Peut-on concevoir une narration sans déplacement dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire sans mouvement? Les entreprises d’immobilisation les plus radicales de l’histoire littéraire ont débouché paradoxalement sur l’instauration de mobilités alternatives et parfois furieuses. Ainsi L’innom­mable de Samuel Beckett ((Samuel Beckett, L’innommable, Paris, Minuit, (coll. « Double »), [1953] 2004.)), où la stagnation physique du narrateur se trouve contrebalancée par l’extrême motilité des voix et des figures apparemment intrapsychiques qui l’envahissent et se substituent à lui.

Notion vaste, d’une ampleur vertigineuse, le mouvement est primordial dans l’approche scientifique; il a également son importance en philosophie (voir en particulier Bergson et Deleuze ((Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Quadrige »), [1938] 1998; Gilles Deleuze, Cinéma, 1. L’image-mouvement, 2. L’image-temps, Paris, Minuit (coll. « Critique »), 1983 et 1985.))) ainsi que dans les arts (au cinéma en particulier, bien entendu, mais aussi en peinture, en sculpture, en danse, dans les « arts cinétiques », etc.). Difficile, en conséquence, d’aborder le mouvement dans sa globalité, même si la réflexion créative – que je revendique ici – peut se prêter à la saisie « molaire » des problèmes, alors que la recherche spécialisée tend inversement à privilégier l’approche « moléculaire » (pour parler comme Deleuze et Guattari). On pourrait commencer par rappeler que la parole est d’emblée mouve­ment. Giorgio Agamben mentionne dans Idée de la prose qu’Origène en parlait comme d’un cheval : « Origène nous dit que le cheval est la voix, la profération de la parole, qui “court avec plus d’élan et d’ardeur que n’importe quel destrier” ((Giorgio Agamben, Idée de la prose, Paris, Christian Bourgois (coll. « Détroits »), [1988] 1998, p. 25-26.))». On montrerait ensuite que la parole écrite se meut dans l’espace de la page, surface dont Georges Perec a mis en relief la spatialité matérielle dans Espèces d’espaces ((Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée (coll. « L’espace critique »), [1974] 2000.)), en l’inscrivant aux côtés du lit, de la chambre, de l’appartement, de la rue, et ainsi de suite. L’écriture, comme la lecture, sont déplacements dans l’espace-temps de la page et du livre (ou encore, aujourd’hui, du blogue, du site, du web…). On pourrait aussi souligner ce que la créativité doit au mouvement. Créer, c’est mettre les choses en mouvement, c’est mobiliser le monde, c’est « reconfigurer la carte du sensible », comme dit Jacques Rancière ((Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.)), de manière à proposer de nouveaux espaces, de nouveaux temps, des vitesses autres. Il y a dans créer une mouvance et une vitalité – peut-être ce que l’on appelait, à une autre époque, « l’élan créateur ». On pourrait enfin, en resserrant un peu l’angle d’approche, relever les relations que le mouvement entretient plus particulièrement avec l’art prosaïque. La métaphore courante de la « marche de la prose » est très parlante : la prose est avancée, «continuité», dit Jean-Paul Goux dans La fabrique du continu ((Jean-Paul Goux, La fabrique du continu : essai sur la prose, Seyssel, Champ Vallon (coll. « Recueil »), 1999.)). Or qu’est-ce qui assure cette continuité sinon le mouvement – transformation des éléments narratifs, glissement des figures du récit, filage des métaphores, etc.?

Pour importante qu’elle soit, l’approche molaire n’est pas suffisante en soi. À favo­riser exclusivement la saisie intuitive et globale des problèmes, on risquerait de n’exprimer que des généralités. La recherche-création, telle que je la conçois, doit être à la fois molaire et moléculaire, globalisante et particularisante, intuitive et analytique. Aussi vais-je me pencher, dans ce texte, sur une mani­festation particulière du pro­blème général du mouvement dans la création littéraire et plus spécialement dans la création narra­tive. Il s’agit de ce que j’appelle le mobile. Non pas le mobile au sens policier du terme (« le mobile du crime »), ce qui nous déporterait vers l’étude du polar. Je ne parle pas non plus des « mobiles » de Calder ni des objets suspendus destinés à hypnotiser les bébés! Le mobile dont je parle peut être défini, au moins provisoi­rement, comme un objet narratif en mouvement. C’est la fonction de cet objet dans la création narrative, c’est-à-dire dans le processus de lancée et d’avancée du récit, que je me propose d’interroger.

Cette réflexion sur la création littéraire s’inscrit dans une démarche que j’ai entreprise il y a plusieurs années et qui se déploie aujourd’hui sur trois volets. Le premier volet est créatif. C’est de l’écriture que procède mon intérêt pour la mobilité narrative. Dans tous les récits que j’ai écrit jusqu’à maintenant – Relief (récit poétique paru au Noroît), Vers l’Ouest ou encore La science des lichens (proses narratives parues aux Éditions numériques Publie.net) ((Mahigan Lepage, Relief, Montréal, Éditions du Noroît, 2011; Vers l’Ouest, Éditions numériques Publie.net (coll. « Décentrements »), 2009 [http://www.publie.net/tnc/spip.php?article286]; La science des lichens, Éditions numériques Publie.net (coll. « Décentrements »), 2011 [http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504059/la-science-des-lichens].)) –, on trouve des mobiles, en l’occurrence des camionnettes pick-up, des voitures, des autocars, des trains, des avions, etc. Il ne s’est pas agi d’un choix délibéré : je n’ai jamais prémédité l’inclusion de mobiles dans mes textes. Simplement, pour moi, dès qu’il y a récit, il y a mouvement, et les véhicules – qui sont un type particulier et privilégié de mobile – agissent le plus souvent comme vecteurs de ce mouvement. Le deuxième volet est heuristique. J’ai commencé cette année à constituer un corpus de « récits embarqués » contemporains. J’appelle « récits embarqués » les narrations montées sur des moyens de transport motorisés ou non (barque, train, automobile, avion…), à condition qu’elles ne représentent pas que des séquences à l’intérieur d’une totalité romanesque (d’où l’importance du mot « récit »). Chez Jean-Philippe Toussaint, par exemple, on trouve plusieurs séquen­ces de narrations motorisées (sur bateau, sur moto, etc.) : c’est là un ressort narratif assez ancien, dont on retrouve déjà des manifestations chez Balzac, chez Flaubert, chez Hugo, chez Proust aussi bien sûr. Je m’intéresse au contraire aux récits qui se définissent entièrement, intégralement par leur nature « embar­quée » : par exemple, Les eaux étroites de Julien Gracq ((Julien Gracq, Les eaux étroites, Paris, José Corti, 1976.)) (récit en barque), Paysage fer de François Bon ((François Bon, Paysage fer, Lagrasse, Verdier, 2000.)) (récit ferroviaire) ou Le tramway de Claude Simon ((Claude Simon, Le tramway, Paris, Minuit, 2001.)). Je pourrais aussi citer d’autres textes de jeunes auteurs moins connus : par exemple, Contact de Cécile Portier ((Cécile Portier, Contact, Paris, Seuil (coll. « Déplacements »), 2008.)), Ferroviaires de Sereine Berlottier ((Sereine Berlottier, Ferroviaires, Éditions numériques Publie.net (coll. « Zone risque »), 2009 [http://publie.net/tnc/spip.php?article62].)) ou La Mancha d’Arnaud Maïsetti ((Arnaud Maïsetti, La Mancha, avec des photogrammes de Jérémy Liron, Éditions numériques Publie.net (coll. « Zone risque »), 2009 [http://publie.net/tnc/spip.php ?article230].)) (récit ferroviaire). Ce ne sont pas forcément des « récits de voyage »; en tout cas, pas si l’on entend la notion de « voyage » dans le sens d’un dépaysement. La plupart de ces textes sont ancrés dans l’ici des auteurs (français, en l’occurrence) et non pas dans l’ailleurs : ils déploient généralement des paysages de ville, de banlieue ou de province françaises. Dans ma recherche postdoctorale menée à l’Université Laval, j’ai entre­pris d’interroger la contemporanéité de ces récits embarqués. Le troisième et dernier volet est réflexif. L’objectif est de développer une réflexion sur la création littéraire à travers les notions de mouvement et de mobilité. C’est dans ce volet que s’inscrit le présent article.

Il s’agit d’examiner quel rôle peuvent jouer les objets narratifs en mouvement dans le processus créatif. Assurément, les mobiles ne sont pas que des thèmes. Les récits embarqués déploient des paysages, champêtres ou urbains, dont les élé­ments – forêts, maisons, usines, commerces, rivières, etc. – paraissent former des ensembles thématiques. Les mobiles peuvent aussi par moments faire partie du paysage – on verra ainsi d’autres camionnettes, ou la camionnette même où l’on montera bientôt, ou encore celle dont on vient de descendre –, mais ils ressortissent habituellement davantage à sa composition qu’à l’univers de ses composantes. C’est là, à mon sens, tout l’intérêt du mobile : il s’agit d’un objet narratif non seulement structuré, mais aussi structurant. Plus encore : le mobile, lorsque la narration y est montée, tend à s’effacer. C’est précisément ainsi que Heidegger décrivait, dans ses Chemins qui ne mènent nulle part, le « produit » employé comme « outil » : « Mieux un produit nous est en main, disait-il, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel marteau), et plus exclusivement le produit se maintient en son être-produit ((Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), [1949] 1962), p. 73.)) ». On embarque le récit dans une camionnette ou dans un train; aussitôt, on ne voit plus la camionnette, ou ne voit plus le train : ils ne sont plus ce qui est vu, mais le point depuis lequel on observe le paysage au-dehors. Or, ce point de vue tend à se faire oublier au profit de l’agencement des éléments extérieurs. C’est le ressort même de l’illusion – littéraire, mais aussi cinématographique et autres – que de faire oublier l’outillage de la représentation. On est pris alors par la magie d’un monde recréé, mobilisé.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, de tels récits – embarqués et paysagers – ne sont pas purement descriptifs. Sont racontés d’abord le trajet lui-même, la traversée, mais aussi des histoires liées aux choses vues : des souvenirs de travail usinier en Allemagne dans Paysage fer de François Bon par exemple, ou encore des souvenirs de lectures d’Edgar Poe dans Les eaux étroites de Julien Gracq. Cette façon de faire récit permet de contourner les règles d’ordon­nan­cement de la narration classique : état initial, transformations, etc. Le paysage se présente d’abord comme un chaos, un désordre ou une profusion. La séquence d’apparition des éléments paysagers peut aller à l’encontre de l’ordre narratif chronologique ou causal. S’il s’agit de retraverser un territoire autobio­graphique par exemple, l’école secondaire peut se présenter avant l’école primaire, les lieux de l’adolescence avant les lieux de la prime enfance… Si le paysage n’est pas lié à des souvenirs mais découvert au présent, le désordre sera davantage spatial; dans le monde contemporain, la déhiérarchisation des éléments est particu­lièrement frappante : un cimetière côtoie un supermarché, une vue champêtre est brisée par une publicité géante, etc. La seule force structurante devient alors celle du trajet, lequel n’est pas préconstruit; il est narratif, c’est-à-dire qu’il est le fait du récit. À vrai dire, le récit se fait lui-même trajet : pour progresser narrativement, il faut lier lentement les images-perceptions ou les images-souvenirs les unes aux autres, jusqu’à faire émerger peu à peu de l’ordre et du sens de ce que François Bon appelle, dans Paysage fer, « le chaos de la vision ((François Bon, op. cit., 4e de couverture.)) ».

Objet narratif, le mobile ressortit ainsi davantage à l’acte de raconter qu’au contenu narratif, davantage au « récit » qu’à l’« histoire » (pour reprendre la vieille distinction de Benveniste). J’hésite à en parler comme d’une stratégie narrative, puisqu’il ne m’apparaît pas comme un simple moyen, mais aussi comme sa propre fin : le récit devient cela même qui le met en branle, il devient intrinsèquement, essentiellement ferroviaire, automobile ou aéronautique. Il ne s’agit pas non plus d’une simple technique, imitable, reproductible. On peut dire sans jeu de mots que le mobile agit comme un véritable moteur narratif. Il imprime son mouvement au récit, il est force (moyen) et forme (fin) à la fois. C’est une machine, à n’en pas douter. Et à la manière d’un moteur, à la manière d’une machine, le mobile conserve une part d’autonomie et d’imprévisibilité : il nous emporte. Autrement dit, lorsqu’on lance un mobile, on ne sait pas où cela va nous conduire… Lancer un mobile : voilà bien de quoi il s’agit. En l’occurrence, ce geste n’est absolument pas séparable de l’acte de lancer le texte ou de lancer le récit, puisque, comme je l’ai dit, ce texte, ce récit sont par nature mobiles, embarqués. Il y a un mystère, un incontrôlable, proprement créatifs, dans ce geste, dans ce lancement. Cela procède d’une sorte de saut mental, d’une projection dans l’inconnu. Quand on monte la narration sur rails ou sur route, on ne sait pas d’avance dans quoi on s’embarque, pour dire les choses un peu vulgairement. Parfois, on décide du point de départ du trajet, sans savoir précisément quel sera le point d’arrivée. Et même si l’on a une idée (plus ou moins vague) du point de chute, on ne sait ce qui, en chemin, se présentera, ni dans quelles strates de mémoire, d’inavouable, de conflit on sera transporté. L’écriture déploie son mouvement propre, à la fois progressif (en avant), régressif (en arrière) et digressif (sur les côtés, à l’écart). S’engageant dans un récit embarqué, on est emporté dans le mouvement du mobile.

Dans Le tramway de Claude Simon, par exemple, la narration semble littéralement tractée par la « motrice » du tram. Le récit glisse d’une image à l’autre : un monument, une plage, une école, une maison, une chambre d’hôpital. Il charrie au passage des images-souvenirs douloureuses : celle, en particulier, de la mère momifiée dans sa maladie. Ce qui assure la transition entre ces images fixes, ces corps immobiles, ces masses de mémoire inerte, c’est le mouvement de la narration faite tramway, faite transport.

Lancer un mobile, c’est en quelque sorte arrêter le temps du monde et ouvrir la possibilité d’une autre temporalité – c’est-à-dire aussi d’une autre spatialité, temps et espace étant, depuis Einstein au moins, inextricablement liés. En créant des continuités, en établissant progressivement un espace-temps autre – un espace-temps narratif –, on rend petit à petit visibles des lois qui, dans la réalité, sont subies dans une sorte d’aveuglement. Il faut relire Les eaux étroites de Gracq : au fil de la recréation du trajet en barque, les pentes jaunies, mangées de lichens de l’Èvre, se réveillent de leur insignifiance :

Ce n’est pas tellement l’empreinte d’un passé fabuleux qui laisse peser sur le vallon mort une menace imprécise, c’est plutôt un sentiment de distraction totale par rapport au train de la vie courante. Rien n’a bougé ici; les siècles y glissent sans trace et sans signification comme l’ombre des nuages : bien plus que la marque d’une haute légende, ce qui envoûte ce val abandonné, cette friche à jamais vague, c’est le sentiment immédiat qu’y règne toujours dans toute sa force le sortilège fondamental, qui est la réversibilité du Temps. Ces ravins ingrats de la lande occidentale que tache sans les égayer le jaune mort des ajoncs, j’ai peine où que ce soit, quand je les rencontre, à m’en déprendre : il me semble que j’y marcherais tout le jour […]. Ce n’est pas une trace fabuleuse que je viens chercher dans les landes sans mémoire : c’est la vie plutôt sur ces friches sans âge et sans chemin qui largue ses repères et son ancrage et qui devient elle-même une légende anonyme et embrumée : le faussaire d’Ossian, sans le savoir, s’y retrouve poète ((Julien Gracq, op. cit., p. 67-68.)).

Gracq parle bien mieux que moi de ce saut mental que j’ai tenté d’évoquer. « Dis­traction totale » par rapport à la vie courante; et pourtant, on ne se trouve pas d’emblée devant du légendaire ou de l’éternel, mais devant la vie même « larguant ses repères ». Le temps se distrait de son cours monotone et plat; il peut même s’inverser (« la réversibilité du Temps »). On est passé dans une autre temporalité. Gracq se garde bien de dire que ce temps, c’est celui-là même qu’instaurent la phrase et le récit, tout simplement parce qu’il s’agit là du ressort de son illusion : le monde mobilisé et recréé doit apparaître comme la réalité. Pourtant, il faut insister là-dessus : c’est dans l’écriture elle-même, dans l’écriture embarquée, et nulle part ailleurs, que l’on accède à cette qualité de temps et d’espace, en laquelle le paysage, jusqu’en ses détails les plus anodins et les plus « pauvres », s’élève au sens.

À titre d’outil littéraire, le mobile peut être engagé au service de l’invention ou, au contraire, au service de la convention. Des mobiles sont présents dans toutes les formes de littérature narrative : science-fiction (les vaisseaux spatiaux), romans d’exploration (bateau, sous-marins…), récits de voyage, etc. Mais lorsque le mobile n’est plus seulement un moyen (ressort romanesque, voie vers l’ailleurs, etc.) mais une fin, plus seulement une force mais une forme, quand le transport lui-même est fait littérature, comme c’est le cas dans les récits embarqués contemporains, alors les modèles établis de narration vacillent. On peut relever différents écarts par rapport à la norme narrative : prédominance structurelle du trajet sur l’intrigue romanesque ou sur la quête du récit de voyage; déploiement d’une narrativité sans personnages, ne tenant plus qu’aux seules variations du paysage; introduction de ce qui relève normalement de l’avant-texte (notations in situ, repérages) dans la textualité narrative elle-même, dans le récit qui est donné à lire. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres renversements possibles.

Ainsi le récit embarqué, dans ses formes les plus intégrales, contribue-t-il pleine­ment au renouvellement et à la vitalité de la création narrative contemporaine.