Pierre GOSSELIN et Éric LE COGUIEC [dir.] La recherche-création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006.
Cela fait plus de vingt ans déjà que la recherche artistique a pris sa place au sein de la recherche universitaire et de ses organismes subventionnaires. La présence de cette forme parallèle de quête de connaissances a depuis incité de nombreuses questions, critiques et problématiques. Il a ainsi fallu tenter de justifier la valeur des pratiques artistiques et conceptuelles comme paramètres d’étude, démontrer leur capacité à inventer non seulement de nouveaux savoirs, mais également à les diffuser à plus large échelle et à élaborer des protocoles différents, plus appropriés à la démarche créative des auteurs et des artistes. Tout cela, en respectant les éléments essentiels qui constituent les conventions d’une recherche au sens universitaire du terme, pendant que la recherche artistique continue d’ébranler les normes de la recherche traditionnelle.
Ces problématiques alimentent un flot incessant de débats ((Comme l’illustre le récent colloque La recherche-création : territoire d’innovation méthodologique tenu les 19, 20 et 21 mars 2014 au Cœur des sciences de l’Université du Québec à Montréal. Source : www.methodologiesrecherchecreation.uqam.ca)), car les paradoxes et frictions que suscite ce sujet restent ouverts aux interprétations et au raisonnement. De nouvelles tendances théoriques ont été tracées par rapport aux paradigmes de recherche établis et à diverses questions méthodologiques, notamment avec l’apparition de la notion de « recherche-création », qui valorise la pratique en tant qu’outil méthodologique, laboratoire polymorphe et parcours réflexif. À ce sujet, les travaux de recherche du professeur Pierre Gosselin sur le processus créateur l’ont amené, après avoir muri sa propre facture artistique, à développer, au cours de trente-cinq années d’enseignement, une didactique éclairée par la représentation fine des dynamiques de création. Il est d’ailleurs récipiendaire de multiples distinctions qui soulignent sa contribution à l’intelligibilité de cette réalité, tant dans la recherche universitaire que dans celle rattachée aux programmes d’arts de niveaux primaire et secondaire (ceux-ci étant son premier champ d’expertise), puis collégial ((À ce sujet, voir l’ouvrage collectif Résonances : Pour un dialogue entre création et enseignement des arts.)) . Plusieurs de ces apports au développement de modes méthodologiques pour la recherche en pratique artistique et pour la recherche en enseignement des arts se voient rassemblés dans la publication La recherche-création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique. Réunissant dix autres contributeurs, elle a été codirigée par l’architecte alors doctorant Éric Le Coguiec. À titre de chargé de cours, ce dernier exprima d’ailleurs des préoccupations qui, comme l’a remarqué Gosselin avant lui, se trouvent liées de près au travail d’enseignement :
[blocktext align= »gauche »]J’ai beaucoup essayé de comprendre comment fonctionne le rapport théorie et pratique en accompagnant des étudiants en arts à nommer leur propre pratique. Généralement cette relation-là entre théorie et pratique, entre l’objet et sa représentation, est apportée par les théoriciens. Je me suis donc intéressée aux moyens dont disposent les artistes pour aborder la question. Soit, comment peuvent-ils définir leurs paroles singulières et de la sorte parachever si je puis dire le travail des théoriciens. ((Propos colligés par Caroline Loncol Daigneault (2012) dans le cadre d’une entrevue pour Punctum arts visuels. Source : http://www.punctum-qc.com/article-eric-le-coguiec.html)) [/blocktext]Cette attitude assimilant la pratique créative à une conversation avec la situation et à une expérimentation où le créateur doit être un bon « auditeur » et « lecteur » de ce contexte, s’apparente ici aux rapports particuliers entretenus dans la pratique du design. Francine Chaîné (2011), interrogeant le rôle vigilant de celui ou celle qui accompagne les étudiants en recherche-création, constate à la suite de l’enquête de Donald Schön (1987) sur les connaissances « tacites » d’experts, que cette pratique elle-même « permet de développer une attitude d’attention et de réflexion sur le travail artistique en cours de réalisation ou réalisé » (2011 : en ligne). Ces mouvements d’allers-retours, entraînant surprises et apprentissages, forment la base du questionnement et du développement des nouvelles solutions inventives. C’est un état de fait que l’élaboration des méthodologies propres à la recherche artistique prend part à la recherche en tant que telle. Comme l’écrivent Gosselin et Le Coguiec :
[blocktext align= »gauche »]Ces praticiens chercheurs, attirés par l’investigation de leur propre pratique comme source de savoirs, sont à la recherche de démarches méthodologiques permettant d’apprivoiser, de saisir, de comprendre les réalités complexes, fugitives, souvent implicites ou tacites. (2006 : 3)[/blocktext]En mettant en avant son caractère « en spirale » ((Image ayant pour nous été marquante au courant de son séminaire de recherche et de création (EPA9001) du doctorat en études et pratiques des arts à l’UQAM. Effarant est alors de constater le parallélisme méthodologique avec l’itération au cœur du processus du design (idéation, prototypage, évaluation, puis l’on recommence jusqu’à satisfaction – ou satisficing aurait dit Herbert Simon). Il demeure important de noter que l’état d’esprit déterminé alliant une empathie contrainte par un client aux spécificités techniques d’un projet dont la complexité conceptuelle peut être d’un ordre non artistique (ingénierie, mécanique, informatique, etc.) est ce qui distingue la « pensée design » (Cross, 2011) de la pratique herméneutique brute et vive toute particulière à la recherche-création en arts relevant concomitamment d’une subjectivité propice aux émergences. Dans une telle mouvance, l’art conceptuel et le design critique savent toutefois s’entremêler (voir Dunne, 2005).)) , Pierre Gosselin (2006, p. 29) souligne le parallèle entre la recherche artistique et une démarche heuristique, cette « pratique qui va et vient continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle ». Leur interaction favorisant les collaborations et la conjonction de différents domaines a ainsi nécessité un exercice théorique étendu pour faire face à cette dichotomie, abordée au long du recueil de textes que nous résumons ici brièvement.
Suivant une préface de Louise Poissant puis l’introduction ((Ces deux textes sont offerts librement en ligne : www.entrepotnumerique.com/o/7/p/3346/excerpt)) , la première partie de cet ouvrage se concentre sur des préoccupations ontologiques et tente de délimiter la nature de la recherche-création. Le premier chapitre écrit par Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », soumet d’abord une vingtaine de propositions à l’attention de ceux impliqués dans la recherche au troisième cycle au doctorat en arts plastiques. Les liens à tisser avec la démarche intellectuelle propre à la création littéraire, par la quête de l’originalité de l’énonciation ou d’une certaine abolition de l’esprit inadéquat, y sont nombreux. Dans le second chapitre, l’un des plus déterminants du recueil, Pierre Gosselin précise la spécificité du développement de méthodologies pour la recherche en pratique artistique telles que les délimitations, le terrain de recherche, ses correspondances avec la théorisation en action ainsi que quelques modes et paramètres méthodologiques applicables à cette situation. Marcel Jean dans « Sens et pratique » s’interroge quant à lui sur ce qui a pu conduire à mettre dans une coappartenance les mots recherche et création : à l’origine compris comme des équivalents différents au terme de leurs finalités, le couple recherche-création signale désormais une réalité ambiguë, ancrée dans la pratique.
La seconde partie du livre porte sur des préoccupations épistémologiques en se concentrant sur la pluralité des relations entretenues sous l’auspice de la recherche-création. Monik Bruneau dans « Une recherche de reliance, féconde dans son hybridité » propose comme contribution les conclusions d’une enquête relevant principalement d’entrevues avec des étudiants qui révèlent toute l’ambivalence vis-à-vis de la recherche -création. Y apparaît le doute subsistant quant à la pertinence du volet création, les jeunes universitaires étant la plupart du temps cantonnés dans la vision traditionnelle et scientifique de la recherche. Ceux-ci se la représentent en règle générale de façon naïve et ambiguë, un résultat du clivage entre théorisation et création entre autres provoqué par l’usage de termes tel « l’écrit » ou « document d’accompagnement », incompatible à l’idée de thèse. Travailler tous ensemble à leur hybridité dans une communauté à titre de chercheurs devient donc une démarche essentielle. Sophia L. Burns tente de répondre à ce problème en ses mots personnels dans « La parole de l’artiste chercheur », car la question se pose : à travers la recherche-création, qui parle? Essentiellement : le praticien, dont l’élaboration du point de vue s’efforce de définir un type original de connaissance. Après quoi, Yvonne Laflamme s’interroge sur l’exercice intellectuel de réflexion sur sa propre recherche artistique par une revue de différents auteurs sur la relation problématique entre objectivité et subjectivité. Elle trace alors le parcours menant à un nouvel esprit scientifique, de la pensée classique et complexe aux apports de la philosophie orientale. Entreprise par Diane Laurier, une exploration des spécificités des recherches de quelques artistes chercheurs conclut cette deuxième partie.
Plus courtes, les troisième et quatrième parties présentent deux paires d’essais traitant des préoccupations d’ordre méthodologique : liées à la recherche en pratique artistique d’un côté et au travail de conception et de création de l’autre. Sylvie Fortin, avec son article au titre évocateur, illustre les « Apports possibles de l’ethnographie et de l’autoethnographie pour la recherche en pratique artistique ». Éric Le Coguiec expose quant à lui le « Récit méthodologique pour mener une autopoïétique », alors que Giovanni De Paoli explore les technologiques numériques qui transforment les environnements et espaces cognitifs de création. La dernière contribution de ce recueil significatif pour le développement de la méthodologie en art, écrite par André Villeneuve, tire parti des abstractions de la métaphore et de l’idée musicale en tant qu’objet d’analyse.
Comme nous l’avons brièvement relevé, ces différentes contributions illustrent les principales tendances de la recherche-création et exposent un ensemble de points de vue dont la diversité et la complémentarité couvrent un spectre étendu d’aspects en lien direct avec cette question. Ces discours variés résultant de leurs démarches personnelles traduisent naturellement des points de vue originaux qui leur sont propres. En réalité, trouver cette voix singulière demeurera le plus grand défi du praticien s’engageant sur le chemin de la recherche-création.
[heading style= »subheader »]Bibliographie [/heading]
CROSS, Nigel. Design Thinking: Understanding How Designers Think and Work. Oxford UK et New York : Berg, 2011.
DUNNE, Anthony. Hertzian tales: Electronic products, aesthetic experience, and critical design. Cambridge, MIT Press, 2005.
CHAÎNÉ, Francine. L’accompagnement en recherche création : du soliloque au dialogue. Le crachoir de Flaubert, 2011. Source : http://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2011/07/l%E2%80%99accompagnement-en-recherche-creation-du-soliloque-au-dialogue/
GOSSELIN, Pierre et LE COGUIEC, Éric [dir.] La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2006.
GOSSELIN, Pierre et ST-DENIS, Élaine [dir.] Résonances : Pour un dialogue entre création et enseignement des arts, Montréal, Éditions Guérin, 2011.
GOSSELIN, Pierre. La recherche en pratique artistique : spécificité et paramètres pour le développement de méthodologies dans GOSSELIN, Pierre et LE COGUIEC, Éric [dir.] La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique, Québec, Presses de L’Université du Québec, 2006.
LONCOL DAIGNEAULT, Caroline. « Mécanique générale de la création. Croire et mettre à distance les croyances », entrevue avec Éric Le Coguiec, Punctum arts visuels, 22 novembre 2012. Source : http://www.punctum-qc.com/article-eric-le-coguiec.html
SCHÖN, Donald. The Reflective Practitioner: How Professionals Think In Action. New York : Basic Books, 1983.