Le phénomène de l’inspiration est au cœur de la parole comme expression de l’être. Sur ce point autant Platon que Boileau ont parlé de la relation qu’on peut établir entre la mystérieuse origine de cette parole et le fait qu’elle ne puisse se manifester que chez ceux qui ont reçu du ciel en naissant un certain talent grâce auquel ils peuvent exprimer, de façon belle, des vérités qui ne viennent pas d’eux, mais d’ailleurs. Plus précisément, de chez les Dieux. Ce qui aurait pour effet de réserver le don de l’expression à un certain nombre de privilégiés choisis par le destin. Cette constatation ne règle pas la question de l’inspiration, mais nous en fait voir la complexité et la profondeur, qui deviendront plus évidentes si nous nous donnons la peine de nous pencher sur les facultés à l’origine des œuvres considérées comme inspirées, à savoir celles qui ont été, par la tradition, classées comme tel.
Pour y aller directement, j’affirme que, oui, les grandes œuvres sont inspirées, mais elles ne sont pas nées par génération spontanée sur la langue de certaines personnes qui ont reçu, en naissant, le don de la parole. Tout le monde naît muet et la parole est, pour chacun d’entre nous, autant une conquête qu’un don. Parce qu’elle est conquête, elle demande, de notre part, travail assidu et persévérant; parce qu’elle est don de l’esprit en nous et par nous, elle exige que nous devenions suffisamment malléables pour permettre aux mouvements de l’esprit de s’immiscer dans notre langage et de le transformer en un lieu privilégié d’épiphanie et de révélation.
Les vérités spirituelles ne sont pas la conséquence d’un exercice de la raison en quête de certitudes et de démonstrations. Elles se révèlent à nous de l’intérieur d’une expérience qui exige la participation de tout l’être, contrairement aux vérités scientifiques, qui sont la conséquence d’une application juste et adéquate des principes mis au jour par la raison et auxquelles le chercheur doit demeurer fidèle s’il veut aborder les rivages des vérités abstraites.
Il n’y a pas de don en science, mais du travail et, nous apprennent souvent les savants eux-mêmes…de la chance. C’est bien modeste comme affirmation, et il est légitime de penser que le chercheur lui-même est souvent déporté, quasi malgré lui, sur des pistes qu’il n’avait aucunement prévues mais qu’il accepte de suivre, par intuition, comme on dit, sans jamais préciser ce que ce mot signifie vraiment. Sans vraiment prendre totalement conscience, ni même reconnaître, qu’il s’agit alors d’une manifestation de la vie de l’esprit. Le savant lui-même, lorsqu’il demeure fidèle à l’interrogation qui met son être en marche, doit demeurer attentif aux mouvements de l’être en lui, de même qu’aux suggestions de l’esprit qui lui parle à travers ses recherches et ses attentes, même s’il décide de nommer cela autrement ou de nier tout simplement qu’il s’agit là d’une manifestation d’autre chose que la résultante de la précision de ses instruments de perception.
Trop souvent la science s’en tient à ses postulats et observations pour procéder à l’élaboration du monde de la raison au-delà duquel rien ne se trouve qui vaille la peine qu’on s’en occupe, nous affirment en chœur tous les rationalistes qui, par principe, refusent de regarder au-delà de la limite imposée par les postulats qui guident leur conduite. Le sacré, le mystérieux, le transcendant sont des chimères qui préoccupent les rêveurs et auxquelles les personnes sérieuses et cultivées ne s’intéressent pas vraiment.
Pourtant ce sacré, ce mystérieux, ce transcendant existent, même si on les refoule dans les marges de nos sociétés florissantes ou dans les undergrounds de nos vies sociales en manque d’absolu qu’on tente de rencontrer au fond d’excès qui ont tous en vue d’abolir la conscience à l’origine de nos malaises existentiels, nous permettant de retrouver une sorte d’inconscience quasi prénatale et un engourdissement autant de nos facultés mentales que de ce qu’elles nous distillent au jour le jour comme le souci, l’angoisse et autres malaises de même nature.
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C’est avec ce sacré et ce mystérieux que la littérature (et même la philosophie) ont relation. C’est pourquoi la question de l’inspiration a toujours hanté autant les poètes que les métaphysiciens même si la conception qu’on a eue, autant de la chose que de la façon dont elle nous devient présente, a beaucoup évolué. Ce qui est rempli de mystère et de sens occulte vient des Dieux disaient les anciens Grecs, repris en cela par beaucoup de penseurs plus modernes, même si la nature du Dieu auquel on se réfère a beaucoup varié au cours des siècles.
Une chose demeure : le mot inspiration a généralement désigné la voie empruntée par l’esprit pour se révéler, et les inspirés ont toujours été considérés comme des exceptions, choisis par l’esprit pour se manifester aux humains et les éclairer autant sur sa nature à lui, de même que son origine, que sur celle des humains.
Mais il demeure difficile de déceler la présence de cet esprit dans le monde. Ce qui a conduit les sociétés, principalement les sociétés archaïques, à se choisir un représentant officiel de l’esprit parmi eux. Ce furent les shamans, les gourous, les prêtres, les prophètes, les mages, les poètes, etc. Ces êtres choisis par l’esprit lui-même, ou désignés par la communauté pour jouer ce rôle, devenaient des intermédiaires entre les deux mondes : le monde immédiat et l’autre, qu’on ne peut atteindre que par médiation.
Il en fut ainsi tant et aussi longtemps que le monde de l’esprit fut considéré comme réel, différent du monde dans lequel les hommes se débattent au jour le jour, mais entretenant avec ce monde en souffrance une relation autant de pouvoir que de présence. La venue de ce qu’on appelle la modernité a vu apparaître des humains acceptant d’être non seulement mortels, mais matériels au point de se définir eux-mêmes comme un cri entre deux silences.
Pour ces modernes, il n’y a rien à espérer après la disparition de la matière corporelle retournant à l’humus originel. L’esprit n’est rien d’autre qu’une sécrétion de nos humeurs, de nos viscères et de nos neurones. Une fois ces viscères, humeurs et neurones disparus, il ne reste plus rien de nous puisque nous ne sommes rien en dehors des sécrétions qu’elles engendrent. Il faudrait donc, selon ce point de vue, nous résigner à n’être qu’un ovule fécondé par le néant et agir en conséquence. Dans un tel contexte, l’idée même d’inspiration devient le symptôme d’une maladie mentale propre à celui qui refuse ce qu’il est et espère, à partir d’on ne saurait dire au juste pourquoi, trouver une issu à son cul-de-sac.
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Si les Anciens croyaient à l’inspiration, c’est parce qu’ils croyaient en l’existence des Dieux et de l’âme qui en était un reflet pour ne pas dire un autre visage. Et la parole était pour eux le lieu propre où établir un dialogue avec les Dieux qui parlaient aux hommes par le langage, lui-même considérée comme une invention divine, entendons de l’esprit, et non des viscères qui, ayant tout à coup suffisamment évolué, seraient devenues aptes à produire des sons remplis de messages semblables à ceux des animaux, mais (il faut manifester d’une quelconque façon notre supériorité) beaucoup plus complexes. Un point c’est tout. Les mots nous viennent de la tradition et de la complexité de notre cortex. Bien malade est celui qui ose penser le contraire. S’imaginer, par exemple, que, par le langage, l’homme est mis en relation avec une dimension différente, spirituelle, de la réalité coutumière, qu’il accède à une partie secrète, cachée de son être grâce à laquelle le salut de cet être, et avec lui l’accomplissement de ses désirs les plus secrets, sont possibles, relève de l’utopie pour ne pas dire de la mauvaise foi. (Sartre, pour sa part, qualifiait ceux qui pensaient ainsi de salauds).
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L’expérience nous apprend que le langage peut devenir, lorsqu’on lui permet d’aller au bout de ses possibilités, un lieu particulier grâce auquel la personne peut passer d’un niveau de conscience à un autre, y compris un niveau transcendant (je ne dis pas transcendantal). En d’autres termes, au niveau de l’esprit qui hante le monde et auquel nous participons, généralement sans même nous en rendre compte, parce que rien ni personne ne peut nous obliger à cette prise de conscience. Elle ne peut venir que de nous, mais l’éducation peut faire que nous serons plus ouverts à cette présence active de l’être en nous par et dans le langage.
Sans cette prise de conscience, cette foi diraient d’aucuns, la création de lieux privilégiés de manifestation de l’esprit, qu’il s’agisse des lieux physiques de prière et d’adoration que sont les différents temples élevés à la gloire, à la louange et à la présence de l’esprit, ou de lieux moins immédiatement perméables à cette même présence que sont les œuvres d’expression et de manifestation de cette présence (œuvres littéraires, musicales, picturales ou autre) est impossible. On ne trouve dans les choses et les êtres que ce qu’on est apte à y découvrir grâce à nos facultés de perception, de réception et d’interprétation du monde et des êtres qui l’habitent. Ces facultés, faut-il le rappeler, doivent être développées pour rendre efficace et effective notre perception de la réalité totale.
Le développement de ces facultés faisant défaut, il ne faut pas se surprendre que, chez certaines personnes, la perception possible grâce (et seulement grâce) à l’exercice de ces facultés soit non seulement déficiente, mais carrément inexistante. D’où l’importance pour la société d’assurer à tous les membres qui la composent une éducation adéquate et effective de chacune de leur potentialité spécifiquement humaine. L’école est le reflet de la société qui l’a engendrée, laquelle investit l’école de la mission de perpétuer les valeurs qui lui servent d’assises. Comme on peut s’en rendre compte en regardant ce qui se passe dans certaines sociétés qui ont mis tous leurs œufs dans le panier de la technologie et de l’efficacité monnayable.
Les matières enseignées subissent le même sort. Ne sont retenues que celles qui concourent à la réalisation des objectifs de rendement économique. Les autres matières retenues par habitude (pour ne pas dire par tic) et pour ne pas avoir l’air trop déphasé par rapport à d’autres sociétés civilisées, qu’il s’agisse du français, de la littérature ou de la philosophie, sont enseignées prioritairement (et parfois uniquement) dans une perspective «pratique» et de façon à ce que ces matières servent, elles aussi, à l’atteinte des objectifs d’efficacité et de rendement imposés à ses membres par l’ensemble de cette société.
Faut-il alors se surprendre que l’idée même de recourir au concept d’inspiration ait pour effet de provoquer, chez la plupart, dans les meilleurs cas, un sourire, et dans les autres, une sorte de mépris à l’endroit de celui qui a osé, ce pelé, ce galeux, ne fusse qu’évoquer la possibilité qu’il existât autre chose que le rationnel et les retombées économiques auxquelles il faille se soumettre sous peine d’être refoulé dans les caveaux de la pauvreté.
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Ainsi en va-t-il, on le devine, pour celui qui ose parler de création et donc d’inspiration, de densité ontologique ou autre grigri de même nature. Je veux bien, mais cela ne règle pas le problème de savoir si la littérature existe encore en tant que mode de connaissance particulier permettant à celui qui la pratique et se l’approprie, de se rapprocher de son âme et de son être ou que le langage ne soit qu’une coquille vide qu’on se colle sur l’oreille pour entendre chanter la mer.
Il faudrait d’abord savoir si on se reconnaît à soi-même et aux autres une âme et un être immortels. Sinon la nature et la finalité de l’existence (si existence il y a) ne peuvent qu’être déterminées par l’intellect et réduites à une faculté capable de faire surgir du néant des formes vides qui ne concourent à rien d’autre qu’à réjouir ceux qui en sont autant l’origine que la fin. Et on ne parle alors plus de création sinon sur un mode mineur qui réduit la signification de ce mot à la capacité d’inventer des buts et des moyens de les atteindre sans attendre autre chose que cela. Et le mot existence n’a plus de densité, réduit qu’il est à déterminer un phénomène singulier qui n’a, au bout du compte, pas plus d’importance que n’importe quel autre phénomène dont nous sommes autant les témoins que, souvent, les victimes.
Pour ceux qui partagent ce point de vue, tout part de la raison et y revient comme à sa source et à sa fin. Et ce, dans tous les domaines, y compris celui de la littérature et du langage qui est celui qui m’intéresse ici et dont je tente de saisir autant la nature que la finalité en suivant la voie que nous tracent les mots lorsque nous les laissons nous induire en tentation d’être et d’existence au sens heideggérien du terme: ce qui nous projette dans un ailleurs.
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Pour celui qui réduit les mots à des signes et le langage à un système dont les modulations sont déterminées par la tradition, comprise ici au sens d’accumulation des différentes significations attribuées à tel ou tel mot au cours de l’histoire de la langue tel qu’elle s’est déroulée dans telle ou telle tradition linguistique particulière, tout texte ne peut être que l’organisation singulière d’un ensemble de signes orientés vers telle ou telle finalité, esthétique, philosophique, scientifique, etc. dont les lois sont déjà inscrites, au moins en pointillés, dans les gènes du langage lui-même et ne peuvent engendrer de surprise que chez celui qui s’étonne de la rencontre de son propre visage dans un miroir. Étonnement passager et dévoilement bien superficiel. Le raison ne peut alors s’enchanter que de son propre pouvoir, de cette facilité qu’elle possède d’organiser le monde et de le nommer au gré de sa fantaisie ou de la nécessité des lois qu’elle a elle-même engendrées pour lui permettre d’agrandir son rayon d’action autant sur la vie réelle que sur la vie imaginaire.
Et cet éclatement de son aire d’expression dans le domaine de l’imaginaire constitue alors, pour elle, l’expression d’une fantaisie lui permettant d’inventer des mots, des formes, des personnages, etc. au gré des élans de son imagination ou des soubresauts de ses émotions, voire même de ses sentiments, à condition de donner à ce mot le sens restreint d’émotions subsumées par la raison et transformées en catégories permettant au savant de se mouvoir à l’aise dans cette partie plus secrète de son être et, pour cela même, plus dangereuse. Les œuvres d’imagination deviennent des occasions pour cette faculté que nous avons d’inventer des irréalités, d’aller au bout de nos fantaisies, permettant ainsi à chacun de s’enchanter de son propre pouvoir en regardant les différentes manifestations dont il est capable.
Ai-je besoin de préciser qu’il n’y a pas de place dans ce monde pour l’inspiration, à moins de réduire le sens de ce mot à : émanation de notre imagination, cette faculté qui nous aide à nous inventer des vies qui n’existent pas pour nous permettre d’oublier celles qui n’existent que trop. Et enseigner la création ne peut signifier que refiler des recettes qui permettront à ceux qui accepteront de les suivre d’engendrer des œuvres à la mesure de l’homme et dans lesquelles la société pourra se lire comme dans un miroir.
L’écrivain, alors, n’écrit pas pour lui, mais pour les autres, c’est-à-dire la société parce que, selon cette perspective, nous n’avons pas d’existence vraiment personnelle. Uniquement une vie sociale ou des vies individuelles qui sont elles-mêmes des maladies dont on guérit en accédant à la vie sociale. A un point tel que, comme Michel Tournier s’en confesse, plusieurs affirmeront que s’ils ne trouvaient tout à coup point de lecteurs pour s’intéresser à leurs livres, ils cesseraient immédiatement d’écrire. Parce qu’ils n’écrivent pas pour eux (ils n’existent pas) mais pour les autres afin de perpétuer une certaine tradition qui a permis à la société à laquelle ils appartiennent de devenir ce qu’elle est et de s’y maintenir tout en brodant sur le canevas qui leur a été transmis par l’histoire.
Pour parvenir à cela, rien de mieux que de développer l’imagination, cette faculté munie du pouvoir de faire naître des possibles et d’inventer des mondes qui finiront peut-être un jour par devenir réels et remplacer celui dans lequel nous nous débattons présentement. Pour que cela se réalise, il faut avoir du talent, cette acuité particulière qui rend celui qui le possède capable de laisser son crayon suivre les dictées émanant de cette imagination à qui tout à coup il donne le droit d’intervenir dans son discours et à laquelle il soumet les pouvoirs de sa parole et les attentes de son ego. Il s’agit de la version laïque de l’inspiration, celle qui refuse qu’il puisse exister quelque chose au-delà de la conscience humaine, mais qui reconnaît quand même à cette conscience la possibilité d’engendrer des mondes que la raison devenue fantaisiste fait naître au gré de ses fantaisies.
Quant à l’autre inspiration (la version «religieuse» de ce terme), celle qui émane de l’esprit et n’est rien d’autre que l’insertion de l’esprit dans le monde et dans nos existences, on pourrait facilement la confondre avec sa sœur laïque. Les deux tentent de dépasser les limites à l’intérieur desquelles l’homme se sent emprisonné en lui permettant d’accéder à une sphère dénommée dans un cas spirituelle et dans l’autre, imaginaire. Mais si on entend par imaginaire cette faculté que nous avons de lire l’envers dans l’endroit, de percevoir ce qui se cache à travers ce qui se donne, la différence entre les deux est, en apparence tout au moins, mince. Question de mots diraient d’aucuns. Mais en réalité il n’en est rien.
Et c’est ici qu’il nous faut établir une distinction entre talent et inspiration. Avoir du talent signifie être doté de facultés particulières grâce auxquelles poser certaines actions est plus facile. Ce qui permet à l’auteur qui les possède de se rendre beaucoup plus loin dans l’invention de mondes différents de celui dans lequel vit la société à laquelle il appartient. Être inspiré signifie être envahi par une certaine force ou un certain pouvoir qui, lorsqu’il s’agit du langage, le rendent porteur d’une lumière grâce à laquelle celui qui écrit comme celui qui lit sont envahis par une présence qui les remplit et leur permet de voir autant le monde qu’eux-mêmes d’une façon non seulement différente mais radicalement différente.
Et c’est alors qu’il faut parler de don pour caractériser ce phénomène. Le don que l’esprit fait de lui-même à la conscience humaine et grâce auquel elle se perçoit comme spirituelle et donc éternelle. Une telle perception est généralement fugace (passage de la visitation disait Frénaud), passagère, mais lorsqu’elle se produit, elle peut transformer la conscience et l’être de celui qui en est autant le témoin que le lieu.
Lorsque Platon parlait de la poésie, qu’il situait à ce niveau, il était conscient que la parole peut se rendre jusqu’à la source qui la nourrit et lui permet d’être autre chose qu’un bruit émanant du néant et y retournant aussitôt qu’il a été émis. Mais en même temps, il se méfiait. Toute sa vie il a lutté contre cet envahissement de son langage par l’esprit. Ce qui l’a conduit à ne pas emprunter la poésie comme voie privilégiée de manifestation de la pensée et de l’être dans le monde, mais celle de la philosophie et donc de la raison, même s’il s’agit, chez lui, d’une raison drôlement influencée par l’esprit et donc s’exprimant dans des paroles qui, sans être de l’amplitude de celles de Parménide ou d’Héraclite, jonglent quand même avec les mots et acceptent la tentation d’être déportées par eux jusqu’à une certaine limite que les poètes, eux, transgressent. Ils osent aller jusqu’au bout, jusqu’à ce que leur voix soit submergée par la Voix et en devienne autant le canal que l’épiphanie. Le poète (au sens très large du terme, ce qui inclut autant le romancier que le dramaturge ou l’essayiste) est à l’écoute de l’autre voix qui se manifeste à lui à travers sa propre voix, qui devient tout à coup lieu de résonnance et de rencontre d’il ne sait au juste qui ou quoi, mais dont il a bien conscience autant de la présence que du pouvoir, même s’il s’agit d’un pouvoir occulte et d’une force qui ne s’impose pas mais se propose.
En cela le poète est très loin du philosophe, à tout le moins du philosophe systématique et de la philosophie rationnelle, elle-même à l’écoute de la vérité logique et à la poursuite de la sagesse, mais d’une vérité abstraite et d’une sagesse ligotée par les chaînes de la raison, qui demeurent des chaînes malgré toute la dévotion dont les entoure la philosophie qui, trop souvent, n’aime que les vents qu’elle provoque et les séismes qu’elle engendre pour faire peur à tous ceux qui ne croient pas en son pouvoir.
Le poète, le vrai, espère qu’un vent inconnu, imprévisible et quasi imperceptible malgré sa force et sa présence, le terrassera et lui rendra la faiblesse qui permet à la conscience créatrice d’entendre et d’écrire ce qu’elle entend. Même si, souvent, elle ne comprend pas le sens de ce qu’elle écrit. Elle l’écrit quand même. Sa fidélité à la voix l’exige.
C’est cela l’inspiration, ce goût que nous éprouvons tous (et que seuls quelques exceptions acceptent d’héberger) d’être déportés hors les limites habituelles de nos repères sécurisants et de nos habitudes sclérosantes. Même si nous avons de la difficulté à la reconnaître lorsqu’elle nous frappe avec une telle intensité que nous sommes envahis, désarçonnés et quasi réduits à néant.
Tout s’écroule alors et nos belles certitudes sont emportées comme feuilles au vent d’automne. Bien entendu, il est pratiquement impossible de nous rendre compte que le vent qui vient de nous terrasser était d’une nature bien particulière, que nous avons été complètement remis en question dans nos certitudes et nos prévisions et que les choses ne seront plus jamais comme avant. À moins que nous refusions de nous laisser transformer, que nous nous accrochions au cadre de la porte qui, depuis tellement longtemps, nous permet de déterminer le dehors et le dedans du monde, des choses et de nous-mêmes au lieu d’en franchir le seuil et d’accepter l’exploration des lieux qui s’offrent alors à nous.