises et herbacés, etc. Il ne restait presque plus de contenants, même si chaque jeune voisin apportait ceux qu’il avait sous la main.
C’est sous la grande galerie que nous avions entassé nos parfums, jour après jour, effort après effort. Un des derniers jours d’été, pour souligner la fin de nos cueillettes, j’ai dévissé un pot vitré, un de nos préférés avec le couvercle doré, contenant notre premier mélange, du temps où notre petite entreprise était encore familiale. Juste pour rendre ce moment symbolique. Je l’ai ouvert au milieu de mes comparses parfumeurs. Comment décrire le fané, l’odeur mouillée et trouble de la décomposition, d’une mort végétale enfermée? Une essence de déception?
Tout était parti, dans l’air, comme tout était arrivé. Rejetée sur l’herbe, vidée, goutte à goutte, cette eau croupie qui ne conservait pas l’état premier des odeurs. Dans les bocaux, dont nous avions ensuite retiré les étiquettes cartonnées, nous avions mis nos petits rêves de grandeur. Ces mêmes petits pots où nous avions perdu la joie naïve des fleurs, et avec elles, leur idée d’éternité.