Audrey ne put réprimer un cri lorsque l’officier tira le drap blanc qui recouvrait la silhouette de Francis. Son corps devenu raide sur le lit métallique et froid. C’était bien lui, mais un autre lui, un Francis sans vie. Ses beaux cheveux châtains lui collaient au visage, si bien qu’Audrey eut le réflexe de lui dégager le front. Ses yeux demeuraient clos, ne voulaient plus s’ouvrir. Ce qui frappa davantage Audrey fut le sillon qu’avaient creusé les larmes sur le pourtour des yeux, avant que tout ne devienne noir. Les lèvres de Francis ne semblaient pas sèches, juste légèrement bleuies. Audrey aurait voulu les réchauffer, y déposer un baiser, mais la présence de l’officier la rendait mal à l’aise. Ce dernier lui demanda si elle désirait voir le reste du corps. Audrey hocha la tête et le drap glissa, dévoilant un Francis rachitique. Son chandail jaune, taché de rouge, puis ses poignets souillés de sang brunâtre. Une incision sur chacun d’eux, là où la chair s’était déchirée, là par où la vie s’était enfuie. Les yeux d’Audrey ne voulaient plus quitter ses poignets. Elle les trouvait si maigres, les plaies si larges et le sang si laid. Les joues creuses, les côtes saillantes, les jambes frêles du jeune homme ne lui appartenaient plus. Il avait déjà déserté son enveloppe charnelle. Il voyageait vers un autre monde que le sien. Audrey fit signe à l’officier de ramener le drap sur son fils.
Même caché sous le tissu blanc, Francis la hantait encore. L’image de ses poignets l’obsédait. Audrey ne pouvait s’empêcher de s’imaginer Francis quelques secondes avant qu’il n’enfonce la lame dans sa chair. Un film projeté en boucle dans sa tête, une fable inventée pour ne plus le savoir seul avec la mort. Francis et ses mains tremblotantes, sa respiration saccadée, ses yeux mouillés de larmes. Sa main enserrant le couteau dont Audrey s’est servie pour couper le rôti de porc. Francis étendu sur le carrelage froid de la salle de bain. Francis vêtu du gilet offert par Audrey l’automne dernier : « ça te donne du teint », lui avait-elle fait remarquer. Audrey ne se doutait pas que le mariage du jaune et du rouge pouvait être si choquant.
L’officier posa une main sur l’épaule d’Audrey. Sans qu’elle sache trop pourquoi, cette main la troublait. Elle n’en sentait pas la chaleur ou la bienveillance, mais plutôt la pitié. Une pitié toute froide qui pénétrait son épiderme et dépouillait Audrey de ses dernières forces. Elle recula, se dégagea. L’officier toussa, gêné. Audrey lui demanda si elle pouvait signer les registres un autre jour. L’officier la toisa un instant, puis lui répondit que si c’était ce qu’elle désirait vraiment, il pourrait attendre quarante-huit heures, mais pas plus. Elle le remercia de sa compréhension et le pria de la reconduire jusqu’à la sortie. Lorsqu’ils longèrent le couloir de béton, Audrey crut déceler entre les dalles du mur une odeur de moisi, comme si de la viande avariée avait été dissimulée entre les cloisons. Elle retint sa respiration jusqu’à ce qu’ils atteignent la porte. Et si Francis dansait déjà avec les autres morts, une bière dans une main, un joint dans l’autre? Audrey ne pouvait plus supporter cet endroit. Il fallait s’en éloigner. Et vite.
Elle claqua la portière et démarra sa voiture. Personne pour lui faire payer son ticket de stationnement. Tant pis. Audrey appuya sur l’accélérateur, quitta la morgue, soulagée. Elle conduisait avec une assurance dont elle ne se croyait pas capable, klaxonnant les plus lents, se faufilant entre les autres automobiles à une vitesse folle. Le trajet, qui tout à l’heure s’était échelonné sur une quinzaine de minutes, n’en dura que sept. Audrey tremblait lorsqu’elle arriva chez elle. Échappa ses clés à deux reprises avant de pouvoir déverrouiller la porte. Une fois dans le vestibule, son reflet dans le miroir la fit sursauter. Cette vieille chipie aux paupières gonflées, c’était qui? Elle avait envie de la prendre par le bras et de la renvoyer gentiment chez elle. Pardon, ma chère dame, mais je crois que vous vous êtes égarée. Elle lui intima de déguerpir. Ses lèvres remuèrent. Elle se toucha la joue gauche. Une larme vint mouiller ses doigts. Peine perdue. Elle devrait côtoyer cette pauvre femme pour un moment encore. Il fallait bien se faire une raison. Audrey lui tourna le dos, déboutonna son manteau, détacha son foulard, enleva ses bottes.
Les rideaux étaient tirés. Audrey, qui d’ordinaire ne supportait pas la pénombre, se sentait en sécurité dans cette maison de fusain. Plus de lumière. Juste le vide. Et la voix de Francis en sourdine qui s’accordait à la respiration d’Audrey. Le noir, la voix de Francis. Tout était là.
Le chat. Audrey l’avait oublié. Léa n’avait plus de nourriture. Elle cognait son museau contre son bol vide. Audrey l’observa. Un chat, ça pouvait survivre combien de temps sans manger? Francis. C’était sa journée. Litière et croquettes. Audrey ne s’occuperait de rien. Elle ne lui ferait pas ce plaisir-là même si Léa se plaignait. Point à la ligne. Elle se contenta de lui caresser la nuque en répétant « belle fille ». Léa miaulait avec une intensité qui fit rire sa maîtresse. Elle la taquina en lui rappelant que ce n’était pas la fin du monde. Francis la nourrirait bientôt. Elle n’avait rien à craindre. Jamais il ne l’avait laissée mourir de faim.
Audrey monta à l’étage. Elle irait quand même l’avertir que son chat l’attendait, au cas où il ne l’aurait pas remarqué. Il était comme ça, ces derniers temps. Dans la lune. Audrey devait souvent répéter avant qu’il ne daigne l’écouter. Elle mettait son indifférence sur le compte de l’adolescence. Une façon de se rebeller contre l’autorité parentale. Audrey ne s’en formalisait pas. Elle aussi avait déjà vécu ce bouillonnement intérieur, ce désir presque vital de se sentir en marge, à part des autres. Elle se rappelait avoir porté une mini-jupe dans le simple but d’ébranler les valeurs religieuses de son professeur de troisième. Elle en avait eu assez des uniformes, synonymes d’oppression et de conformisme.
La porte de sa chambre. Fermée. Audrey hésita avant de cogner. L’impression soudaine de franchir une zone interdite, de dérober un trésor gardé secret. Pourquoi tremblait-elle? Pourquoi le sol lui semblait-il si glacial? Qui avait joué avec le thermostat? Elle pensa à la vieille chipie du miroir. Se promit de se venger. Puis, sans même avertir son fils, elle entra dans sa chambre. Vide. Francis n’y était pas. Elle était pourtant certaine de l’avoir entendu fredonner quelque chose, certaine qu’elle le retrouverait étendu sur son lit, les yeux rivés au plafond, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. Étrange. Les draps défaits et les disques compacts épars sur le plancher la consolaient. Francis reviendrait. En attendant, Audrey pourrait peut-être mettre un peu d’ordre dans tout ce cafouillis. Juste un coup de balai et un brin d’époussetage. Elle ne toucherait pas au lit. Francis ne s’apercevrait de rien.
Et puis non. Audrey s’obligea à quitter les lieux. C’était à lui de nettoyer sa chambre, comme c’était à lui de nourrir le chat. Plus de traitement de faveur. Audrey en avait marre de toujours ramasser les miettes. Tant pis s’il s’étouffait dans sa poussière. Ça lui apprendrait. Léa apparut. Elle s’allongea sur le lit, là où Francis dormait habituellement. Elle replia ses pattes de devant, posa sa tête sur l’oreiller. Audrey se trouva cruelle. Léa n’était qu’un chat. Elle n’avait pas à jeûner parce que Francis l’avait négligée. Audrey sortit de la chambre, dévala l’escalier, trouva le sac de nourriture et remplit la gamelle du chat à ras bord. Léa apparut et se jeta sur sa pitance comme si sa vie en dépendait. Audrey lui caressa la nuque. Elle se surprit à verser quelques larmes. Léa mordait dans sa nourriture, c’était beau et triste à la fois. Jamais Francis ne dévorait son souper comme elle le faisait. Il se contentait de picorer ici et là dans son assiette, sans grand enthousiasme. Audrey avait arrêté de le sermonner lorsqu’il s’était fâché contre elle. Ce soir-là, il l’avait traitée de control freak, s’était levé de table et avait jeté tout son repas dans les poubelles. C’est ça que tu veux? Si j’deviens anorexique, tu vas t’en vouloir, hein? Audrey avait compris. Compris que son alimentation ne la regardait pas. Francis n’était plus un gamin à qui l’on doit couper son jambon en petits morceaux. Seize ans. Audrey avait réalisé que son fils n’avait plus autant besoin d’elle qu’avant.
Sa vessie était sur le point d’exploser. Audrey courut à la salle de bain. Erreur. Lorsqu’elle en franchit le seuil, l’odeur de viande avariée, celle de la morgue, se ranima. Des mains invisibles lui enserrèrent le cou si fort qu’elle perdit connaissance. Avant de défaillir, elle eut tout juste le temps d’apercevoir une tache brune sur le carrelage. Elle recouvra ses esprits une vingtaine de minutes plus tard. Un goût de plomb dans la bouche. Elle était étendue sur le plancher. Froid. Avait mal à la tête. Elle appela son fils. Francis? Francis? Réponds-moi. S’il te plaît. S’il te plaît mon amour. T’es où? Elle se tourna de côté. Vit le sang séché près de son visage. Tout près. Elle eut un violent haut-le-cœur, puis sentit un liquide chaud couler entre ses jambes. De l’urine. Elle parvint avec peine à se mettre à genoux. Approcha sa tête au-dessus de la cuvette. Ce n’était pas seulement ses tripes qu’elle vomissait, mais la haine. Envers lui, envers son fils. La haine de son geste, la haine de son désespoir d’adolescent. Francis, grommela-t-elle. Espèce de salaud! Tu voulais que j’te laisse tranquille. J’suis capable, maman. Arrête d’avoir peur que j’me casse le cou, ok? J’t’ai laissé tranquille, mon homme. Pis toi, pis toi. Tu broies du noir en cachette. Tu crisses ton camp sans même m’en parler. Tu m’faisais pas confiance, c’est ça? J’tais pas assez cool pour comprendre c’que tu vivais? C’est ça?
Sa tête reposait sur la cuvette. Elle tira la chasse d’eau. Tout disparut. L’eau redevint claire, cristalline. Elle songea au corps de Francis qui pourrissait dans une boîte de métal, à l’abri des regards. Elle songea aux funérailles à venir, à la main de l’officier sur son épaule, cette main suintant la pitié, à toutes les autres qui s’abattraient sur ses épaules. Quarante-huit heures. Il ne lui restait plus que quarante-huit heures avant d’officialiser la mort de Francis. Quarante-huit heures de sursis. Elle n’eut plus qu’une envie. Partir. S’éloigner de cette salle de bain. L’urine sur ses cuisses lui brûlait la peau. Elle n’eut pas la force de se doucher. Il y avait plus urgent.
Elle se dirigea vers sa chambre telle une automate. Remplit une valise de vêtements. Léa monta sur son lit et l’observa avec curiosité. Audrey déposa un baiser sur sa tête. Lui fit promettre de bien s’occuper de la maison en son absence. Puis elle descendit au premier, enfila son manteau, ses bottes, son foulard, sa tuque. Elle observa son reflet dans le miroir du vestibule une dernière fois. La vieille dame était toujours là. Elle puait le vomi et l’urine. Audrey la trouva bien mal en point. Tant pis. Ce n’était pas de ses oignons, pensa-t-elle en refermant la porte derrière elle.
Elle marcha vers sa voiture. Voulut prendre ses clés. Trouva autre chose. Un bout de papier. Elle ne le déplia pas. Cela faisait au moins cent fois qu’elle le lisait. Elle le connaissait par cœur. Le relire maintenant l’empêcherait de s’évader. Elle se souvint avoir rangé ses clés dans son sac à main. Bon. Elle ne savait toujours pas vers où elle roulerait. Ce n’était pas ça l’important. Il lui fallait oublier. Oublier son fils pendant deux jours. Et peut-être, qui sait, pouvoir vivre sans lui pendant longtemps.